Musset, On ne badine pas avec l'amour : commentaire

Énoncé

Vous commenterez ce texte issu de la pièce On ne badine pas avec l'amour de Musset (extrait : Acte III, scène 3).
CAMILLE, (lisant.)
Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l'ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose qu'il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l'air d'arriver la première.

(Entrent Perdican et Rosette, qui s'assoient.)
CAMILLE, (cachée, à part.)
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu'il lui dit.

PERDICAN, (à haute voix, de manière que Camille l'entende.)
Je t'aime, Rosette ! toi seule au monde tu n'as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n'est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.?

(Il lui pose sa chaîne sur le cou.)
ROSETTE
Vous me donnez votre chaîne d'or ?

PERDICAN
Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l'un sur l'autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s'effacer. (Il jette sa bague dans l'eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l'eau qui s'était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n'y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde ! c'était une bague que m'avait donnée Camille.

CAMILLE, (à part.)
Il a jeté ma bague dans l'eau.

PERDICAN
Sais-tu ce que c'est que l'amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t'aime ! Tu veux bien de moi, n'est-ce pas ? On n'a pas flétri ta jeunesse ; on n'a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d'un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d'un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c'est que l'amour ?

ROSETTE
Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.

PERDICAN
Oui, comme tu pourras ; et tu m'aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l'atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t'apprend, comme elle l'a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t'agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c'est tout ce qu'il faut à Dieu.

ROSETTE
Comme vous me parlez, monseigneur !

PERDICAN,
Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l'un d'entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.
(Il sort avec Rosette.)

Corrigé

Introduction
Dans cette scène, Perdican a donné rendez-vous à Camille, après avoir intercepté et lu la lettre qu'elle destinait à son amie Louise et dans laquelle elle racontait l'avoir éconduit malgré l'amour qu'il éprouvait pour elle (III, 2). Pour se venger, Perdican l'a donc conviée à un faux entretien et arrive accompagné de Rosette, à qui il fait une déclaration d'amour factice.
En quoi peut-on dire que dans cette scène Musset « de sa plume d'or ouvre le cœur humain » (Musset, La Coupe et les lèvres, 1831) ? Le dispositif théâtral choisi représente les faux-semblants et l'inconstance du cœur humain tandis que les portraits de Camille et de Rosette, brossés en miroir, peignent la complexité de la condition féminine. Enfin, la déclaration d'amour factice à Rosette résonne comme un requiem de l'amour.
Jeux de miroirs : faux-semblants et inconstance du cœur humain
Théâtre dans le théâtre : un stratagème
Le dispositif scénique mis en place par Musset crée un effet de théâtre dans le théâtre : la situation des personnages rappelle la double énonciation propre au théâtre. Celle-ci se caractérise par le fait que les personnages dialoguent entre eux mais s'adressent aussi aux spectateurs et qu'à travers eux, c'est également l'auteur qui parle au public. Ici, les propos que Perdican tient à Rosette sont en réalité destinés à Camille, qui écoute cachée ce discours à double entente. Les didascalies soulignent ce dispositif, telles que « Perdican, à haute voix, de manière que Camille l'entende » et celles indiquant que Camille parle en aparté. Ce stratagème vengeur imaginé par Perdican dévoile la dualité des paroles et des sentiments humains.
Un paysage symbolique
Le décor dans lequel se déroule cette scène joue un rôle symbolique : la fontaine en est l'élément central. Or, dans l'imaginaire collectif, l'eau est souvent associée à la tromperie et à l'inconstance : elle se fait miroir fallacieux et éphémère. C'est exactement ce qu'indique la deuxième réplique de Perdican : « Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l'un sur l'autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s'effacer. » Les questions rhétoriques annoncent par avance la fragilité de cette image qui n'est qu'apparence et qu'un rien peut briser, comme le fait la bague jetée dans la fontaine. La description minutieuse de la réapparition de cette image établie ensuite par Perdican en souligne l'aspect mensonger : il n'y a là qu'un faux-semblant conçu pour abuser Camille.
Perdican convoque ainsi deux femmes qu'il place en miroir l'une de l'autre afin de se venger de Camille. Mais à travers ces deux portraits de femmes, Musset peint la complexité de la condition féminine.
Portraits de femmes en miroir : complexité de la condition féminine
Camille, fleur flétrie, femme dénaturée
Camille incarne la femme dénaturée par l'éducation qu'elle a reçue au couvent. Les interro-négatives adressées par Perdican à Rosette sont en fait des reproches qui la visent, elle : « On n'a pas flétri ta jeunesse ; on n'a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d'un sang affadi ? » La métaphore de la flétrissure décrit Camille comme une fleur déjà fanée et l'antithèse entre « sang vermeil » et « sang affadi » poursuit cette métaphore par l'idée que Camille est déjà prématurément vieillie. Le choix comme sujet du pronom indéfini « on » et celui des verbes « flétrir » et « infiltrer » (qui par leurs sonorités se font écho) ciblent les religieuses et font de Camille leur victime. Perdican poursuit sa description de sa cousine en morte-vivante : « ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur ». C'est par une énallage qu'il attaque Camille : l'emploi du démonstratif pluriel « ces » la désigne de façon détournée, elle qui perd tout aspect vivant par le biais de la réification « pâles statues fabriquées » la réduisant à un objet façonné par les religieuses, péjorativement appelées « nonnes ».
Rosette, femme-fleur bientôt efflorée
À l'opposé, Perdican décrit Rosette comme une femme-fleur, filant la métaphore de son prénom. Il multiplie les adjectifs laudatifs pour la caractériser tels que « tes beaux yeux », « ton joli visage », « te voilà jeune et belle ». Cette beauté qu'il met en valeur esquisse de Rosette une image pleine de vie, contrastant d'autant plus avec l'image de morte-vivante que Perdican peint de Camille. Le réseau de dérivations (« tu ne lirais pas » ; « Tu ne sais pas lire »), de répétitions (« tu ne sais rien », « Tu ne sais pas ») et d'antithèses (« Tu ne sais pas lire ; mais tu sais que », « tu ne comprends même pas » et « mais tu comprends bien ») tissé par Perdican fait de Rosette une femme préservée du dessèchement de l'éducation livresque. Sans culture, elle est toute nature, elle ne fait que poursuivre une filiation comme l'énonce la dérivation entre « apprend » et « apprise » : « la prière que ta mère t'apprend, comme elle l'a apprise de sa mère ». Mieux, elle prolonge un état de nature selon la métaphore finale : « nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant ». Rosette est la fleur qui est restée enracinée dans le sol natal et naturel.
Ce portrait extrêmement élogieux de Rosette n'empêche pourtant pas Perdican de la sacrifier à son dépit amoureux, assassinant avec elle la possibilité même de l'amour.
Requiem de l'amour
Perdican : parjure et sacrilège
Perdican se montre parjure en profanant les symboles de son amour avec Camille. C'est à Rosette qu'il offre sa chaîne d'or, déclarant : « voilà le gage de notre amour ». Quant à la bague offerte par Camille, il la jette dans la fontaine en expliquant son geste. Il joue avec la signification de ces objets : d'une part, il assure Rosette de son amour, d'autre part il informe Camille de leur rupture. Mais il se fait aussi sacrilège en s'exclamant qu'il aime Rosette et en affirmant qu'elle deviendra sa femme. Il sait cependant son innocence, lui qui l'appelle « chère enfant » et qui glorifie son ingénuité. Rosette elle-même atteste de sa candeur, elle qui vouvoie Perdican et l'appelle « monsieur le docteur » ou « monseigneur », ne franchissant jamais la distance sociale qui les sépare. Mais Perdican n'a cure de préserver cette petite rose (comme l'exprime le diminutif -ette de son prénom) : il en vante la valeur tout en l'efflorant.
Une parodie d'amour ?
Cette scène cruelle s'apparente à une parodie d'amour dans « la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries » (I, 1) de Perdican. Les anaphores (« toi seule »), les exclamations lyriques (« Ô Rosette, Rosette ! ») qui devraient marquer son émotion sincère sonnent faux. Les métaphores, les personnifications (« le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime ») et les gradations (« ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse ») qu'il emploie se révèlent emphatiques et creuses. Il prend à témoin (« Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t'aime ! ») une nature qu'il outrage en s'apprêtant à provoquer la mort de l'une de ses plus belles créations.
Conclusion
En mettant à nu les cœurs des trois personnages principaux dans cette scène, Musset noue le drame à venir : le sacrifice du seul cœur sincère de cette pièce, celui de Rosette, avec lequel jouent Perdican et Camille, cœurs artificieux et vaniteux.