Sarraute, Pour un oui ou pour un non : dissertation

Énoncé

« Toute œuvre de forme nouvelle fonctionne comme une machine de guerre. Son sens est de démolir les formes vieillies et les règles et conventions. Tout travail littéraire important est au moment de sa production comme un Cheval de Troie […]. […] Telle est l'œuvre de Sarraute auprès de laquelle je ne nommerai aucune autre » écrit l'écrivaine Monique Wittig dans Le Chantier littéraire (2010, posth.). Dans quelle mesure ces propos éclairent-ils votre lecture de Pour un oui ou pour un non ?

Corrigé

Introduction
Selon Monique Wittig, Nathalie Sarraute est l'autrice d'une œuvre nouvelle, qui se distingue des formes littéraires précédentes qu'elle vient battre en brèche. Sa nouveauté s'affirme contre les canons et les normes en vigueur qu'elle subvertit. En quoi peut-on dire que l'œuvre de Sarraute est une œuvre de combat ?
Pour un oui ou pour un non s'attelle effectivement, dans un premier temps, à un travail de démolition, telle une machine de guerre, avant de se livrer, dans un deuxième temps, à une opération de subversion, tel un cheval de Troie. Elle semble même aller jusqu'à accomplir, dans un dernier temps, une transformation en refusant toute fixation.
Démolition : une machine de guerre
Dissoudre les apparences
Dans Pour un oui ou pour un non, Sarraute s'attache à détruire les façades afin de faire émerger ce qui gisait en dessous. Les apparences s'effondrent sous l'effet d'une seule remarque. Le « C'est bien… ça » de H. 1 suffit à faire s'écrouler des années d'amitié entre les deux hommes comme le donne à comprendre leur échange de répliques au sujet de la mère de H. 2 qui voyait en H. 1 un ami loyal : « un vrai copain, tu pourras toujours compter sur lui », rappelle H. 2 en reprenant ses dires. C'est d'ailleurs cet argument de l'ancienneté qui pousse H. 2 à un début d'aveu, H. 1 l'implorant « au nom de [s]a mère… de [leurs] parents… ». Il aura suffi de trois mots, « C'est bien… ça », pour que se fissurent « tant d'années » d'amitié comme le remarque ironiquement H. 1 : « C'était pourtant une si belle occasion de laisser tomber, de ne plus revoir un ami de toujours… un frère… je me demande ce qui t'a retenu ». Or, au fur et à mesure que se déploie le dialogue entre les deux amis, la réalité et la sincérité de leur amitié paraît de plus en plus sujettes à caution.
Disséquer les attitudes
Les trois malheureux mots prononcés par H. 1 trahissent un sentiment qui s'accorde mal avec une amitié véritable : la « condescendance », comme il finit par l'admettre. Mais là ne s'arrête pas la dissection des faux-semblants. La traque par H. 2 de cette condescendance, dont il refuse de prononcer le nom, met également en lumière toute la mauvaise foi de H. 1 qui prétend d'abord n'avoir mis aucune intention dans ces mots : « Non, je te le répète… je l'ai sûrement dit en toute innocence ». Et cependant, c'est lui-même, alors qu'il assurait ne pas se souvenir d'avoir formulé ces mots, qui énonce ce « terme tout prêt qu'il aurait fallu employer » ; avant de nier à nouveau se rappeler quoi que ce soit et de reporter toute responsabilité sur H. 2 : « Je ne reconnais rien. D'ailleurs je ne vois pas pourquoi… comment j'aurais pu… avec toi… non vraiment il faut que tu sois… ». Mais la suite du dialogue confirme cette mauvaise foi dont fait preuve H. 1, sans cesse ironique. Lorsque H. 2 évoque l'« image de la paternité comblée » de H. 1, il expose sans détour le désir qu'avait H. 1 de susciter en lui de la jalousie.
Dans cette pièce, trois mots suffisent à mettre à bas les simulacres (la superficialité de l'amitié entre H. 1 et H. 2) et les impostures (l'absence apparente d'intentions cachées). Mais ce sont aussi les mots qui, par un meilleur usage, pourraient retourner la situation tel un « Cheval de Troie ».
Subversion : un cheval de Troie
Soupçonner les paroles
Après l'aveu de H. 2, chaque parole devient suspecte et fait l'objet d'une attention scrupuleuse. Ainsi, lorsque H. 1 et H. 2 prennent à témoin les voisins de H. 2, ce dernier ne peut s'empêcher de passer au crible les mots proférés par H. 1 : « Pourquoi le dis-tu comme ça ? Avec cette ironie ? Tu ne veux plus faire l'essai ? ». Les questions rhétoriques adressées par H. 2 à H. 1 obligent en quelque sorte ce dernier à revenir dans le droit chemin et à faire montre de plus sérieux dans la requête qu'ils présentent tous deux à leurs voisins. Après leur départ, H. 1 et H. 2 poursuivent leur dialogue en poussant l'autre dans ses retranchements, ne laissant passer aucun mot sans s'y arrêter : « H. 2 : […] alors tu t'es mis à déployer, à étaler... comme tu fais toujours quand tu étales devant moi…/ H. 1 : Étaler ? Moi ? Qu'est-ce que j'étale ? Est-ce que je me suis jamais vanté de quoi que ce soit ?/ H. 2 : Te vanter, oh non… quelle balourdise… » ou encore : « H. 2 : Mais voyons, tu es bien plus subtil que moi./ H. 1 : Ah comment ? Comment plus subtil ? Comment, dis-moi… ». Le moindre mot fait l'objet d'une interrogation, d'une demande de précision comme le verbe « étaler », qui ne correspond pas à « vanter » ou comme l'adjectif « subtil » qui demande à être éclairci. Plus aucune parole n'est digne de confiance.
Chercher les mots justes
Le soupçon qui accompagne désormais chaque mot entraîne les deux hommes dans une quête du terme le plus juste possible, à la recherche d'une parole la plus mesurée, pesée qui soit. Lorsque H. 2 déclare que ses voisins le trouvent à présent « cinglé », H. 1, sans se départir tout à fait de son habituelle ironie, rectifie : « Est-ce que je t'ai jamais traité de cinglé ? Écorché, peut-être, c'est vrai. Un peu persécuté… ». De la même façon, H. 2 est amené à se corriger : « H. 1 : […] Allons, dis-moi, vraiment tu le crois ? Tu penses que je t'ai tendu un piège ?/ H. 2 : Oh, tendu… j'ai exagéré. Il est probable que tu ne l'as pas tendu au départ, quand tu t'es mis à parler de tes voyages… ». Les deux amis rivalisent de rigueur dans l'examen des mots sélectionnés ou suggérés par l'autre : « H. 1 : Mais dis tout de suite que je posais…/ H. 2 : Je n'ai pas dit ça ». Les nombreuses répétitions de l'impératif de deuxième personne « dis », associé à des tournures plus ou moins impérieuses (« dis-moi » ; « dis tout de suite » ; « dis-le ») expriment la férocité du combat que se livrent les deux hommes. Afin d'énoncer au mieux sa pensée, H. 2 use de la capacité des mots à produire des images, multipliant les figures d'analogie : après la métaphore du piège, de la souricière et de la cage, il emploie des comparaisons naturelles pour expliquer la façon dont H. 1 « présent[e] [s]es étalages », « comme un lac. Comme une montagne ».
L'amour détient ainsi une puissance d'illusion à laquelle succombent les personnages cornéliens. Même celui qui semble le maître des illusions dans cette pièce, Dorante, ne peut s'y dérober, illusionniste illusionné.
Mais pour H. 1, trêve de cette façon de parler imagée : « Assez de métaphores » décrète-t-il brutalement. Et cela parce que la démonstration de H. 2 ne l'a pas laissé insensible : il s'en trouve considérablement changé comme il le déclare lui-même, preuve que les mots ont agi sur lui.
Transformation : une œuvre en mouvement
Un renversement des rôles
L'on assiste en effet à un renversement des rôles au moment où H. 1 s'apprêtait à quitter la scène. La déclaration de H. 2, « La vie est là… », sert de détonateur. H. 1 comprend qu'à son tour, il a été piégé par H. 2 : « Oui, qu'est-ce qui me prend ? C'est que tout à l'heure, tu n'as pas parlé pour ne rien dire… Tu m'as énormément appris, figure-toi… Maintenant il y a des choses que même moi je suis capable de comprendre. Cette fois-ci, celui qui a placé le petit bout de lard, c'est toi ». En reprenant la métaphore du piège, de la souricière dans laquelle on place un petit bout de lard, H. 1 inverse les rôles : à présent, celui qui accuse, c'est lui, et celui qui ne comprend pas et doit se défendre, c'est H. 2. H. 2 n'est plus « cinglé », c'est H. 1 qui est « dingue » selon H. 2. Or, H. 1 ne manque pas de commenter avec éloquence ce retournement : « Non. Pas plus dingue que toi, quand tu disais que je t'avais appâté avec les voyages pour t'enfermer chez moi, dans ma cage… ça paraissait très fou, mais tu n'avais peut-être pas si tort que ça… Mais cette fois, c'est toi qui m'as attiré ». Le fait que H. 1 rejoigne le langage métaphorique marque symboliquement la transformation qui s'est opérée en lui.
« Un combat sans merci »
Les deux amis s'affrontent dorénavant à armes égales. C'est H. 1 qui détecte les leurres, explicitant les sous-entendus : « Si. Tu l'as dit. Implicitement ». Il lance à son tour l'offensive en remontant le temps : « Et ce n'est pas la première fois ». Puis il analyse méthodiquement l'attitude de H. 2, choisissant un exemple auquel il confère une portée allégorique : celui de l'alpinisme dans le massif des Écrins. H. 2 en tire de ce fait la conclusion de la pièce : « […] entre nous il n'y a pas de conciliation possible. Pas de rémission… C'est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n'y a pas le choix. C'est toi ou moi ». C'est là le seul dénouement de la pièce : une fin qui n'en est pas une, puisque l'on comprend que la guerre entre les deux personnages, l'un partisan du « oui », l'autre du « non », se poursuivra. Dans une atmosphère de suspicion générale initiée par ces « ils » et ces « on » qui jugent et accolent des étiquettes telles que « Celui qui rompt pour un oui ou pour un non », l'unique victoire revient au soupçon.
Conclusion
Pour un oui ou pour un non peut être qualifiée d'œuvre de combat : d'une part, car elle s'attaque à tous les trompe-l'œil qu'elle anéantit un à un ; d'autre part, car elle introduit une pensée qui corrode toutes les évidences, obligeant à regarder sous les apparences. Son aboutissement réside sans aucun doute dans la vigilance qu'elle encourage en refusant une résolution finale, c'est-à-dire en refusant de fixer, figer une pensée qui se définit par le mouvement.