Corneille, Le Menteur : dissertation

Énoncé

Dans le chapitre qu'il consacre à Corneille dans son essai L'œil vivant (1961), le critique Jean Starobinski (1920-2019) écrit : « […] l'illusion n'est pas une fatale puissance d'erreur insinuée dans l'esprit humain, mais l'effet d'une activité délibérée : une fiction réussie, un jeu plus ou moins désintéressé, qui fait concurrence à la réalité. Plutôt qu'il ne déplore l'impuissance de l'âme abusée, Corneille met joyeusement l'accent sur le pouvoir des illusionnistes […] ». Ces remarques s'accordent-elles avec votre lecture du Menteur ?

Corrigé

Introduction
Selon Jean Starobinski, l'illusion qui s'empare de certains personnages dans les comédies de Corneille est le résultat d'une action humaine et non l'effet d'une intervention divine. Elle peut être considérée comme une « fiction réussie », c'est-à-dire une bonne histoire. À travers les personnages capables de la créer, l'illusion ferait l'objet d'un éloge de la part de Corneille qui ne s'attarderait pas sur ses victimes.
Indéniablement, dans Le Menteur, l'illusion naît des inventions verbales de Dorante. Mais il n'en existe pas moins une illusion omnipotente contre laquelle les personnages ne peuvent rien : celle de l'amour. Enfin, si les personnages créateurs d'illusions sont certes valorisés par Corneille, cette mise en valeur reste mesurée car l'illusion n'est ni totale ni durable.
Les beaux mensonges de Dorante : l'art d'illusionner autrui
Un talent manifeste de conteur
À l'évidence, dans Le Menteur, les illusions dont sont victimes certains personnages sont les fruits de l'imagination de Dorante, qui décrit sans peine des scènes dignes des plus fantasques romans. Dès ses retrouvailles avec ses amis Philiste et Alcippe, il prend prétexte de leur étonnement au sujet d'une collation et d'un concert donnés sur l'eau à une femme pour broder à loisir un récit fait d'incroyables « merveilles », selon le mot d'Alcippe (I, 5). Le jeune menteur clame ainsi avoir fait venir cinq bateaux dont les quatre premiers contenaient « quatre chœurs de musique » et le dernier servait de « salle du festin ». Dorante va jusqu'à décrire l'ordonnancement de tous les musiciens sur les quatre premiers bateaux (violons, luths, voix, flûtes, hautbois), ainsi que la décoration champêtre du cinquième, « tapissé » « de rameaux enlacés » et agrémenté de « bouquets de jasmin, de grenade et d'orange » (I, 5). Les récits de Dorante sont marqués par un certain sens du détail qui donne une impression de vraisemblance. Ils comportent des énumérations et des hyperboles, comme les « douze plats » et les « six services » de cette collation, qui devraient mettre en alerte ses interlocuteurs quant à la véracité de ses dires. Pourtant, malgré l'étonnement un peu sceptique que ces derniers expriment, ils se laissent berner par les inventions de Dorante.
Des auditeurs qui se laissent volontairement prendre au jeu ?
Si Philiste, par exemple, attire l'attention d'Alcippe sur l'invraisemblance du récit de la collation musicale prétendument donnée par Dorante, alléguant que « Les signes du festin ne s'accordent pas bien » (I, 6), Alcippe, dévoré de jalousie, réfute en quelques mots cette suspicion : « Le lieu s'accorde, et l'heure, et le reste n'est rien » (I, 6). En cela encore, il est possible de déclarer avec Starobinski que l'illusion est « l'effet d'une activité délibérée » des personnages : si Dorante produit l'illusion par ses paroles, Alcippe, lui, choisit de s'y laisser prendre plutôt que d'écouter les doutes de Philiste. Et lorsque plus tard Philiste parvient à détromper Géronte, le père de Dorante, le pauvre homme se lamente d'être devenu « le trompette et le second auteur » des mensonges de son fils par excès de « bonté » et de « crédulité » (V, 2).
Sans doute, les personnages cornéliens jouent un rôle actif dans la création d'illusions, qu'ils en soient auteurs ou victimes. Mais ils sont aussi les jouets d'une illusion qui échappe cette fois à leur volonté : celle de l'amour.
Une illusion supérieure à toutes : le pouvoir de l'amour
Une toute-puissance redoutée
Le pouvoir d'illusion de l'amour est tel qu'il effraie les personnages les plus sages, qui tentent de s'en prémunir. C'est le cas de Clarice, qui refuse d'être séduite par le bel aspect d'un homme : « Le dedans paraît mal en ces miroirs flatteurs,/ Les visages souvent sont de doux imposteurs,/ Que de défauts d'esprit se couvrent de leurs grâces !/ Et que de beaux semblants cachent des âmes basses ! » (II, 2). Aussi, avec l'aide de sa suivante Isabelle et la complicité de son amie Lucrèce, Clarice imagine-t-elle le stratagème qui la conduit à faire donner rendez-vous à Dorante par Lucrèce la nuit en bas de sa fenêtre et à se substituer à elle dans le dialogue qui s'ensuivra avec lui. Courant plus de risques que les personnages masculins d'être trompés, les personnages féminins se montrent plus clairvoyants, Clarice et Isabelle démêlant rapidement les mensonges de Dorante, et Clarice se moquant même de la crédulité d'Alcippe quant au récit invraisemblable de la collation sur l'eau (III, 3). Toutefois, Lucrèce, quoiqu'aussi bien avertie que Clarice de la propension à mentir de Dorante, avoue d'elle-même qu'elle finirait par le croire : « Mais s'il continuait encore à m'en conter,/ Peut-être avec le temps il me ferait douter » (IV, 9). Clarice, la mettant en garde une dernière fois, révèle ce qui se passe dans le cœur de Lucrèce : « De le croire à l'aimer la distance est petite » (IV, 9). En dépit de tout ce qu'elle sait sur Dorante, Lucrèce est en train de céder à l'illusion amoureuse.
Un héros lui-même victime d'une (amoureuse) illusion d'optique
Il faut ajouter que toute la pièce repose sur une illusion amoureuse : celle qui s'est emparée de Dorante. C'est en effet parce qu'il est victime d'un coup de foudre – réel ou feint, imaginaire –, que Dorante se met à accumuler mensonge sur mensonge comme l'explique Isabelle à la scène 3 de l'acte III, rappelant que Dorante n'est pas le premier écolier qui « pour être mieux reçu s'érige en cavalier ». En faisant un faux pas, Clarice (qui est accompagnée de Lucrèce), tombe dans ses bras à la scène 2 de l'acte I et fait naître en lui un sentiment amoureux, au premier regard. Mais ce regard, source d'illusion amoureuse, est aussi cause d'un malentendu sur lequel se construit toute l'intrigue. Aux yeux du cocher qui fournit les informations sur l'identité des deux amies, Lucrèce est plus belle que Clarice. Or, aux yeux de Dorante, Clarice est plus belle que Lucrèce ; si donc la plus belle des deux s'appelle Lucrèce, alors Clarice est pour lui Lucrèce : « Sa beauté m'en assure et mon cœur me le dit » (I, 4). Cliton a beau affirmer comme le cocher que « la plus belle des deux […] ce soit l'autre », Dorante n'en démord pas, ses yeux sont pleins de Clarice.
L'amour détient ainsi une puissance d'illusion à laquelle succombent les personnages cornéliens. Même celui qui semble le maître des illusions dans cette pièce, Dorante, ne peut s'y dérober, illusionniste illusionné.
L'illusion, entre songe et mensonge : un pouvoir encadré
Les interventions comiques de Cliton : des garde-fous
Le fait que Dorante lui-même soit victime d'une illusion tempère l'image positive des illusionnistes dans les pièces de Corneille : leur pouvoir n'est glorifié que dans certaines limites, tant qu'il s'exerce de façon provisoire et dans un certain cadre, celui, par exemple, du spectacle comme dans L'Illusion comique (1636). Or, dans Le Menteur, Dorante utilise l'illusion sans mesure. Son valet Cliton joue alors un rôle de garde-fou en venant sans cesse rappeler au spectateur, par ses interventions, que Dorante s'apprête à mentir ou qu'il est en train de le faire. Dès le premier mensonge de son maître, à la scène 3 de l'acte I, Cliton interfère : « Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ? » ; « Vous rêvez, dis-je, ou… » ; « Vous venez de Poitiers, ou je me donne au Diable ». Cela produit comme un effet de distanciation avant l'heure, empêchant le spectateur de prendre Dorante au mot. Mais Cliton, lorsqu'il ne connaît pas la vérité, se fait lui aussi duper comme à la scène 6 de l'acte I, lorsque Dorante ment une première fois à son père. Néanmoins les interventions douteuses (III, 5) ou ironiques (IV, 5 et V, 4) de Cliton informent le spectateur quant aux desseins de Dorante. Cliton, à qui est dévolue la tonalité comique de la pièce, fait même régulièrement la morale à son maître, le prévenant que la vérité « quand un menteur la dit,/ En passant par sa bouche elle perd son crédit » (III, 6) et que lui-même ne l'entend plus qu'« au rebours » (V, 4). En vain, Dorante, lui, n'entend rien.
Un héros (légèrement) puni : un avertissement
Lorsque Cliton, à la scène 6 de l'acte I, lui demande ironiquement si son « ordinaire [est] de rêver en parlant », il rappelle une proximité de son et de sens bien connue des écrivains baroques, celle entre « songe » et « mensonge », qu'il explicite, avec la même ironie, dans la réplique suivante : « J'appelle rêveries,/ Ce qu'en d'autres qu'un maître on nomme menteries ». La rime riche entre « rêveries » et « menteries » avise du péril qu'il y a de glisser de l'un à l'autre. En effet, se rêvant autre qu'il n'est, Dorante verse dans le mensonge, comme le résume fort bien Isabelle à Clarice : « Ainsi donc, pour vous plaire, il a voulu paraître,/ Non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il veut être » (III, 3). Dorante ment tant et si bien, illusionnant ses interlocuteurs par ses « contes », qu'il finit puni par ses propres mensonges et doit à la fin épouser Lucrèce alors qu'il aimait Clarice. Certes, à la différence de la pièce espagnole, Corneille, comme il l'explique dans l'« Examen » du Menteur, a donné à Dorante « une pente vers la personne de Lucrèce au cinquième acte, afin […] que la comédie se termine avec pleine tranquillité de tous côtés » : la punition n'est donc pas si sévère. Reste que la morale est sauve : il n'est pas sans danger de jouer avec les illusions et celui qui se prétend illusionniste pourrait bien être la première victime de ses (men)songes.
Conclusion
L'illusion amoureuse seule semble se soustraire à la volonté des personnages cornéliens. Car ils sont sans conteste, pour une grande part, responsables de leurs illusions, qu'ils les suscitent ou qu'ils choisissent d'y croire, captivés par un illusionniste dont ils ne peuvent s'empêcher d'apprécier le talent. C'est là un paradoxe que Jean Starobinski avait remarqué, en soulignant « la singulière ambivalence de tous les personnages cornéliens à l'égard de l'éblouissement » : « Ils veulent être fascinés et s'en défendent ; ils veulent admirer et déclament contre le “faux éclat”. »