Juger les crimes de masse et les génocides depuis 1945, sujet de métropole, juin 2024 (dissertation, sujet 2)

Énoncé

Juger les crimes de masse et les génocides depuis 1945

Corrigé

Introduction
[Accroche] En 1961, à Jérusalem, le haut-dignitaire nazi, Adolf Eichmann, est jugé pour avoir été l'un des organisateurs de la solution finale. Après avoir fui en Amérique du Sud et près de vingt ans après les faits, il est donc enfin jugé. Ce procès invite à nous questionner sur la manière de juger les crimes de masse et les génocides depuis 1945.
[Présentation du sujet] En effet, le xxe siècle a été celui d'un basculement vers des guerres absolues où la violence est de moins en moins limitée et où les crimes commis durant celles-ci ont été de plus en plus récurrents. Cette violence atteint un tel stade que de nouveaux qualificatifs émergent après la Seconde Guerre mondiale pour les désigner comme « crimes de masse » (mises à mort d'une ampleur massive ordonnées et organisées) ou « génocide » (extermination volontaire de tout ou partie d'un groupe en raison de son appartenance nationale, ethnique, religieuse, raciale en tant que telle). Néanmoins, l'ampleur des massacres est telle que la justice classique semble inadaptée pour les juger, c'est-à-dire pour condamner pénalement les responsables de ces crimes. En effet, les processus d'extermination, leurs logiques, leurs natures, le nombre des victimes ou la destruction des preuves de celles-ci rendent difficile la mise en œuvre d'une justice ordinaire.
[Problématique] Dès lors, alors que les civils sont de plus en plus victimes des guerres depuis 1945, et que ces crimes de masse restent monnaie courante, on peut légitimement se demander de quelle manière la justice s'est adaptée pour juger ces violences inédites dans l'Histoire. De quelle manière les crimes de masse et les génocides ont-ils nécessité la mise en œuvre d'une justice inédite pour les juger depuis 1945 ?
[Annonce du plan] De 1945 à 1990, une justice internationale se met en place pour juger les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, à partir de 1990, cette justice s'étoffe encore davantage. Enfin, malgré cet arsenal juridique, de nombreuses difficultés et limites accompagnent le jugement des crimes de masse et des génocides.
I. De 1945 à 1990 : les débuts d'une justice internationale
1. La lente mise en place de normes internationales
Ce processus commence par la lente mise en place d'un cadre juridique international pour établir les normes permettant de juger les crimes de masse et les génocides. Le premier défi consiste à les qualifier juridiquement et, pour cela, dès 1945, deux juristes élaborent des nouvelles catégories et notions pour tenter de rendre compte du caractère inédit des violences qui se sont déployées durant la Seconde Guerre mondiale. Hersch Lauterpacht élabore la notion de crime contre l'humanité, pour désigner une violence massive et systématique envers une population civile. Raphaël Lemkin, quant à lui, élabore la notion de génocide pour évoquer les actions coordonnées par un État ou une organisation politique qui visent à détruire, de manière intentionnelle, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel. Une fois ces notions élaborées, celles-ci rentrent dans le droit international à travers la création et la ratification de conventions internationales qui permettent d'universaliser ces notions et leur utilisation dans le cadre judiciaire.
En 1948, le génocide est inscrit dans le droit international grâce à la Convention pour la prévention et la répression du génocide. Il s'agit moins d'une définition stricte que d'une boîte à outils juridique à utiliser par les États. Cinq critères y sont développés pour caractériser un possible génocide : meurtre de membres du groupe, atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.
En 1949 est adoptée la Convention de Genève qui encadre les pratiques de la guerre, notamment sur la conduite à tenir vis-à-vis des civils, et qui permet donc de traduire devant la justice les auteurs de crimes ne respectant pas les pratiques mises en œuvre à travers cette Convention. Enfin, en 1968 est adoptée la Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Cette convention permet de pouvoir juger longtemps après les faits les auteurs de ces crimes, sans limite de durée ni d'espace.
2. Des procès internationaux après la Seconde Guerre mondiale
Grâce à cet arsenal juridique, des procès internationaux se tiennent qui permettent de juger les crimes de masse et les génocides commis durant la Seconde Guerre mondiale. Ces procès témoignent d'une ambition internationale de juger ces crimes en même temps qu'ils introduisent des manières inédites de tenir des procès pour de tels actes.
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés décident d'organiser des procès exceptionnels pour juger les criminels de guerre. Du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, sont jugés vingt-deux hauts responsables nazis au Tribunal militaire international de Nuremberg. Durant le procès, les juges, nommés par les quatre grandes puissances, retiennent quatre chefs d'accusation : complot, crime contre la paix, crime de guerre, crime contre l'humanité (mais pas celui de génocide). Les juges s'appuient sur des preuves diverses pour soutenir ces chefs d'accusation : archives, films lors de la libération des camps, témoignages. Ce procès conduit à la condamnation à mort de douze des vingt-deux accusés (notamment Hermann Göring ou le maréchal Keitel), sept à des peines de prison (comme Rudolf Hess) et trois sont acquittés.
Après le procès de Nuremberg, les procès de Tokyo, de mai 1946 à novembre 1948, jugent les principaux responsables de crimes commis par les Japonais en Asie, en reprenant la qualification de crimes contre l'humanité au sein du Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient. Ce tribunal d'exception est constitué de onze juges qui représentent les puissances alliées dans la guerre du Pacifique. Au total, vingt-huit ministres et militaires japonais sont inculpés. Tous les accusés sont déclarés coupables et sept sont condamnés à mort.
3. L'usage du droit international dans les juridictions nationales
Ces procès internationaux sont aussi accompagnés d'une justice menée par des juridictions nationales qui usent du droit international pour juger les criminels de la Seconde Guerre mondiale et qui introduisent, elles aussi, des manières de mener ces procès. Le plus célèbre de ces procès est celui qui se tient à Jérusalem en 1961 pour juger Adolf Eichmann. Haut-fonctionnaire nazi et organisateur de la solution finale, réfugié en Amérique du Sud sous une fausse identité après la guerre, il est extradé clandestinement vers Israël par les services secrets israéliens pour y être traduit en justice devant une cour de justice israélienne. Lors de ce procès, Eichmann est confronté à de multiples preuves qui fondent sa culpabilité, notamment aux témoignages des victimes, cent onze en tout) alors que les procès de Nuremberg avaient laissé la place aux documents.
Le procès d'Eichmann ouvre « l'ère du témoin », selon les mots de l'historienne Annette Wieviorka, en lui laissant toute la place nécessaire. Il est filmé et retransmis en direct, contribuant à sa visibilité. Par ailleurs, ce procès est historique par les chefs d'accusation qui pèsent sur Adolf Eichmann puisque ceux-ci reflètent la dimension génocidaire des actes qui lui sont imputés. Il ne s'agit plus d'un procès sur des crimes de guerre mais sur des crimes commis envers un peuple, en tant que tel.
Pour se défendre, Adolf Eichmann utilise la rhétorique du fonctionnaire qui obéit aux ordres qui lui sont donnés sans les contredire. Après huit mois de procès, Adolf Eichmann est reconnu coupable et condamné à mort. Il est pendu en 1962. Ce procès est d'une telle ampleur qu'il relance la dynamique judiciaire pour juger les criminels nazis et leurs complices en se basant sur l'imprescriptibilité des crimes de génocide. En Allemagne, sont mis en place les procès de Francfort alors qu'en France, les procès se multiplient à partir des années 1980 notamment envers Paul Touvier, Klaus Barbie ou Maurice Papon. Tous ces exemples montrent alors bien qu'une justice à plusieurs échelles s'est bien développée pour juger et traduire devant la justice les auteurs des crimes de masse et de génocide, illustrant bien qu'une nouvelle manière de juger s'élabore face à ces crimes inédits.
II. À partir des années 1990 : une justice internationale qui s'étoffe
1. La mise en place d'institutions juridiques par l'ONU
À partir des années 1990, la justice internationale se dote d'institutions juridiques pour juger les principaux responsables des horreurs de la guerre. En effet, face aux crimes commis durant les années 1990, des tribunaux sont créés par le Conseil de sécurité des Nations unies pour en juger les auteurs. C'est le cas du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Le premier est mis en place en 1993, alors que des crimes de masse sont commis après l'éclatement de la Yougoslavie. Tenu à La Haye aux Pays-Bas entre 1993 et 2017, il met en accusation cent soixante et une personnes, dont plusieurs dirigeants politiques et militaires (chefs d'État, ministres, chefs militaires…). Il a rendu son dernier jugement en novembre 2017. Sur les cent soixante et un prévenus, quatre-vingt-dix ont été condamnés. 4 650 témoins ont été entendus pendant 10 800 jours de procès. Au total, on compte 2,5 millions de pages d'audience. Certains des principaux responsables de ces crimes, comme Radovan Karadzic (le président de la République serbe de Bosnie, responsable de crime contre la population civile de Bosnie) ou Ratko Mladic, ont été condamnés à des peines de prison. D'autres, comme Slobodan Milosevic ou Slobodan Praljak, ont été traduits devant la justice mais sont morts avant leurs condamnations.
Ensuite, le deuxième tribunal, le TPIR, vise à traduire devant la justice les responsables du génocide des Tutsi par les Hutu, commis entre avril et juin 1994, et qui a conduit à la mort de près de 800 000 personnes. Créé en 1994, le TPIR s'est tenu à Arusha en Tanzanie et a conduit à la condamnation de quatre-vingt-treize responsables militaires, politiques et religieux dont soixante et un à des peines de prison à vie. Parmi eux, on peut retenir le cas de Jean-Paul Akayesu, maire de la commune de Taba, où 2 000 Tutsi ont été massacrés de ses mains ou sur ses ordres. D'autres cas de tribunaux sous l'égide de l'ONU se sont aussi tenus au Sierra Leone ou au Cambodge, témoignant du développement d'institutions juridiques pour juger les principaux responsables des crimes de masse ou de génocide. Par ailleurs, pour alerter les dirigeants de la fin de leur impunité de manière préventive, a été créée en 2002 la Cour pénale internationale dont le siège se situe à La Haye. La CPI juge quatre types de crimes : crimes de guerre, crimes contre l'humanité, crimes de génocide, crimes d'agression. Les victimes peuvent se porter parties civiles et obtenir des réparations. Si les pouvoirs de la CPI sont limités, l'existence de celle-ci témoigne bien du développement de cette justice internationale à partir des années 1990 pour ne plus laisser impunis ces crimes.
2. La valorisation de la justice transitionnelle
Différente de la justice internationale, la justice transitionnelle est l'ensemble des dispositifs juridiques ou non qui permettent à un nouveau pouvoir de rétablir la paix après un conflit en soldant les crimes commis durant celui-ci. Cette justice transitionnelle s'appuie sur trois piliers, les commissions Vérité et Réconciliation (sans pouvoir pénal), les juridictions nationales et les juridictions internationales déjà évoquées. Plusieurs cas de cette justice transitionnelle peuvent être évoqués, comme en Argentine ou en Afrique du Sud, mais le plus marquant est peut-être celui du Rwanda, avec la tenue des tribunaux « gacaca ».
Au Rwanda, les tribunaux gacaca (qui signifient « herbe ») sont créés en 2001 et doivent rendre compte de l'ampleur de la participation au génocide. Au total, 12 000 juridictions sont instaurées partout à travers le Rwanda. Des juges non professionnels sont élus par la population (les inyangamugayo, ce qui signifie les « intègres »). Ce sont pour la plupart des anciens voisins, survivants ou témoins qui ont traversé l'expérience des massacres. Ils reçoivent une formation théorique sur l'histoire du Rwanda, les causes du génocide ainsi que des notions juridiques. Les juges sont reconnaissables à leur écharpe aux couleurs nationales. Ces tribunaux sont chargés de juger ceux qui ont commis des atteintes graves sans intention de causer la mort, et ceux qui ont commis des infractions contre les biens. Les accusés incarcérés portent, pour leur part, une tenue rose. S'ils reconnaissent leur responsabilité, les accusés voient leur peine réduite de moitié par rapport à ce que la loi prévoyait initialement. Ils peuvent la purger en travaux d'intérêts généraux. Cette « justice de voisinage » adaptée à la logique d'un « génocide au village » (d'après l'expression de l'historienne Hélène Dumas) examine les crimes sur les lieux mêmes où ils ont été commis et avec les acteurs du génocide. Ces juridictions inédites cherchent à concilier l'exigence de justice et la volonté de refonder la société rwandaise, de la réparer.
En ce sens, la justice des gacaca est moins tournée vers la réparation des victimes que vers celle du pays, en éradiquant la culture de l'impunité. Ainsi, tout est fait pour rendre ces tribunaux publics. Ils ont lieu à ciel ouvert, sans qu'il ne soit nécessaire de rentrer ou de sortir. Devant ces tribunaux, la parole est distribuée entre les témoins, les rescapés et les bourreaux. Cette ouverture de la scène judiciaire fait que l'on retrouve beaucoup d'enfants dans le public. Au total, près de 2 millions de jugements sont prononcés jusqu'en 2012.
III. Toutefois, une justice imparfaite
1. Des critiques multiples à l'encontre de la justice internationale
La justice internationale décrite précédemment fait face à de multiples critiques sur les limites de son action et laisse le sentiment d'une justice loin d'être impartiale ou efficace. Par exemple, après la Seconde Guerre mondiale, la justice internationale mise en œuvre par les Alliés est attaquée de multiples manières. La première critique qui lui est adressée est d'être une justice au service des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. En effet, les procès de Nuremberg et de Tokyo se sont concentrés sur l'établissement de la responsabilité des forces de l'Axe dans les crimes commis durant la Seconde Guerre mondiale. À l'inverse, aucun procès d'ampleur n'a pu se tenir après, sur les crimes commis par les forces alliées, comme ceux de l'Armée Rouge ou les bombardements nucléaires réalisés par les États-Unis à Nagasaki et à Hiroshima. Dès lors, cette justice internationale ne peut être vue autrement que comme une « justice des vainqueurs ».
Autre critique adressée à l'encontre des procès de Nuremberg, celle d'être passée à côté de la logique génocidaire des crimes commis à l'encontre des Juifs et des Tsiganes, contribuant à les invisibiliser et donc à rendre une justice qui passe à côté des motivations de ses auteurs. Ces critiques à l'encontre de la justice internationale sont loin de se limiter aux procès de l'après Seconde Guerre mondiale. En effet, les procès du TPIY ou du TPIR ont été aussi l'objet de nombreuses critiques quant à l'efficacité de leurs actions. Celles-ci ont été décrites comme lentes et inefficaces au regard des crimes commis. Les jugements ont pu être considérés comme incohérents notamment lors de l'acquittement des chefs des services de sécurité serbes alors qu'ils ont eu une implication directe dans la guerre. De plus, se pose la question de la surveillance des inculpés. En effet, le principal coupable de ces crimes, Slobodan Milosevic (président de la Serbie durant la guerre) est mort en 2016 et Slobodan Praljak (homme politique croate) a pu se suicider en pleine séance de délibération alors que ces hommes étaient condamnés pour crime de guerre et crime contre l'humanité.
Enfin, la CPI n'est elle aussi pas exemptée de critiques. En effet, elle peine à être véritablement reconnue. De nombreux États comme l'Inde, la Chine, la Russie, les États-Unis ou Israël n'ont pas signé le Statut de Rome qui l'a créée. Dès lors se pose la question de l'efficacité d'une telle institution comme l'illustrent les récents jugements qu'elle a rendus à l'encontre des responsables russes ou israéliens mais sans avoir de moyens juridiques d'arrêter les crimes perpétrés par ces responsables.
2. Des blocages politiques et mémoriels
L'action de juger les crimes de masse et les génocides est nécessairement limitée par des blocages politiques et mémoriels qui empêchent une pleine et entière exécution de cette justice. En effet, pour des raisons politiques, de nombreux crimes commis lors de conflits n'ont pas été jugés, dans l'optique de laisser le passé au passé et d'oublier qu'il a été douloureux. On peut penser, par exemple, aux politiques d'oubli organisées en France ou en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. On peut aussi se référer aux amnisties réalisées après la guerre d'Algérie.
Pour ensevelir le traumatisme de cette guerre en France, de multiples lois d'amnistie ont été adoptées dans les années 1960-1970 afin de permettre l'abandon de toute poursuite judiciaire contre les combattants algériens, les militaires auteurs de faits commis « dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne », les militants de l'Algérie française et de l'OAS. Cela s'illustre aussi lorsque le général Paul Aussaresses a admis les pratiques de tortures réalisées lors de la guerre d'Algérie durant les années 1990 mais que celui-ci n'a pas été traduit devant la justice pour ces crimes en eux-mêmes mais pour leur apologie. Enfin, lorsque Maurice Papon a été traduit devant la justice en 1997 pour avoir collaboré lors de la Seconde Guerre mondiale, sa responsabilité en tant que préfet de Paris dans le massacre du 17 octobre 1961 n'a été nullement l'objet d'une action judiciaire. En ce sens, l'action de juger les crimes de masse et les génocides peut aussi passer par une volonté de ne pas mener d'action judiciaire, laissant donc les crimes commis lors des conflits impunis.
Conclusion
Pour juger les crimes de masse et les génocides, une justice nouvelle s'est développée à partir de 1945. Cela s'est traduit par la mise en place d'une justice internationale dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1990, cette justice s'est étoffée pour permettre une multiplicité des manières de juger ces horreurs. Néanmoins, malgré ces efforts, cette justice d'un nouveau type est confrontée à de nombreuses difficultés qui suscitent des critiques à son encontre.