Corrigé
Introduction
[Analyse du sujet] La notion de patrimoine s'est fortement élargie au xxe siècle. Le patrimoine désigne initialement les biens que les individus héritent de leurs parents. À l'échelle des sociétés, le patrimoine est d'abord l'ensemble des traces du passé qu'un groupe souhaite conserver et auquel il attache souvent une valeur affective et symbolique. Jusqu'à récemment, ces traces se limitaient aux biens matériels de grande valeur (monuments, œuvres d'art). À partir du xxe siècle, la notion s'élargit pour recouvrir de nombreux biens matériels et immatériels, à commencer par les sites naturels, mais aussi les écrits ou les pratiques immatérielles. En France, le patrimoine fait l'objet de plusieurs actions de la part d'acteurs politiques à différentes échelles (Unesco dont le siège est à Paris, État, collectivités territoriales) et d'acteurs de la société civile (entreprises privées, associations, touristes, citoyens…). Deux grands types d'actions sont d'ailleurs à distinguer. La protection, d'abord, désigne l'ensemble des actions qui permettent de conserver dans le temps les biens et d'éviter leur endommagement, leur disparition ou leur dénaturation. La valorisation, ensuite, consiste en l'ensemble des actions qui visent à faire connaître, à mettre en avant et à tirer du profit de ces biens. Ces deux types d'actions sont souvent complémentaires. Cependant, la protection et la valorisation visent des objectifs différents et, en raison de points de vue divergents, le patrimoine peut être au cœur de tensions. Ainsi, pour ceux qui soutiennent la protection d'un bien, sa valorisation peut être synonyme de caricature et donc de perte d'authenticité.
[Problématique] En France, premier pays touristique au monde qui appuie son histoire sur de nombreux sites classés, le patrimoine occupe une place importante dans les politiques publiques, mais aussi dans l'identité collective. En ce sens, on peut se demander pour quelles raisons le patrimoine y occupe une place très importante.
[Annonce du plan] Dans un premier temps, on verra que cette place s'explique d'abord pour des raisons culturelles et identitaires, le patrimoine prenant part à la construction d'une identité collective à différentes échelles en France. Dans un second temps, on montrera que les acteurs politiques se sont également fortement impliqués dans la gestion du patrimoine, en faisant pendant longtemps de ce domaine une de leurs prérogatives. Enfin, la dernière raison est économique, le patrimoine étant une source de profit et d'attractivité importante pour la France.
I. Le patrimoine, une partie intégrante de l'identité collective en France
1. Le patrimoine comme élément structurant la société française
Lors de la Révolution française, le patrimoine joue un grand rôle dans la constitution de la nation française. En effet, par les destructions d'une partie du patrimoine religieux et royal (déboulonnement des statues royales le 10 août 1792, profanation des tombes royales de la basilique Saint-Denis en 1793), les Français prennent leurs distances avec l'Ancien Régime. Au contraire, la conversion du Louvre en musée accessible à tous permet de créer un sentiment d'égalité et de souveraineté partagée. Par la suite, d'autres lieux sont érigés au rang de symboles et permettent à l'ensemble de la société française de partager une culture et une identité communes. On pense par exemple à la valorisation de sites culturels comme le Mont-Saint-Michel, des sites naturels comme le Mont-Blanc et le massif des Alpes ou encore des monuments comme la tour Eiffel, érigée à la fin du xixe siècle et conservée sur demande sociétale. Des géographes, comme Joël Bonnemaison, parlent alors de hauts lieux ou de géosymboles pour désigner ces éléments de patrimoine auxquels un groupe attribue une forte valeur affective et identitaire. En France, ce sont avant tout les monuments et plus largement le patrimoine matériel qui font l'objet de cet attachement des Français, tandis qu'en Allemagne l'identité s'est davantage forgée autour du partage d'une langue et d'auteurs communs (comme Goethe ou Schiller). Cet engouement des Français pour le patrimoine est encore visible aujourd'hui à travers les succès d'événements de valorisation comme les Journées européennes du patrimoine, instituées en France en 1984 par le ministre Jack Lang, l'attrait pour le label « plus beau village de France », ou encore le loto du Patrimoine initié dans le cadre de la mission Bern lors du premier mandat d'Emmanuel Macron.
2. Le patrimoine comme lieu d'expression des identités régionales et locales
En France, le patrimoine ne fait pas l'objet d'une seule identité, fixée au sommet de l'État par Paris. Depuis quelques décennies, différents groupes au sein de la société française demandent la protection du patrimoine pour des biens particuliers afin que l'État reconnaisse la diversité culturelle de la France. Par exemple, en Martinique, dans les années 1980, une association se constitue pour que des sites sucriers soient conservés et que le passé particulier des Antilles, en raison de la colonisation et de l'esclavage, soit reconnu. Cette identité se matérialise notamment autour d'un site, la Maison de la Canne, sur la commune des Trois-Îlets, devenu musée à la fin des années 1980. De même, c'est la particularité du passé industriel qui est valorisée lors de la patrimonialisation du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais par l'Unesco en 2012. Ce label permet aux habitants de se réapproprier l'identité des anciens pays noirs et d'en tirer de la fierté. Dans un contexte de mondialisation, cette demande rejoint un besoin de s'ancrer dans un territoire, alors que les grandes métropoles s'uniformisent, tout comme les pratiques culturelles dominantes. Ce besoin a été accompagné à partir des années 1980 par les politiques de décentralisation, politiques par lesquelles l'État français a délégué une partie de ses prérogatives aux collectivités territoriales (régions, départements, intercommunalités, communes). La gestion du patrimoine fait partie de ces politiques qui sont désormais prioritairement l'apanage des acteurs politiques locaux. Plusieurs identités se construisent donc en France à travers des biens de patrimoine.
II. Le patrimoine, un domaine d'action politique fortement investi en France
1. Le patrimoine comme outil pour gouverner en France
Au xixe siècle déjà, l'État s'implique fortement dans la protection et la valorisation du patrimoine. Ainsi, sous la Restauration sont créées les écoles d'experts de la protection du patrimoine (École des chartes, École du Louvre) ainsi que l'inspection générale des monuments historiques. L'État se pose donc comme garant de la protection du patrimoine français. Cette mission se renforce encore au xxe , notamment sous la présidence de Charles de Gaulle, qui fait du patrimoine un outil politique. Il s'agit de valoriser le passé de la France. Ainsi, sous de Gaulle, de grandes lois de programme visent à protéger les centres historiques de nombreuses grandes villes comme Paris, Lyon ou La Rochelle, ainsi que des sites considérés comme attestant de l'histoire glorieuse de la France, tels que le château de Vincennes ou le château de Versailles (grande campagne de restauration du Trianon notamment). Avant de Gaulle, d'autres hommes politiques français avaient valorisé et mis en place des mesures de protection afin d'asseoir leur politique. On pense par exemple à Louis-Philippe dans les années 1830 et à son usage du château de Versailles. Transformant l'usage du lieu, passant de demeure royale à musée de toutes les gloires de France, Louis-Philippe s'implique fortement dans l'avenir et la conservation du site à travers une politique de grands travaux. Cette valorisation du patrimoine n'est pas dénuée d'intérêts politiques : dans la manière dont est construit ce musée, il s'agit avant tout de légitimer la monarchie de Juillet comme l'aboutissement logique de l'histoire de France et de se poser en dirigeant qui réconcilie les différentes identités françaises.
2. Le patrimoine français comme outil dans les relations diplomatiques
Au xixe siècle, mais surtout depuis la seconde partie du xxe siècle, les acteurs politiques utilisent aussi le patrimoine français comme outil diplomatique. Il s'agit d'utiliser des lieux ou des pratiques comme vitrines et ambassadeurs de la France, et ainsi de donner au monde l'image d'une France au soft power important. Ainsi, de nombreux dirigeants utilisent des hauts lieux du patrimoine français comme lieux de réception de leurs homologues. Par exemple, le château de Versailles est fréquemment utilisé à cette fin par les présidents de la Ve République : de De Gaulle recevant le président Kennedy dans la galerie des Glaces puis à l'opéra du château à Emmanuel Macron accueillant le président russe Vladimir Poutine en 2017, en passant par la visite du président chinois Xi Jinping sous le mandat de François Hollande en 2014. La tour Eiffel a également fait l'objet d'un dîner somptueux lors de la réception de Donald Trump à Paris. D'autre part, le patrimoine français est utilisé par les acteurs politiques comme une marque. Ainsi, sous le mandat de François Hollande, son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, décide de se lancer dans la compétition internationale de la gastro-diplomatie. Il s'agit de promouvoir l'excellence de la cuisine de son pays comme marqueur de prestige et de renommée internationale. En ce sens, le ministre lance l'opération Good France – Goût de France. Annuellement, dans les différentes ambassades françaises et les restaurants partenaires, une semaine est consacrée à la promotion de la gastronomie française afin de faire rayonner à travers elle l'image de la France.
III. Le patrimoine, une source de profit et d'attractivité pour la France
1. La valorisation économique du patrimoine via le tourisme
La France est la première destination touristique au monde. Elle tient son titre notamment de la valorisation de son patrimoine culturel comme naturel. Ainsi, elle compte le musée le plus fréquenté au monde, à savoir le Louvre, avec dix millions de visiteurs avant la pandémie. L'émotion internationale provoquée par l'incendie de Notre-Dame de Paris au printemps 2019 atteste également de la grande fréquentation par un public étranger de nombreux sites français. Enfin, elle est l'un des pays ayant le plus de biens classés sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, derrière l'Italie, la Chine et l'Espagne. En raison des très grandes retombées économiques de ce tourisme, de nombreux acteurs (entreprises, acteurs politiques, travailleurs du tourisme, etc.) accordent une importance très forte à la valorisation du patrimoine. Toutefois, cette mise en tourisme, même si elle permet parfois à des territoires ruraux ou en périphérie d'être fréquentés et donc de tirer profit d'un patrimoine autrefois oublié, est parfois critiquée par les associations de protection du patrimoine. En effet, la valorisation du patrimoine au profit d'un seul public, les touristes, amène à faire des choix parfois contestables. À Paris, les riverains dénoncent notamment la muséification de la capitale, c'est-à-dire sa transformation en musée à ciel ouvert au lieu d'être un lieu de vie où les prix des activités quotidiennes sont accessibles au plus grand nombre et où les pratiques peuvent être diverses.
2. Les retombées économiques de la protection du patrimoine
Enfin, depuis quelques années, le patrimoine suscite aussi l'intérêt de nouveaux acteurs. Les artistes contemporains sont d'abord sollicités pour faire vivre et animer le patrimoine français. On pense par exemple aux productions monumentales dans plusieurs sites parisiens, comme la place Vendôme (installation de Paul McCarthy) ou l'esplanade du Louvre (exposition éphémère du photographe JR). Cependant, cette valorisation du patrimoine est parfois contestée par certains spécialistes du patrimoine qui y voient avant tout un moyen de faire monter la cote des artistes contemporains. De plus en plus, les acteurs politiques se désengagent des financements et ce sont les entreprises privées qui deviennent les principales sources pour financer la protection du patrimoine. Ainsi, le mécénat privé se développe. Les grandes campagnes de restauration du château de Versailles sont ainsi financées ces dernières années par de grandes entreprises françaises, comme Dior, Louis Vuitton ou encore le groupe Vinci. Ces entreprises privées investissent des sommes importantes dans le patrimoine car c'est aussi un moyen d'associer leur nom à des lieux connus de tous et souvent prestigieux.
Conclusion
Le patrimoine en France occupe une place importante pour plusieurs raisons. D'abord, la société française y est attachée et pousse donc à sa protection et à sa valorisation. Ensuite, les acteurs politiques y voient un instrument pour gouverner à l'échelle nationale mais aussi internationale. Enfin, les retombées économiques sont importantes, qu'on valorise ce patrimoine à travers le tourisme ou que des acteurs économiques s'investissent dans sa protection. Les intérêts nombreux et parfois divergents expliquent aussi les tensions qui peuvent naître de la volonté simultanée de protéger et de valoriser ce patrimoine français riche et varié.