Explication de texte, Simone Weil, sujet de métropole, juin 2024

Énoncé

« Toute action humaine exige un mobile(1) qui fournisse l'énergie nécessaire pour l'accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu'exige l'usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n'y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d'accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n'est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d'ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l'âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s'éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d'autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu'on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n'a qu'une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long. »
Simone WEIL, La Condition ouvrière (1943)

(1)« mobile » : motivation, ce qui pousse à agir.

Corrigé

Introduction
Dans cet extrait de La Condition ouvrière, Simone Weil cherche à analyser les rapports de la conscience du travailleur à son travail, aux autres, au temps et à sa propre personne. Elle analyse un large faisceau d'effets qu'un type de travail, celui à l'usine, a sur le vécu individuel, temporel et social pour construire une analyse des conditions du travail. Elle se place alors dans une perspective philosophique : qu'apporte le travail à l'individu et comment le décrire ? S'il y a une tradition philosophique qui en fait un vecteur d'émancipation, de bonheur ou de progrès, elle appartient à la perspective qui montre que le travail concret peut au contraire défaire peu à peu notre humanité. Cependant, on peut placer ce texte face à une autre perspective importante de l'analyse de l'usine : celle de Marx, qui choisit une lecture centrée sur les conditions matérielles de production, tandis que celle de Weil se situe dans une dimension morale, vitale et spirituelle. Elle va alors pouvoir faire émerger des concepts comme l'extinction de la conscience à partir d'une tension interne de l'action de l'ouvrier. Ainsi, comment établit-elle le vécu du travail et construit-elle son analyse de l'usine ?
S'il n'est pas attendu de connaître la pensée de l'autrice, il est néanmoins pertinent de la situer par rapport à un propos philosophique à partir des notions vues en cours – les philosophes situant leurs pensées par rapport à celles des autres, soit pour les corriger, soit pour les nuancer, soit pour leur apporter une perspective supplémentaire.
Simone Weil commence son texte en l'intégrant dans une perspective d'analyse des conditions morales de l'action, à travers la question des mobiles pour l'appliquer au cas de l'usine. À partir de cette première perspective, la philosophe décrit la rétractation de la conscience et les forces pesant sur l'âme des ouvriers. Enfin, elle conclut que le discours des ouvriers devient un cri humain, inaudible et à peine exprimable : le temps est long.
Un des attendus de l'explication de texte est de faire émerger la progression argumentative et logique du propos engagé. On peut s'appuyer pour cela sur les éléments de ponctuation ou d'articulation ou sur le passage progressif d'un thème à l'autre.
I. La question du mobile et le travail
1. Analyse de l'action humaine
L'extrait commence par aborder la question de l'action humaine. Cette perspective traverse l'histoire de la philosophie : quelles sont les actions strictement humaines ? Comment en rendre compte ? Si Aristote distinguait déjà l'action théorique, pratique et productive, ici Simone Weil montre que, peu importe l'action, il y a une motivation spécifique. Et c'est d'ailleurs ce qui distingue l'action humaine des animaux : il lui faut une motivation morale, et non pas seulement la réponse à un besoin. Comme la suite du texte aborde la question du travail, on peut alors analyser que nous avons besoin d'un but, d'un objectif, d'une puissance qui nous tourne vers le travail qui n'est pas uniquement la faim, car sinon, comme l'animal, nous nous contenterions de chercher à cueillir des ressources de la nature plutôt qu'à les produire. Or, ce mobile doit fournir l'énergie, c'est-à-dire la détermination pour aller s'imposer une action parfois désagréable, parfois contraignante, qui doit parfois lutter contre nos tendances et nos envies. Dans le cas du travail, l'envie de rester flâner, de ne rien faire, doit être contredite par un mobile. C'est là que s'articule le propos de Weil : la qualité de l'action sera dépendante de la qualité du mobile. L'action sera morale ou immorale, vécue comme heureuse ou malheureuse en fonction de la dignité du motif. Plus nous sommes portés par des idéaux nobles, plus nous vivrons notre action comme digne et satisfaisante ; plus l'action est portée par des mobiles vils, indignes, ou nous ramenant à notre condition d'être vivant plutôt que d'être humain, moins l'action sera vécue positivement. Et c'est à partir de cette considération qu'elle va chercher à établir une analyse des mobiles qui jouent dans le travail et notamment à l'usine : comment ces mobiles agissent-ils sur l'ouvrier et sa perception morale ? Comment l'objectivité des conditions de travail induit-elle une subjectivité du vécu de conscience de celui-ci ?
Quand une partie du texte semble plus générale que le reste du propos (ici on ne parle ni du travail, ni de l'usine, thèmes qui vont parcourir le reste de l'extrait), il faut tâcher de montrer comment les deux s'articulent.
2. Subir : supporter la contrainte, s'imposer l'obligation
Simone Weil introduit alors la thématique de l'usine, qu'elle décrit comme une « passivité éprouvante » devant laquelle le travailleur doit « plier ». Plier signifie que la conscience, la pensée, doit céder face à une force, une situation, accepter de faire selon un ordre qui n'a pas été choisi. Il faut donc perdre une part de sa liberté. Mais, ici aussi, elle souligne un paradoxe qui constitue l'épreuve de l'usine : le travailleur doit agir, être actif dans sa production, mais l'usine suppose aussi une passivité, c'est-à-dire de subir une action, un effet. Dès à présent, l'ouvrier est décrit comme déchiré entre sa subjectivité humaine et l'objectivité de l'institution qu'est l'usine. Or, cette tension est inacceptable à l'esprit si elle n'est pas résolue. Comment donc la résoudre ? En effet, il n'y a « pas de fouets, pas de chaînes » : contrairement à la perspective du travail forcé, de l'esclavage, qui était sous l'ordre de la contrainte, c'est-à-dire une force extérieure qui s'impose violemment à l'être humain, l'usine suppose que c'est l'individu qui forme lui-même son fouet. Si celui qui subit le fouet extérieur peut encore se dire qu'il est humain, penser à sa rébellion, à sa révolte ou à un destin tragique, l'ouvrier doit lui-même s'imposer un monde dans lequel il ne se réalise pas en tant qu'être humain, dans lequel il souffre. Là se trouve la tragédie de son déchirement interne : il est l'acteur de sa propre passivité, il s'oblige, c'est-à-dire qu'il s'impose à lui-même sa situation. Et pour se traiter de manière aussi déchirante, il lui faut des mobiles. Weil introduit une dimension de difficulté : être transformé en travailleur soumis, par une contrainte, est plus acceptable car la force est reconnue posée sur et face à nous ; mais se traiter soi-même avec une forme d'indignité est une transformation ruineuse pour la conscience de l'ouvrier.
Expliquer un texte, c'est faire émerger le sens du texte. Pour cela, on peut s'appuyer sur des tensions philosophiques, qui peuvent être soulignées par des distinctions conceptuelles. Dans ce paragraphe, ce sont les notions d'« actif » et de « passif », mais aussi de « contrainte » et « obligation ».
Dans cette première partie du texte, Simone Weil thématise donc les conditions de l'action humaine et soulève les premières difficultés spécifiquement liées au travail à l'usine. En effet, l'usine suppose une transformation de l'ouvrier et une modification de sa conscience du monde, du temps et de lui-même. Elle en vient donc à détailler le cas spécifique du mobile de l'ouvrier à l'usine.
Un des types de raisonnement philosophique est de partir d'une considération générale pour l'appliquer à des cas précis, des cas particuliers pour faire surgir leur caractéristique. La transition doit montrer la progression du raisonnement.
II. S'adapter aux conditions du travail de l'usine
1. La question des conditions du travail
Dans la deuxième phrase, Simone Weil sort de la perspective qu'elle avait jusque-là adoptée : de l'intériorité de la conscience et de ses mobiles, elle ouvre vers l'extérieur de la conscience et les conditions qu'elle rencontre. Et cette conscience se retrouve face à des « conditions » de travail dans lesquelles elle va devoir se fondre. Autrement dit, ces conditions poussent à trouver en soi de quoi s'obliger à les accepter et à s'y plier. Elles donnent lieu à la passivité de l'ouvrier dans son action même et sont l'origine du déchirement souligné en première partie. Si Weil ne décrit pas ces conditions, nous pouvons le faire : en 1943, le monde avait été transformé par la révolution industrielle et la mutation historique du travail qu'elle a initiée. Peu à peu, les ateliers artisanaux avaient été remplacés par des manufactures, premières instances de ce qui a été appelé « division scientifique du travail ». Le travailleur y accomplissait le même geste au même poste toute la journée, à l'usine, où, poussant la logique de la manufacture, l'ouvrier travaillait à la chaîne, soumis au rythme des machines, à leurs bruits, à leur violence. Marx décrit l'effet de l'usine sur le travail par le terme d'« aliénation », signifiant que les conditions de travail amènent l'ouvrier à devenir étranger à soi, à son humanité, en abandonnant son activité de travail (il ne choisit pas son geste), le produit de son travail (il ne possède pas ce qu'il a construit) et ses moyens de production (il ne possède pas ses outils). Il se concentre donc sur la question des conditions de travail sans décrire de manière interne les effets et les mobiles internes de l'ouvrier, ce à quoi Weil se confronte ici.
Si l'explication de texte doit élaborer ou déplier le sens du texte, on peut néanmoins faire intervenir des connaissances extérieures pour l'éclairer. Dans notre cas, comprendre l'usine et ce qu'elle introduit comme différence dans le travail peut servir de point d'appui à l'analyse. Si on convoque une référence, il faut montrer comment les deux pensées s'articulent : ici, la philosophie de Marx aborde la même question mais selon une perspective différente de Weil, elles ne se contredisent pas mais s'enrichissent.
2. Trois mobiles et conditions de travail
Après avoir thématisé que les conditions de travail à l'usine devaient produire des mobiles spécifiques, Weil les décrit. On peut ainsi se demander pour chacun d'entre eux s'il est élevé ou bas, et donc si l'action est bonne ou mauvaise, selon la formule de la première phrase. Le premier mobile qu'elle décrit est « la crainte des réprimandes et du renvoi ». Ce premier mobile est donc bas, entraînant une action vécue comme indigne. En effet, la crainte est une passion qui nous fait nous sentir faible, qui peut paralyser notre volonté, saper tout courage d'affirmer qui nous sommes. L'ouvrier, dans la crainte, se sent perdre sa dignité : il doit se soumettre, comme un enfant, lorsqu'il craint d'être disputé par ses parents. En deuxième mobile, elle souligne « le désir avide d'accumuler des sous ». On peut le décrire sous trois aspects : elle note qu'il y a une envie de richesse, mais justement, accumuler des sous ce n'est pas devenir riche, c'est avoir un peu plus. L'avidité elle-même est connotée négativement, comme quelque chose d'égoïste, une pensée tournée vers soi-même. Enfin, elle renvoie à la dimension de nécessité : le besoin d'argent étant lié aux besoins de se nourrir, se loger, se vêtir. Encore une fois, il n'y a rien ici qui anoblit l'ouvrier : il est tourné vers ses besoins d'être vivant, non vers sa conscience d'être humain. Elle thématise un dernier mobile « dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse » : peut-être le moins vil des trois, il est justement nuancé par la locution « dans une certaine mesure ». Il s'agit de l'envie de se dépasser, d'être fier d'avoir accompli un exploit. Mais lequel ? Celui d'avoir suivi une machine, au mieux ? Les mobiles de l'ouvrier tendent à le rendre moins maître de lui, moins digne, moins fort, moins social.
Quand un texte utilise des exemples, il faut essayer de montrer pourquoi ces exemples ont été choisis, comment ils font écho à la thèse énoncée et ce qu'ils permettent finalement de représenter.
3. De viles obsessions
Suite à ces exemples, Weil synthétise son analyse sur les mobiles à l'usine. Ces derniers sont, en un sens, corrompus : si habituellement, on utilise un mobile précis pour une action, à l'usine ils deviennent des « obsessions ». Mais comment deviennent-ils des obsessions ? On peut imaginer que le bruit et la vitesse des machines ne laissent que peu de place à la pensée, qu'il faut renouveler sans cesse la même motivation pour se plier à une longue journée de tâches répétitives. Or, l'action ne variant pas, le mobile non plus et une pensée qui se fixe est une pensée qui se rumine et devient une obsession. Ainsi, peu à peu, la pensée est ruinée par l'action. On commence donc à observer comment les conditions matérielles de travail affectent la mentalité du travailleur : ce qu'esquisse Weil ici serait de l'ordre d'une description des pathologies mentales de l'usine. Le monde de l'usine rend malade, l'esprit de l'ouvrier, les conditions sociales, économiques et de travail expliquent et affectent la psychologie. La philosophe confirme alors ce dont on avait pu faire l'hypothèse : ces mobiles ne font « appel à rien d'[…] élevé ». Elle fait donc retour sur la première affirmation que nous avons expliquée : sans mobile élevé, l'action est mauvaise. Le travail est mauvais, on comprend qu'elle esquisse que le mal qu'il opère affecte l'esprit, l'âme, et c'est ce qu'elle cherche à décrire dans la suite de son texte.
Le texte reprend ici le même terme : la notion d'élévation du mobile. Le repérer permet de comprendre la construction logique du texte. Une lecture attentive et un repérage précis des termes sont donc des clefs de réussite.
Ce passage du texte permet de comprendre pourquoi Weil a tenu à analyser la question des mobiles : c'est par cette perspective qu'on peut décrire non seulement les conditions matérielles et objectives du travail, mais aussi leurs effets sur la subjectivation du travail et le mal qu'ils peuvent faire du point de vue psychologique. Elle va alors s'occuper moins des mobiles que de l'effet psychologique du travail à l'usine à partir de cette perspective.
Une des manières de comprendre la logique du texte est de repérer la progression du lexique. Dans le début du texte apparaît six fois le terme « mobile », après il disparaît : ce qui montre que l'autrice est passée ici d'une première partie de démonstration à une autre.
III. Quels effets ces obsessions ont-elles sur la pensée de l'ouvrier ?
1. Une pensée rétractée, une âme éteinte
Weil s'engage dans une description des effets qu'elle introduit par « en même temps que ces mobiles occupent l'âme… » : elle décrit donc une opération simultanée au portrait fait en première partie. C'est d'ailleurs la dernière apparition du terme « mobile ». Une première chose à repérer ici, c'est la perspective de décrire « l'âme », c'est-à-dire non pas le corps des ouvriers, mais ce qui dépend plutôt de la pensée, de la psychologie, du principe de vie. Ainsi, elle décrit que les mobiles devenant des obsessions, « la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance ». L'obsession devient la source de l'acte par la répétition de la même tâche, or cette répétition ne demande pas de renouvellement de la réflexion, ce qui entraîne l'ennui. Ou entraînerait l'ennui si, pour se protéger, la pensée ne se rétractait pas : elle se concentre sur l'instant, elle ne vagabonde pas du passé vers l'avenir, elle ne rêve pas, ne s'élabore pas, car le temps devient ennemi en devenant ennui. Pour tenir face à la situation, il faut au maximum faire taire la pensée. S'oublier pour pouvoir continuer. Or, si la pensée est la dignité de l'être humain, faire en sorte qu'un être humain ne pense plus c'est détruire la personne humaine et sa dignité en elle. Ainsi, comme une synthèse « la conscience s'éteint autant que les nécessités du travail le permettent ». La conscience, c'est le retour de la pensée sur son environnement, son milieu et sur soi-même : au maximum, l'ouvrier doit chercher à arrêter sa conscience, simplement être vigilant à sa tâche pour ne pas perdre de temps, pour ne pas se préoccuper de choses qui pourraient le ralentir. Cette extinction de la conscience, Weil va en prolonger la description.
2. La pesanteur du milieu et de l'indifférence aux autres
Ce processus d'extinction de la conscience comme protection face à la blessure psychologique que l'usine opère, Weil va la décrire comme une « force presque irrésistible, comparable à la pesanteur ». La pesanteur, c'est cette force qu'on ne sent plus, tellement nous y sommes habitués, et qui pourtant nous maintient dans notre milieu, les pieds sur terre. Ainsi, l'abaissement de la pensée, l'extinction de la conscience devient une puissance inconsciente, qui sape peu à peu la conscience du monde, d'autrui, de la société et de la morale. Il est cet ancrage, difficile à décrire et auquel il est complexe d'échapper, d'une institution qui finit par transformer et polariser nos actions, nos volontés et nos pensées. Le travail à l'usine pèse sur les âmes, l'ouvrier y perd sa dignité d'être humain : sa liberté. L'ouvrier ne peut alors pas avoir conscience des autres ouvriers qui peinent chacun de leur côté. Il est coupé, étranger du monde social. Sa conscience est une conscience solitaire. En reprenant les mobiles donnés, on peut le concevoir : la peur du renvoi est égoïste, l'avidité est égoïste, le dépassement de soi est égoïste. Il n'y a pas de noblesse de ces mobiles car ce sont des mobiles qui nous désengagent d'une pensée collective. La pression de l'usine fait oublier qu'il y a d'autres êtres humains qui souffrent, la pesanteur est donc aussi une dégradation morale.
Pour éclairer le texte, une des astuces est de reprendre les exemples ou les éléments argumentatifs qui ont été donnés pour les appliquer au passage à expliquer. Ici, les mobiles précédemment énoncés peuvent expliquer la peine décrite à être présent aux autres.
3. La pesanteur d'un système
Simone Weil synthétise alors l'effet de système qu'elle a désigné par « pesanteur » dans un double mouvement. D'abord, « il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ». De quel système parle-t-elle ? Du système social et organisationnel de l'usine. C'est donc des conditions brutales de travail, brutales car les machines, les réprimandes, les objectifs blessent et heurtent les corps et la pensée. Mais c'est aussi un système d'indifférence : le gérant de l'usine ne se soucie pas des travailleurs et de leur état, la machine et la chaîne non plus. L'ensemble du système conduit donc à étouffer la conscience empathique et morale de chacun de ses agents. Il faut utiliser d'autres mobiles que des mobiles moraux pour agir. C'est un effet psychologique du système de faire disparaître l'âme de l'ouvrier derrière la production. Mais à cet effet répond le mouvement aussi de l'agent dans sa subjectivité, il est le reflet incarné du système : « la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu'on a autour de soi ». On pourrait naïvement croire à une solidarité des ouvriers, à une ligue collective pour se soutenir, se plaindre, s'encourager. Or, il n'en est rien : plongé dans un système qui le brutalise, l'individu se replie sur lui-même et de brutalisé il devient lui-même brutalisant. Alors, les gestes peuvent devenir violents, les regards mauvais, les paroles insultantes : car rien n'est fait pour développer une once de dignité, de respect, d'humanité. L'ouvrier s'oublie et oublie les autres.
4. L'isolement total de l'ouvrier
Quelle est la conséquence de cette pesanteur du système de l'usine ? L'ouvrier souffre. Mais cette souffrance donne lieu à une plainte inaudible : elle « ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition ». Comment l'expliquer ? Ce n'est pas seulement le manque d'empathie ou d'intérêt. C'est que le système produit cet oubli, cette acceptation de la situation. L'ouvrier d'ailleurs n'analyse pas sa situation, le contexte conduisant sa pensée au minimum vital. Non pas que l'ouvrier soit stupide, mais il est conduit à faire taire sa pensée. Donc il ne peut plus développer une analyse de sa condition. Mais aussi, sans avoir vécu, dans son corps et son esprit, la diminution progressive de sa conscience et le rétrécissement de son âme, cette description paraît absurde, excessive, inaudible à celui qui l'entend. Ainsi, en un sens, le patron ne saurait comprendre le sort de l'ouvrier car il n'en partage pas les conditions. Cet isolement donne lieu à cette plainte inaudible et condensée dans une formule « il a trouvé le temps long ». Trouver le temps long évoque à un individu non ouvrier le simple phénomène de l'ennui, l'impatience de quitter une situation. Mais le temps long de l'ouvrier n'est pas qu'une situation, c'est sa condition. Le temps long de l'ouvrier est le temps où il doit disparaître, il doit devenir inconscient, sourd à soi et aux autres, se l'imposer pour pouvoir subvenir à ses besoins.
Conclusion
Dans cet extrait, Simone Weil a donc interrogé les effets que le système de l'usine a sur l'âme de l'ouvrier. En partant d'une analyse des mobiles, elle a pu décrire les effets nocifs de l'usine qui produit un déchirement de l'individu. Ce déchirement pourrait être synthétisé en deux aspects : il y a une pesanteur dans l'usine qui éteint la conscience et cette extinction de la conscience rend l'ouvrier sourd à sa noblesse, à lui-même, aux autres. C'est, en résumé, la condition ouvrière.
Est-elle une fatalité ? On pourrait envisager une perspective sous-entendue dans cet extrait : par deux fois, Weil décrit cette pesanteur comme presque irrésistible. Peu t-être qu'à certaines conditions donc, et qui sont sûrement envisagées par ailleurs par l'autrice, l'ouvrier peut retrouver la noblesse du travail.
La conclusion rappelle le point de départ de la réflexion de l'auteur et la progression de son argumentation : elle doit noter les points importants que l'explication a fait apparaître. Si jamais il y a une ouverture, il vaut mieux s'appuyer sur une dimension sous-entendue du texte, ou envisagée par une autre perspective philosophique que de proposer une critique sans développement du propos.