Claire de Duras, Édouard : commentaire, sujet de métropole, juin 2024

Énoncé

Objet d'étude : Le roman et le récit du Moyen Âge au xxie siècle.
Vous commenterez le texte suivant :
Claire de Duras, Édouard, 1825
Le narrateur, Édouard, tombe amoureux d'une jeune veuve, la duchesse de Nevers. Fils d'un avocat, il ne peut lui avouer son amour parce qu'il n'est pas noble. Il passe cependant un été avec elle au château de Faverange.
Madame de Nevers s'était assise dans l'embrasure d'une des fenêtres pour respirer l'air frais du soir ; un grand jasmin qui tapissait le mur de ce côté du château montait dans la fenêtre, et s'entrelaçait dans le balcon. Debout, à deux pas derrière elle, je voyais son profil charmant se dessiner sur un ciel d'azur, encore doré par les derniers rayons du couchant ; l'air était rempli de ces petites particules brillantes qui nagent dans l'atmosphère à la fin d'un jour chaud de l'été ; les coteaux, la rivière, la forêt, étaient enveloppés d'une vapeur violette qui n'était plus le jour, et qui n'était pas encore l'obscurité. Une vive émotion s'empara de mon cœur. De temps en temps un souffle d'air arrivait à moi ; il m'apportait le parfum du jasmin, et ce souffle embaumé semblait s'exhaler de celle qui m'était si chère ! Je le respirais avec avidité. La paix de ces campagnes, l'heure, le silence, l'expression de ce doux visage, si fort en harmonie avec ce qui l'entourait, tout m'enivrait d'amour. Mais bientôt mille réflexions douloureuses se présentèrent à moi. Je l'adore, pensai-je, et je suis pour jamais séparé d'elle ! Elle est là ; je passe ma vie près d'elle, elle lit dans mon cœur, elle devine mes sentiments, elle les voit peut-être sans colère : eh bien ! jamais, jamais, nous ne serons rien l'un à l'autre ! La barrière qui nous sépare est insurmontable, je ne puis que l'adorer ; le mépris la poursuivrait dans mes bras ! et cependant nos cœurs sont créés l'un pour l'autre. Et n'est-ce pas là peut-être ce qu'elle a voulu dire l'autre jour ! Un mouvement irrésistible me rapprocha d'elle ; j'allai m'asseoir sur cette même fenêtre où elle était assise, et j'appuyai ma tête sur le balcon. Mon cœur était trop plein pour parler. « Édouard, me dit-elle, qu'avez-vous ? – Ne le savez-vous pas ? » lui dis- je. Elle fut un moment sans répondre ; puis elle me dit : « Il est vrai, je le sais ; mais si vous ne voulez pas m'affliger, ne soyez pas ainsi malheureux. Quand vous souffrez, je souffre avec vous ; ne le savez-vous pas aussi ? – Je devrais être heureux de ce que vous me dites, répondis-je, et cependant je ne le puis. – Quoi ! dit-elle, si nous passions notre vie comme nous avons passé ces deux mois, vous seriez malheureux ? » Je n'osai lui dire que oui ; je cueillis des fleurs de ce jasmin qui l'entouraient, et qu'on ne distinguait plus qu'à peine ; je les lui donnai, je les lui repris ; puis je les couvris de mes baisers et de mes larmes.

Corrigé

Introduction
« Madame, sous vos pieds, dans l'ombre, un homme est là/ Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;/ Qui souffre, ver de terre amoureux d'une étoile », écrit Victor Hugo dans Ruy Blas : le topos de l'amour impossible est récurrent dans la littérature romantique, qui explore les mouvements de l'âme et ses passions.
Avant de parler du texte, l'accroche permet de montrer des connaissances d'histoire littéraire en lien avec le sujet.
C'est dans ce contexte que Claire de Duras écrit le roman Édouard, en 1825. Dans cet extrait en effet, Édouard, le narrateur, peint le portrait sublimé de la duchesse de Nevers et exprime sa souffrance due à un amour empêché par l'ordre social, dans un registre lyrique et passionné.
Ne pas hésiter à faire un court résumé du texte, qui énonce explicitement ses enjeux.
Nous nous demanderons ainsi comment Claire de Duras traite le thème de l'amour impossible, particulièrement dramatique, dans le genre romanesque.
La problématique, ou projet de lecture, doit interroger les enjeux du texte, autrement dit sa raison d'être, et les choix d'écriture qui servent ce projet.
Nous étudierons dans un premier temps la façon dont est peint le portrait de la duchesse avant d'analyser la façon dont l'autrice rend compte des émotions d'Édouard.
L'annonce du plan permet au correcteur de se repérer dans la copie. Il est important de montrer que la copie se place dans une logique de démonstration et non de description, pour éviter la paraphrase, principal problème des copies au baccalauréat.
Le plan développé
L'extrait d'Édouard est marqué par la picturalité : le narrateur nous livre un tableau marqué par la sensualité.
Un court paragraphe en début de partie permet d'annoncer les idées qui vont être développées.
La dimension picturale du texte est en effet prégnante : Mme de Nevers, placée dans « l'embrasure d'une des fenêtres » apparaît ainsi comme dans un cadre entourant son portrait, et Claire de Duras construit son texte comme un tableau, avec le personnage au premier plan, et un paysage en arrière-plan marqué par le champ lexical de la nature : « les coteaux, la rivière, la forêt ».
La première phrase d'un paragraphe doit annoncer l'idée qui va y être défendue : un paragraphe contient toujours une idée illustrée et développée. Le développement d'un paragraphe de commentaire s'appuie en général sur trois étapes : annonce d'une idée – citation analysée avec des procédés littéraires (figures de style, remarque grammaticale…) – interprétation des effets produits par ces procédés. C'est ce qui permet d'éviter la paraphrase et d'entrer dans une logique démonstrative.
Pour renforcer la picturalité du texte, Claire de Duras travaille également les couleurs, avec le blanc du jasmin et la « vapeur violette », et joue avec les lumières, avec des termes comme « rayons du couchant », « particules brillantes », pour créer un effet de clair-obscur topique du coucher de soleil romantique. La femme aimée est ainsi sublimée et élevée au rang d'art, dans une atmosphère douce où la nature semble se mettre au service de la femme pour la magnifier, ce qui se lit notamment dans le parfum du jasmin qui semble « s'exhaler de celle qui m'était si chère ! ». Le texte peint ainsi une image au lecteur, qui reconnaît les éléments traditionnels de la femme à la fenêtre, avec le balcon qui rappelle par exemple une scène de Roméo et Juliette de Shakespeare.
Conclure le paragraphe en rappelant son idée principale et ce qu'il a apporté comme élément de réponse à la problématique.
De plus, ce tableau est empreint de sensualité. Le statut intradiégétique du narrateur permet d'accéder aux émotions du personnage d'Édouard et à son regard amoureux, ce qui anime le texte peignant pourtant un tableau immobile. Les sens de la vue et de l'odorat, notamment, soulignent la force des sentiments du personnage, exprimés par des hyperboles telles que « Je le respirais avec avidité » et la ponctuation exclamative qui porte une forte valeur expressive. De même, la chaleur évoquée de la scène renvoie sans doute à la chaleur du désir qui anime le personnage, dont le regard construit une harmonie idéalisée : la femme s'unit avec la nature par le parfum du jasmin, fleur qui allie également la nature et l'architecture en « s'entrelaç[ant] avec le balcon ». Ces différentes unions traduisent le regard amoureux qui rêve lui aussi d'une union avec la femme aimée.
Ainsi, Claire de Duras nous peint au travers du regard d'Édouard un portrait magnifié de la femme aimée.
Il faut ici faire une phrase de transition qui récapitule la première partie.
Cet embellissement traduit surtout les sentiments du personnage, qui exprime son émotion et ses tourments dans un registre lyrique et passionné.
Ensuite, il faut annoncer la seconde partie.
En effet, si le tableau peint est caractérisé par l'harmonie et la douceur, la conjonction de coordination « Mais » introduit une rupture dans le texte, qui s'ouvre alors à l'expression des tourments d'Édouard. La violence des sentiments est traduite par de nombreux procédés tels que les hyperboles (« mille réflexions douloureuses », les répétitions (« jamais, jamais ») et les nombreuses tournures exclamatives. Associés à l'emploi répété de la première personne du singulier, ils fondent un registre lyrique qui intensifie la violence des sentiments et a pour but de communiquer cette souffrance au lecteur, qui partage les émotions du personnage par l'usage du discours direct. On trouve ici l'une des caractéristiques du premier romantisme que l'on retrouve par exemple en poésie sous la plume de Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! » écrit ce dernier dans les Méditations poétiques : il s'agit de rendre compte des passions humaines dans ce qu'elles ont d'extrême et d'implacable. L'amour d'Édouard, comme sa souffrance, n'échappe pas à cette exacerbation comme en témoigne l'emploi répété du verbe « adorer », qui comporte une connotation religieuse et sacrée : la violence de l'amour impossible est d'autant plus violente que le personnage semble vénérer Mme de Nevers. Édouard incarne donc la figure du héros romantique, voire tragique, impuissant face à une « barrière […] insurmontable », et régulièrement objet de la phrase : « mille réflexions douloureuses se présentèrent à moi », « Un mouvement irrésistible me rapprocha d'elle ». Son impossibilité à agir est également due à sa volonté de protéger la femme aimée du « mépris » dont elle serait l'objet si elle décidait de rompre les conventions sociales qui les séparent. Édouard est ainsi un personnage déchiré par la puissance de ses émotions qui ne peuvent en aucun cas trouver une fin heureuse.
La figure d'Édouard en héros tragique est également construite par le passage, à la fin de l'extrait, au discours direct : le tableau laisse place à un dialogue conférant une certaine théâtralité à l'extrait, ce qui peut à nouveau faire écho à des pièces mettant en scène des dialogues amoureux entre deux protagonistes que tout sépare : Roméo et Juliette notamment. Le dialogue est d'autant plus déchirant qu'il nous révèle que les sentiments d'Édouard sont partagés par Mme de Nevers, comme l'indique l'expression « Quand vous souffrez, je souffre avec vous », où la répétition construit un effet de miroir entre les deux personnages. Mme de Nevers fait ainsi preuve de sympathie, au sens étymologique du terme (« souffrir avec »), et nous rappelle que l'origine du mot « passion » est « pathos », la souffrance. En lui disant qu'elle partage ses souffrances, elle lui dit à mots couverts qu'elle l'aime. La veine romantique de Claire de Duras permet ainsi une analyse des sentiments complexes qui animent le cœur humain, en montrant comment une source de joie, l'amour partagé, peut devenir une source de souffrance violente, c'est ce que montre l'alternance des termes antithétiques « malheureux/ heureux/ malheureux ». L'amour de Mme de Nevers reste cependant implicite et Édouard souffre d'autant plus que la réciprocité n'est pas encore dévoilée : l'aveu attendu ne se fait pas, et le dialogue reste empêché, marqué par les interrogations davantage que par les affirmations ainsi que par les silences dramatiques : « Elle fut un moment sans répondre », « Je n'osai lui dire que oui ». Autre artifice théâtral, c'est par les objets que se font les confessions, notamment le jasmin : la succession des deux propositions courtes et antithétiques, « je les lui donnai, je les repris » sont significatives. Leur brièveté est à nouveau signe de l'émoi d'Édouard et de la rapidité avec laquelle il fait ces actions. Le fait de reprendre les fleurs peut symboliquement signifier la non-réciprocité, mais on peut également penser ne pas hésiter à utiliser des modalisateurs exprimant l'hypothèse voire le doute : « nous pouvons supposer/penser que… » que le jasmin, après avoir touché les mains de Mme de Nevers, en devient un emblème, ce qui rappelle certains codes de l'amour courtois, où la dame fait le don d'un objet qui a touché sa peau.
Un texte littéraire contient une part de mystère face auquel on ne peut qu'émettre des suppositions, qui font pleinement partie de la démarche interprétative. Attention cependant à appuyer ces hypothèses sur des faits textuels précis pour ne pas tomber dans l'extrapolation ou le contresens.
Le jasmin par ailleurs mêlait au début de l'extrait son odeur à celle de Mme de Nevers : on comprend ainsi que la fleur devient pour Édouard un substitut, nécessairement insuffisant, de la femme aimée. Les baisers qu'il lui applique sont ainsi destinés à Mme de Nevers, geste qui demeure empêché.
Conclusion
Pour conclure, Claire de Duras écrit dans cet extrait d'Édouard une variation toute romantique sur le thème de l'amour impossible. S'inspirant d'une tradition théâtrale héritée de la période médiévale et courant jusqu'au xixe siècle, elle s'approprie le topos en le transposant dans le genre romanesque. Le roman en effet, qui est en train d'acquérir ses lettres de noblesse et remplace progressivement le théâtre en tant que « grand genre », permet à l'autrice de souligner la puissance des sentiments, en proposant un tableau qui érige la femme aimée en icone sacrée, en faisant plonger le lecteur dans l'intériorité déchirée du personnage éponyme, sans pour autant perdre le dynamisme dramatique qu'elle rend par l'intermédiaire d'un dialogue et par des objets chargés de symboles. L'universalité de ce thème qui fait appel aux sentiments les plus partagés (l'amour et les souffrances qu'il suppose) continuera à marquer la littérature du xixe siècle, notamment avec la pièce Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, également très influencée par Shakespeare, mettant en scène les amours tragiques de Cyrano, convaincu que sa laideur empêche son amour pour Roxane, et qui meurt sans savoir que ses sentiments étaient partagés.
Il est conseillé de terminer sa conclusion par une ouverture sur une autre œuvre : la culture littéraire personnelle ou acquise durant l'année sera valorisée.