I. La construction historique de la notion de patrimoine jusqu'au xxe siècle
L'origine de la notion de patrimoine est économique : le terme désigne initialement ce que le père transmet à ses enfants. Le terme inclut donc l'idée de préservation et de transmission, mais dans une logique privée. Pendant la Renaissance, les familles princières rassemblent ainsi des collections artistiques de grande valeur, mais il ne s'agit pas de biens communs, et l'idée de préservation de trésors du passé est encore balbutiante. En effet, comme le souligne aussi Thibault Le Hégarat, « la monarchie [française] ignore la conservation et n'hésite pas à démolir tout ou partie de châteaux, comme des ailes entières pour les besoins de leur habitation ». Le patrimoine prend une valeur plus collective pendant la Révolution française. En France, l'État met la main sur des propriétés royales ou ecclésiastiques importantes, qui deviennent ainsi publiques. En parallèle, de nombreux bâtiments subissent des destructions, comme l'abbaye de Cluny en Bourgogne. La notion de patrimoine subit alors une mutation : il apparaît important et utile de protéger les vestiges de l'Ancien Régime pour en faire des biens communs qui doivent cimenter la conscience politique et le sentiment national. Ainsi, l'abbé Grégoire, dans un rapport à la Convention de 1794, demande « que le respect public entoure particulièrement les objets nationaux, qui, n'étant à personne, sont la propriété de tous » et souligne l'intérêt éducatif de la préservation du patrimoine national. Sans doute parce que leur dimension commune est plus ancienne, les bâtiments religieux concentrent d'abord l'attention des élites qui déplorent les destructions des biens du clergé à l'époque révolutionnaire ou pendant la Première Guerre mondiale. Les destructions et les menaces massives du patrimoine ont largement participé à la prise de conscience collective de l'importance de celui-ci : les guerres sont ainsi suivies de renforcement de l'intérêt public pour la préservation du bâti. La notion de patrimoine, comme le souligne Isabelle Anatole-Gabriel, s'est ainsi construite dans la France révolutionnaire. Au début du xxe siècle, elle désigne un ensemble de vestiges surtout architecturaux qui forment un bien national et qu'il convient de préserver et de transmettre dans l'intérêt commun.© lucentius/iStock |
L'élaboration du patrimoine mondial par l'UNESCO
L'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a été créée en 1945, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ce qui révèle bien le lien entre destructions et politiques patrimoniales. Cette institution vise à favoriser la paix grâce à une coopération internationale dans les domaines de l'éducation, de la science et de la culture. En 1972, sous l'égide de l'UNESCO, est signée la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel. Ratifiée par la plupart des États du monde, elle plonge ses racines dans le travail de préservation des vestiges antiques de la vallée d'Assouan en Égypte, mais ne se contente pas de protéger le patrimoine culturel : le patrimoine naturel est aussi pris en compte. L'UNESCO sélectionne ainsi chaque année des sites naturels ou culturels qu'elle déclare « patrimoine mondial ». Plus de 1 000 sites sont aujourd'hui classés, la plupart culturels. Il peut s'agir d'une ville entière, comme Quito en Équateur, d'un espace naturel, comme la Grande Barrière de corail en Australie, ou de sites mixtes, comme le sanctuaire du Machu Picchu au Pérou, classé à la fois pour les ruines incas et pour son site montagneux, la faune et la flore qu'on y trouve. Un certain nombre de sites sont considérés comme en péril par l'UNESCO, comme le centre historique de Vienne, classé en 2001 et inscrit sur la liste des biens en péril en 2017 du fait de projets de constructions de tours.En 1994, l'UNESCO constate plusieurs déséquilibres dans la liste du patrimoine mondial. La plupart des sites classés se trouvent en Europe, et il y a beaucoup plus de sites culturels que de sites naturels ou mixtes. Prenant acte de ce déséquilibre, l'institution met en place une politique destinée à opérer un rééquilibrage territorial. Constatant que les sites naturels sont mieux répartis géographiquement, elle décide d'en classer davantage. Elle s'engage également à étudier en priorité les propositions émanant de pays sous-représentés. De plus, la définition du patrimoine par l'UNESCO change pendant les années 1990, avec l'apparition de la catégorie du patrimoine culturel immatériel officialisée en 2003, qui inclut des « pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire » et les objets associés. Cela permet à l'UNESCO de classer des pratiques culturelles, comme des langues, des pratiques sociales ou des arts du spectacle. Ainsi, en 2001 sont classées « la langue, la danse et la musique des Garifuna », un peuple des Caraïbes, et en 2010 le « repas gastronomique des Français ». Cette extension est supposée permettre à des pays dont la culture vivante n'a pas forcément de support architectural de prétendre à une inscription sur la liste du patrimoine mondial. Néanmoins, en 2020, les pays occidentaux restent très surreprésentés : l'Europe et l'Amérique du Nord concentrent 47 % du patrimoine classé dans le monde en 2020. L'Italie possède à elle seule 55 biens classés, soit davantage que tous les biens culturels d'Afrique.
L'ambition de définir et de lister un patrimoine universel a conduit l'UNESCO à élaborer progressivement une nouvelle vision du patrimoine en rompant avec une conception nationale et très matérielle du patrimoine.
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II. Les tensions du patrimoine mondial
Le patrimoine mondial de l'UNESCO est cependant traversé de tensions importantes qui en font un réel enjeu géopolitique. La plus fondamentale concerne l'ambition de créer un patrimoine universel fondé sur le patrimoine culturel particulier. Comme le souligne Chloé Maurel, « la convention du patrimoine immatériel affirme que le patrimoine immatériel procure aux communautés "un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle", or ces deux éléments (sentiment d'identité et respect de la diversité culturelle) ne vont pas forcément de pair, au contraire ils peuvent paraître opposés ». De fait, le classement au patrimoine de l'UNESCO engendre parfois des tensions importantes localement, comme au pays Dogon. Par ailleurs, la patrimonialisation des sites entraîne parfois une affluence touristique de masse qui endommage le patrimoine protégé, et qui peut aussi avoir un impact négatif important sur la population. La géographe Marie Bridonneau a étudié l'inscription sur les listes du patrimoine de l'humanité de Lalibela, en Éthiopie, en 1978. Cette ville possède un important patrimoine religieux, qui en fait un lieu de pèlerinage important dans le pays. Le classement a contribué à insérer la ville dans la mondialisation par le tourisme, tout en la transformant. Ainsi, « le temps de pèlerinage est associé à un pic de fréquentation touristique et vendu comme un produit par les agences de voyages ». Cela génère des profits importants, mais a également pour effet de marginaliser les populations locales, déplacées des alentours des églises vers la périphérie dans une optique de préservation architecturale. Marie Bridonneau remarque que « l'intégration de Lalibela à la mondialisation est donc engagée sous l'effet d'un capitalisme culturel qui fait d'un bien culturel sacré une ressource marchande ». La dépossession des populations locales de leur propre patrimoine montre bien la tension entre préservation d'une culture locale et valorisation universalisante d'un patrimoine décrit comme commun à l'humanité. Dans le cas du fjord d'Ilulissat, au Groenland, classé en 2004 notamment pour l'intérêt exceptionnel de son glacier, son inscription au patrimoine mondial met en danger la pérennité de cet espace naturel fragile : d'après Andréa Poiret, « sa mise en tourisme attire sur le site de plus en plus de visiteurs qui piétinent les abords du glacier ».© Prof saxx/Wikimédia |
La patrimonialisation peut aussi être utilisée par les États ou les communautés locales comme un outil géopolitique, dans le but de diffuser une certaine vision de l'histoire ou de s'affirmer dans un rapport de force. Saskia Cousin et Jean-Luc Martineau ont étudié la stratégie présidant à la patrimonialisation du bois sacré d'Osogbo au Nigeria. Ils ont montré que le classement avait pour but d'affirmer l'ancrage historique de la ville nouvelle capitale contre la vieille ville yoruba Ife. On assiste ainsi à une instrumentalisation de l'UNESCO dans un but politique par les notables locaux : « l'UNESCO apparaît dans ce contexte comme une instance de légitimation déterminante, une institution instituante », concluent les auteurs.
Le patrimoine apparaît finalement comme une notion porteuse d'enjeux géopolitiques majeurs. D'abord utilisée à des fins patriotiques et pour fédérer un sentiment national, la notion de patrimoine est réinvestie par l'UNESCO dans la seconde moitié du xxe siècle dans un but finalement similaire, mais à une tout autre échelle. Il s'agit alors de défendre la conception onusienne d'une humanité partageant des valeurs communes par-delà la diversité culturelle. La création du patrimoine mondial correspond ainsi à un effort pour bâtir les bases de la paix : c'est parce que les humains partagent tous un patrimoine commun que la guerre n'est pas une fatalité. Pourtant, cette réactivation de la notion de patrimoine se heurte à des contradictions importantes qui la fragilisent : primauté des fonctionnaires occidentaux dans le choix du classement et des régions occidentales dans la localisation du patrimoine classé, tension entre la volonté de préservation et la mise en valeur touristique, instrumentalisation de l'institution dans le cadre de rivalités locales. C'est donc par la compréhension des mécanismes de construction du patrimoine que l'on peut saisir les enjeux géopolitiques qui sous-tendent cette construction.
Le patrimoine apparaît finalement comme une notion porteuse d'enjeux géopolitiques majeurs. D'abord utilisée à des fins patriotiques et pour fédérer un sentiment national, la notion de patrimoine est réinvestie par l'UNESCO dans la seconde moitié du xxe siècle dans un but finalement similaire, mais à une tout autre échelle. Il s'agit alors de défendre la conception onusienne d'une humanité partageant des valeurs communes par-delà la diversité culturelle. La création du patrimoine mondial correspond ainsi à un effort pour bâtir les bases de la paix : c'est parce que les humains partagent tous un patrimoine commun que la guerre n'est pas une fatalité. Pourtant, cette réactivation de la notion de patrimoine se heurte à des contradictions importantes qui la fragilisent : primauté des fonctionnaires occidentaux dans le choix du classement et des régions occidentales dans la localisation du patrimoine classé, tension entre la volonté de préservation et la mise en valeur touristique, instrumentalisation de l'institution dans le cadre de rivalités locales. C'est donc par la compréhension des mécanismes de construction du patrimoine que l'on peut saisir les enjeux géopolitiques qui sous-tendent cette construction.