Corrigé
Introduction
Pourquoi l'homme échange-t-il des biens ? À l'évidence parce qu'il ne saurait produire tout ce dont il a besoin : il troque donc sa propre production contre celle d'un autre, lequel fabrique également quelque chose dont le premier a besoin, et qui est d'une valeur à peu près égale. Échanger, c'est donc abandonner son droit de propriété sur une partie de sa propre production, à condition qu'autrui fasse de même vis-à-vis d'une partie de la sienne, pour le plus grand bénéfice de chacun.Mais même à admettre que cette hypothèse soit la bonne, comment alors expliquer ces échanges symboliques et immatériels, comme les échanges d'idées, de paroles, d'opinions ? Pourquoi échanger des idées, puisqu'on n'est visiblement plus dans le cadre de producteurs spécialisés répondant chacun aux besoins des autres ? Quand je dis échanger une idée avec autrui, que fais-je exactement ? Car enfin, à l'inverse d'un bien que je donne contre un autre, l'idée que j'échange ne cesse pas d'être à moi quand je la communique à l'autre : je ne m'en dépossède pas et il n'est pas dit nécessairement qu'il s'en enrichisse. Davantage même : cette idée que j'ai eue, étais-je le seul à pouvoir l'avoir, comme dans une communauté le forgeron est le seul capable de ferrer un cheval ? La question, c'est donc de savoir si le vocabulaire de l'échange est bien adapté à ce qu'il s'agit de décrire : peut-on dire que l'échange des idées vient satisfaire un besoin, comme c'est le cas de l'échange des biens ?
I. La dimension pragmatique de l'échange d'idées
1. Conditions générales d'un échange matériel
Comme le remarquait Adam Smith, on n'a jamais vu d'animaux échanger leurs proies. Seul l'homme, parce qu'il est doué de raison, est capable de renoncer à une satisfaction immédiate en vue d'une satisfaction future. Car enfin échanger, c'est justement ne pas consommer un bien, le réserver, en prévoyant de le troquer contre autre chose dont on aura, pense-t-on, davantage besoin. On comprend alors fort bien quelle logique préside à l'échange des biens : les hommes avaient plus de besoins naturels que les autres animaux et moins de moyens pour les satisfaire (par exemple, n'ayant pas de fourrure, ils ont dû confectionner des vêtements) ; il a donc fallu qu'ils suppléent à leur nudité naturelle par le travail et la vie en commun. Se regroupant, ils ont pu peu à peu se spécialiser dans une tâche donnée, ce qui a entraîné une maîtrise toujours accrue des techniques. Cette division du travail, à son tour, a augmenté la productivité des travailleurs, autant que leur interdépendance. Le potier sait mieux faire des cruches que le forgeron ; mais si le second a besoin de récipients, le premier a aussi besoin d'outils et de couverts. Chacun produit ce dont l'autre a besoin : le travail, qui était initialement la réponse spécifiquement humaine à la nécessaire satisfaction de besoins vitaux, a généré alors de nouveaux besoins, qui pour être satisfaits réclamaient à leur tour un travail spécifique et une augmentation des échanges. Ainsi, des besoins de plus en plus divers ont-ils expliqué une diversité de métiers elle-même toujours accrue et un commerce de plus en plus développé entre les travailleurs : c'est ainsi que la communauté humaine devint économique et que les liens entre les hommes excédèrent peu à peu ceux de la simple parenté biologique.2. Le développement du savoir
De ce point de vue, comment comprendre les échanges symboliques qui ont lieu par la médiation du langage ? Lorsque nous parlons en effet, nous disons couramment que nous échangeons des nouvelles, des opinions, des idées, mais de quoi s'agit-il alors exactement ? Et si nous ne satisfaisons pas un besoin corporel comme dans le cas des échanges matériels, pourquoi échangeons-nous ainsi des idées ? Reprenons l'exemple d'un homme qui échange sa production contre celle d'un autre. Il l'échange parce qu'il ne sait pas produire ce que l'autre produit. Pourrait-on alors dire que nous échangeons des idées avec autrui parce que nul ne saurait à lui seul tout penser, pas plus qu'il ne saurait tout produire ? En effet, avec le développement des connaissances et la spécialisation des sciences, nul n'est plus capable de tout savoir : à la division des tâches pragmatiques correspond également une division du savoir théorique. C'est ce qui explique qu'un médecin par exemple puisse discuter de droit avec un juriste : il enrichit ses connaissances. Si comme le dit Aristote, « les hommes aiment par nature savoir », cela constitue à soi seul un motif suffisant à nos discussions.3. La transmission des connaissances
Davantage même : de même que le forgeron n'est pas devenu forgeron tout seul, ni le médecin, ni le juriste ne seraient devenus ce qu'ils sont sans avoir appris les règles de leur art d'autres hommes. L'échange des idées permet leur transmission et l'enrichissement progressif du savoir : si nous échangeons des idées alors, c'est que contrairement aux animaux nos comportements ne sont pas instinctifs ou innés, mais qu'ils ont toute la plasticité de l'acquis. Les échanges symboliques ont donc permis l'élaboration continue d'une culture, autant que le perfectionnement des techniques : la capacité de transmettre à autrui par le langage une idée nouvelle, c'est-à-dire de diffuser la connaissance, est sans nul doute ce qui a permis à l'homme d'assurer sa supériorité sur tous les autres êtres vivants. À chaque échange, l'un enrichit son savoir sans que l'autre appauvrisse le sien, en sorte que c'est le groupe en son entièreté qui devient plus savant. Si donc nous échangeons des idées, c'est d'une part parce que nous avons la faculté d'en inventer de nouvelles ou d'en produire des combinaisons neuves, et d'autre part parce que nous avons la capacité de les communiquer à autrui : au fondement de ces échanges se trouve ce que Rousseau nommait la « perfectibilité », qui permet à l'humanité de transmettre son savoir, de l'enrichir, bref, de ne pas demeurer identique à elle-même de génération en génération, contrairement aux animaux qui demeurent uniquement ce qu'ils sont.II. La dimension symbolique de l'échange d'idées
1. Le cheminement vers le vrai
Nous avons jusqu'à présent pris au sérieux la métaphore de l'échange d'idées, en la comprenant à partir de l'échange des biens : de même qu'il y a des producteurs spécialisés dans un métier particulier, de même les domaines du savoir sont distincts. L'échange des idées est alors aussi nécessaire que l'échange des biens, et ce d'autant plus que tout ce que l'homme sait, il le sait parce qu'il l'a appris d'un autre, par l'intermédiaire justement d'échanges d'idées. Sans doute faut-il aller plus loin et affirmer que nous ne pensons jamais seuls : les idées ne naissent pas spontanément en nous, pour être ensuite échangées avec d'autres, mais elles naissent de l'échange lui-même. Telle est l'expérience platonicienne du dialogue, où chacun s'aidant de l'autre pense plus, et mieux, que s'il était resté isolé. Chacun a besoin de l'autre pour se départir de ses propres erreurs : le propre de l'erreur en effet, c'est de ne jamais apparaître comme telle (sans quoi elle serait corrigée immédiatement, en sorte que nul ne se tromperait jamais). Ainsi celui qui se trompe ne sait par définition jamais qu'il se trompe, et il a besoin de l'épreuve de la contradiction apportée par autrui pour s'assurer de la cohérence de ses propres idées. De proposition en réfutation, chacun avance avec l'autre jusqu'à la vérité conçue par Platon comme accord : si nous échangeons des idées, c'est parce que nul n'est jamais assuré d'atteindre la vérité lorsqu'il pense dans le silence de son âme.2. L'appartenance à un monde commun
Avons-nous compris de manière suffisante cependant ce qu'était un échange de biens ? Car enfin, quand nous échangeons un bien contre un autre, nous ne faisons pas que faciliter la satisfaction de nos besoins : en échangeant un bien avec autrui, je tisse avec lui une alliance symbolique au sens étymologique du terme (si tant est que symbole vient du grec symbolon, le signe de reconnaissance que conservent deux familles alliées). Échanger quelque chose avec quelqu'un, c'est affirmer notre appartenance à un monde commun, et c'est exactement ce qui se produit lorsque nous faisons œuvre de langage. Comme l'affirmait Wittgenstein dans ses Remarques sur Le Rameau d'or, les échanges d'idées par la médiation du langage ont toujours une double dimension : d'une part, il s'agit de décrire le monde, de partager cette information, d'enrichir sa connaissance de celle de l'autre ; mais d'autre part, il s'agit aussi d'attester notre communauté de langue, c'est-à-dire notre appartenance à une culture commune. Quand je dis « le chat est sur le paillasson », je décris un état de chose, lequel est susceptible d'intéresser autrui, mais je signifie aussi en silence que lui et moi nous nous comprenons, que nous parlons une même langue, que nous appartenons à une même culture : le premier de tous les rites de l'homme, cet « animal cérémoniel », c'est bien la parole, laquelle a toujours une fonction éthique (rendre possible la vie en communauté). Échanger des idées alors, ce n'est pas simplement véhiculer de l'information, transmettre des connaissances, c'est effectuer un rite de partage, affirmer que nous ne sommes jamais seuls, que le monde est toujours monde commun.3. La gratitude
Comme l'affirmait déjà Platon, la pensée seule est déjà dialogue de l'âme avec elle-même, c'est pourquoi elle a toujours la forme d'un échange, fût-elle accomplie dans la plus extrême solitude. Par le seul fait que l'homme a la parole en effet, il n'est jamais seul : la langue que je parle, je ne la parle que parce que d'autres me l'ont apprise, et mon existence tout entière se meut dans ce monde de signes dans lequel ma propre pensée s'insère. Nul alors n'a jamais rien pensé par soi-même : avoir une idée, c'est en fait toujours répondre à une parole qui m'a été adressée par autrui. C'est pourquoi Calvin faisait de la gratitude la première qualité humaine : quoi que nous pensons, nous le devons toujours aux autres, et il n'est pas jusqu'à nos idées les plus neuves ou les plus originales qui ne leur doivent tout.