Corrigé
Introduction
« C'est dans l'art que se révèle la grandeur humaine », affirmait Hegel. Si nous entendons le terme d'art en son sens moderne et restreint, celui de beaux-arts, alors cela signifie sans doute que la vraie grandeur de l'homme se révèle dans l'artiste : le poète, le peintre, le musicien nous révèleraient ce dont l'homme est effectivement capable. Mais cela veut-il dire que les artistes sont des êtres supérieurs doués d'un talent particulier et à chaque fois unique, ou que l'humanité ne sera pleinement accomplie, comme le pensait Lautréamont, que lorsque nous serons tous poètes, peintres ou musiciens ? Car enfin, nous ne sommes pas tous artistes et pouvons-nous tous l'être, c'est-à-dire le devenir ? Ou bien le talent artistique est-il de l'ordre du don accordé à la naissance, en sorte qu'il faudrait reconnaître à l'artiste un génie particulier auquel le reste des hommes n'aurait pas accès ? En d'autres termes, avons-nous tous la capacité de créer des œuvres d'art, cette capacité ne fût-elle pleinement accomplie que chez certains, ou la création artistique réclame-t-elle un talent particulier dont tous les hommes ne sont pas doués, quelques efforts qu'ils puissent déployer pour tenter de l'acquérir ? Il s'agit de déterminer si la disposition à créer des œuvres d'art est également répartie parmi les hommes ; si elle l'est, il faudra se demander pourquoi elle devient effective chez certains et pas chez d'autres ; si elle ne l'est pas, il faudra se demander si le talent suffit, s'il n'a pas besoin d'être travaillé.I. Le génie artistique est un talent inné
1. L'invention de la règle
Le terme d'art a longtemps servi à désigner aussi bien l'activité de l'artisan que celle de l'artiste : la signification que nous lui donnons (celle de « beaux-arts ») est en fait récente et ne date que du XVIIIe siècle. D'Alembert, dans l'Encyclopédie, est un des premiers à faire la distinction : il affirme en effet que « la pratique des beaux-arts consiste partiellement dans une invention, qui ne prend guère ses lois que du génie », en sorte que « les règles qu'on a écrites sur ces arts n'en sont que la partie mécanique ». Les beaux-arts en effet, et comme toute technique, obéissent à un certain nombre de règles fixes et enseignables ; mais ces règles communes (les lois de la perspective en peinture par exemple) n'en sont que la partie la moins digne, et voilà ce qui fonde la distinction de l'artiste et de l'artisan. Un bon artisan, c'est un artisan qui maîtrise parfaitement les règles de son art, alors qu'on n'attend pas d'un artiste qu'il se contente d'y obéir : on n'attend pas simplement d'un tableau qu'il soit bien peint, si tant est qu'une œuvre d'art doit aussi nous surprendre, et qu'il soit simplement le produit d'une habileté technique.Il faut donc comprendre que la règle n'a pas le même statut chez l'artiste et chez l'artisan : alors que la maîtrise des règles constitue la limite supérieure de l'artisanat, elle n'est que la limite inférieure des beaux-arts. Si, comme le rappelait saint Augustin, le menuisier a bien en tête une idée du coffre avant même de le fabriquer, en sorte que le produire est toujours guidé par une forme qui lui préexiste, l'artiste quant à lui invente ses règles à mesure qu'il crée, en sorte que si l'œuvre peut nous surprendre, c'est parce qu'elle surprend d'abord l'artiste lui-même. Cela ne signifie pas que la création artistique est dénuée de règles et soumise seulement au caprice de l'artiste, cela signifie que si la règle préexiste au travail de l'artisan qu'elle guide, au contraire elle vient à l'artiste « à mesure qu'il fait », comme le disait Alain, « en sorte qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître ».
2. Le génie comme capacité à inventer des règles
C'est pourquoi, selon Kant, la première propriété d'une œuvre « doit être l'originalité » : l'artiste n'a pas à se conformer à une règle qui lui préexiste, il doit au contraire inventer sa façon de faire, et c'est parce que les règles qu'il suit sont à chaque fois originales et singulières que l'œuvre peut et doit nous surprendre. Ainsi, l'artiste, à la différence de l'artisan, est doué d'un talent particulier et inné : l'artiste se caractérise par son génie, « talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée : il n'est pas une aptitude à quoi que ce soit, qui pourrait être apprise d'après une règle quelconque » (Critique de la faculté de juger, § 46). Le génie est une disposition innée : alors que l'artisan a besoin de connaître les règles de son art et de les maîtriser à force d'expérience, il est illusoire de croire que même en s'exerçant beaucoup, on pourra devenir artiste. La faculté d'inventer des règles nouvelles n'est pas donnée à tous, et tous ne sont pas originalement disposés (entendons par là que tous les hommes ne sont pas capables d'être originaux, c'est-à-dire de créer une œuvre absolument neuve).3. Un talent à cultiver
Contrairement à l'artisanat, les arts ne sont pas dotés de règles certaines et universelles. Plus exactement, s'il y a bien des règles certaines en art (par exemple les lois de la perspective en peinture), ce n'est pas leur respect qui décide du caractère réussi ou raté de l'œuvre. Un tel respect est certes nécessaire mais pas suffisant, et voilà pourquoi il ne suffit pas qu'un tableau soit bien peint pour qu'il soit beau. Par conséquent, selon Kant, ces règles ne peuvent pas constituer une méthode à rigoureusement parler, mais plutôt une manière (modus), c'est-à-dire une façon de faire, un comment. Les seules règles en art qui sont universelles, ce sont les manières de faire. Mais chaque artiste les reprend et les réinvente ; ce pourquoi le maître doit enseigner ses règles à son disciple, mais pas les prescrire : il ne faut pas que les trucs du maître deviennent des lois, il ne faut pas que ses œuvres deviennent des archétypes, des modèles absolus. Le bon maître au contraire devra développer le sens critique chez son disciple en lui montrant que même ce que lui, le maître, fait, n'est justement pas un modèle idéal. Au lieu de prescrire ses manières de faire comme des lois, il faut que le maître cultive son disciple, c'est-à-dire développe ses facultés et son imagination par l'apprentissage des « humanités », dit Kant (comme on dit : faire ses humanités), c'est-à-dire par une connaissance culturelle commune des « classiques » qui nous permet de partager le même monde, d'avoir (comme on dit maintenant) les mêmes « références ». Entendons par là que le talent seul ne fait pas tout, c'est une condition nécessaire mais non suffisante : non seulement tous les hommes ne peuvent pas être artistes, mais même ceux qui sont doués doivent exercer leur talent pour le voir se développer.II. Le génie de l'artiste n'existe que dans l'œuvre
1. L'attention à la singularité
En quoi consiste alors le génie qui caractérise l'artiste ? Le génie, nous dit Kant, est un don que l'artiste reçoit « de la nature » (c'est-à-dire qu'il possède à la naissance) et qui lui permet de saisir la forme, le trait singulier des choses. Sans doute faut-il songer ici à l'explication qu'en donne Bergson : la perception ne retient des choses que leur fonction pragmatique, parce qu'elle est d'emblée guidée par l'action. Je ne peux pas être attentif à tout : ce qui fait que ce marteau est celui-ci et non un autre demeure le plus souvent inaperçu ; je remarque le marteau lorsque j'en ai besoin, et en ce cas je m'en saisis sans le regarder davantage. Le talent de l'artiste n'est donc pas quelque chose de positif : ce qui caractérise l'artiste est bien plutôt de l'ordre du manque ou du défaut.L'homme ordinaire ne retient des choses que ce dont il a besoin pour agir, il demeure inattentif à leur singularité profonde, et finalement il ne perçoit les choses qu'à travers les mots généraux qui les désignent (ceci est un marteau, c'est-à-dire quelque chose qui sert à enfoncer des clous). Chez l'artiste en revanche, cette capacité à abstraire une forme générale du percept est comme paralysée : l'artiste est incapable de ne pas remarquer la singularité et c'est elle qu'il nous donne à percevoir dans son œuvre.
2. L'œuvre de génie
Mais alors, ne sommes-nous pas tous capables de suspendre l'urgence de l'action et d'être à nouveau attentifs à la singularité des choses ? Si nous ne sommes pas tous artistes, ne pourrions-nous pas tous l'être ? C'est à Hegel qu'il revient sans nul doute d'avoir tranché la question : il n'y a d'artiste que dans l'œuvre ; l'œuvre n'est pas simplement le témoin du génie de son créateur, elle ne fait pas que le révéler : elle le constitue. Ce qu'il y a de génial chez l'artiste, c'est son œuvre, qui vaut souvent mieux que lui-même : Hegel critique vivement les théories romantiques d'un génie créateur, qui refuserait de faire œuvre parce que l'œuvre elle-même n'arriverait jamais à égaler le talent de l'artiste. Quand on pense l'artiste comme une « génialité divine » qui peut refuser de faire œuvre, parce qu'elle sera toujours inférieure à son génie, à ce qu'il aurait pu faire, on mécomprend ce qu'est le génie et on mécomprend l'art : sa profondeur, l'artiste ne la découvre qu'en faisant œuvre. Faire œuvre, c'est s'expliquer avec sa propre profondeur : la vraie profondeur est celle de l'œuvre, pas celle de l'artiste, parce que c'est celle de l'œuvre qui manifeste celle de l'artiste et la fait être. Ce que l'artiste fait est plus pleinement lui que lui-même. C'est pourquoi il y a plus de vérité dans son œuvre que dans sa petite subjectivité privée, dans laquelle d'ailleurs il n'y a rien de grand (on peut être un grand créateur et un individu médiocre).