Énoncé
Diderot n'est pas seulement l'homme de L'Encyclopédie ; il est aussi critique d'art. De1759 à 1781, il rend compte de l'exposition de peinture de Paris, qui se tient tous les deux ans et qu'on appelle Salon. En 1767, il commente un tableau d'Hubert Robert, Grande Galerie antique, éclairée du fond, et exprime les sentiments que lui inspire sa contemplation.
« Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux , les objets qui m'entourent m'annoncent une fin, et me résignent à celle qui m'attend. Qu'est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s'affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête, et qui s'ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! et j'envie un faible tissu de fibres et de chair à une loi générale qui s'exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d'un abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m'arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés !
Si le lieu d'une ruine est périlleux, je frémis. Si je m'y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi . C'est là que j'appelle mon ami . C'est là que je regrette mon amie. C'est là que nous jouirons de nous sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux . C'est là que je sonde mon cœur. C'est là que j'interroge le sien, que je m'alarme et me rassure. De ce lien, jusqu'aux habitants des villes, jusqu'aux demeures du tumulte, au séjour de l'intérêt des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.
Si mon âme est prévenue d'un sentiment tendre, je m'y livrerai sans gêne. Si mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.
Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n'entends rien, j'ai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m'écoute. Je puis me parler tout haut, m'affliger, verser des larmes sans contrainte. »
Si le lieu d'une ruine est périlleux, je frémis. Si je m'y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi . C'est là que j'appelle mon ami . C'est là que je regrette mon amie. C'est là que nous jouirons de nous sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux . C'est là que je sonde mon cœur. C'est là que j'interroge le sien, que je m'alarme et me rassure. De ce lien, jusqu'aux habitants des villes, jusqu'aux demeures du tumulte, au séjour de l'intérêt des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs, il y a loin.
Si mon âme est prévenue d'un sentiment tendre, je m'y livrerai sans gêne. Si mon cœur est calme, je goûterai toute la douceur de son repos.
Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n'entends rien, j'ai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m'écoute. Je puis me parler tout haut, m'affliger, verser des larmes sans contrainte. »
Salon de 1767
Corrigé
Introduction
« Je vous aime, ô débris ! et surtout quand l'automne / Prolonge en vos échos sa plainte monotone », écrit Victor Hugo dans ses Odes et ballades. Le motif des ruines est de fait un topos poétique privilégié du romantisme, occasionnant des méditations sur le tempus fugit et la vanité de l'homme et de sa création
Avant de parler du texte, l'accroche permet de montrer des connaissances d'histoire littéraire en lien avec le sujet.
Ce thème était cependant déjà présent au xviiie siècle notamment dans la peinture d'Hubert Robert, dont Diderot évoque un tableau, la Grande galerie antique, dans son Salon de 1767. Le tableau, qui n'est pas décrit, suscite chez Diderot une révolte face à la mort mais aussi un apaisement nostalgique, exprimés dans un registre passionné et poétique. Comment Diderot met-il en scène son émotion esthétique et sa réflexion sur la fuite du temps ?
La problématique, ou projet de lecture, doit interroger les enjeux du texte, autrement dit sa raison d'être, et les choix d'écriture qui servent ce projet.
Nous étudierons dans un premier temps l'approche sensible de Diderot face au tableau avant de nous intéresser à sa réflexion quant à la fuite du temps.
L'annonce du plan permet au correcteur de se repérer dans la copie. Il est important de montrer que la copie se place dans une logique de démonstration et non de description, pour éviter la paraphrase, principal problème des copies au baccalauréat.
Le plan développé
Si Diderot est dans une posture de critique d'art qui évoque l'intérêt de la peinture à ses yeux, cette position critique est d'autant plus forte qu'elle exhibe son émotion.
Un court paragraphe en début de partie permet d'annoncer les idées qui vont être développées.
Le texte s'inscrit dans le genre des salons de la peinture, et propose donc une réflexion sur l'art et ses pouvoirs, ce qui fonde la valeur d'une œuvre.
La première phrase d'un paragraphe doit annoncer l'idée qui va y être défendue : un paragraphe contient toujours une idée illustrée et développée. Le développement d'un paragraphe de commentaire s'appuie en général sur trois étapes : annonce d'une idée, citation analysée avec des procédés littéraires (figures de style, remarque grammaticale…) et interprétation des effets produits par ces procédés. C'est ce qui permet d'éviter la paraphrase et d'entrer dans une logique démonstrative.
Nous pouvons comprendre qu'en creux, Diderot considère que le pouvoir d'un tableau vient du fait qu'il nous fait confondre représentation et réalité. Le tableau, en effet, n'est jamais vraiment décrit, comme si les ruines étaient réelles, et non une figuration. On remarque de ce point de vue les adverbes de lieu, « c'est là » « . C'est là… », les déictiques, « ce lieu » « De ce lien,… » ou encore les verbes de perception qui effacent la matérialité de la toile et donnent une impression de réel : « Je vois le marbre » « Je vois le… ». La force de la peinture se trouve donc dans son souci du vrai et sa capacité à faire oublier au spectateur qu'il est face à une toile au profit d'une sensation de réel, ce qui mène à une implication personnelle du spectateur.
En effet, le pouvoir de la toile vient également de sa capacité à susciter l'émotion du spectateur. En cela, Diderot est lui-même l'exemple du pouvoir de la toile d'Hubert Robert. Il a ainsi recours à une accumulation du champ lexical de l'émotion et de la sensation, « je frémis » « je frémis. Si… », « je suis plus libre » « je suis plus… », « nous jouirons » « nous jouirons de… », exprimant tour à tour les nombreuses « idées » « Les idées que… » que la toile suscite. Son implication personnelle se retrouve également dans l'emploi de la première personne, la ponctuation forte comme les points d'interrogation et d'exclamation qui fondent un registre lyrique et les procédés emphatiques tels que l'accumulation et la gradation : « sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux » « . C'est là… », « plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi » « je suis plus… ». L'épanchement du moi et de ses émotions sont donc rendus possibles par la puissance émotionnelle du tableau qui suscite chez son spectateur des émotions fortes s'exprimant librement.
Cette émotion est d'autant plus forte qu'elle libère l'imagination et la créativité du spectateur, qui invente le tableau davantage qu'il ne le regarde. Diderot projette en effet son histoire personnelle dans la toile en mentionnant son « ami » « . C'est là… » et son amour perdu « C'est là que je regrette mon amie » « . C'est là… » : il voit dans cette toile une œuvre qui lui est personnellement destinée, autrement dit, il la recrée à son image. L'usage du présent de l'indicatif renvoie ainsi au présent immédiat du spectateur, libre d'y projeter sa propre subjectivité et ses soubresauts, du tourment volontiers épique rendu par les procédés de grandissement tels que l'hyperbole (« torrent », « abîme », « flot », « qui coule à mes côtés » à la rêverie plus douce des scènes sentimentales. La force de la peinture est ainsi de pousser celui qui la regarde à lui donner une nouvelle signification, d'élever l'âme au point de faire du spectateur lui-même un artiste recréant la toile en même temps qu'il la contemple. La très forte émotion qu'exprime Diderot est ainsi l'exemplification des pouvoirs de la peinture et de ce qui fait une grande œuvre selon lui.
En effet, le pouvoir de la toile vient également de sa capacité à susciter l'émotion du spectateur. En cela, Diderot est lui-même l'exemple du pouvoir de la toile d'Hubert Robert. Il a ainsi recours à une accumulation du champ lexical de l'émotion et de la sensation, « je frémis » « je frémis. Si… », « je suis plus libre » « je suis plus… », « nous jouirons » « nous jouirons de… », exprimant tour à tour les nombreuses « idées » « Les idées que… » que la toile suscite. Son implication personnelle se retrouve également dans l'emploi de la première personne, la ponctuation forte comme les points d'interrogation et d'exclamation qui fondent un registre lyrique et les procédés emphatiques tels que l'accumulation et la gradation : « sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux » « . C'est là… », « plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi » « je suis plus… ». L'épanchement du moi et de ses émotions sont donc rendus possibles par la puissance émotionnelle du tableau qui suscite chez son spectateur des émotions fortes s'exprimant librement.
Cette émotion est d'autant plus forte qu'elle libère l'imagination et la créativité du spectateur, qui invente le tableau davantage qu'il ne le regarde. Diderot projette en effet son histoire personnelle dans la toile en mentionnant son « ami » « . C'est là… » et son amour perdu « C'est là que je regrette mon amie » « . C'est là… » : il voit dans cette toile une œuvre qui lui est personnellement destinée, autrement dit, il la recrée à son image. L'usage du présent de l'indicatif renvoie ainsi au présent immédiat du spectateur, libre d'y projeter sa propre subjectivité et ses soubresauts, du tourment volontiers épique rendu par les procédés de grandissement tels que l'hyperbole (« torrent », « abîme », « flot », « qui coule à mes côtés » à la rêverie plus douce des scènes sentimentales. La force de la peinture est ainsi de pousser celui qui la regarde à lui donner une nouvelle signification, d'élever l'âme au point de faire du spectateur lui-même un artiste recréant la toile en même temps qu'il la contemple. La très forte émotion qu'exprime Diderot est ainsi l'exemplification des pouvoirs de la peinture et de ce qui fait une grande œuvre selon lui.
Le but du commentaire est de mettre à jour les idées d'un auteur, que l'on soit d'accord ou non.
Ainsi, Diderot se montre émotionnellement impliqué grâce à la puissance de la toile. Il dépasse cependant la seule émotion et tire du tableau d'Hubert Robert une réflexion philosophique sur la fuite du temps.
En premier lieu, la contemplation des ruines mène, en effet, à une angoisse existentielle, qui s'exprime à la ligne « je frémis. Si… » : « je frémis », le frisson renvoyant à la peur. Du topos antique du tempus fugit au précepte biblique « tu retourneras à la poussière » que l'on retrouve dans l'expression « Je vois les marbres des tombeaux tomber en poussière » « Je vois le… », où la paronomase « tombeau/tomber » affirme que chaque monument humain (le « tombeau ») porte en lui-même sa fin. Face à une nature éternelle dans sa puissance, comme le montre l'isotopie des éléments déchaînés (« torrent », « flot », passim), l'homme est ramené à sa petitesse et son insignifiance, ce qui engendre un effet d'écrasement rendu par la métaphore des « masses suspendues au-dessus de ma tête » « masses suspendues au-dessus… ». L'homme paraît ainsi impuissant et résigné, obligé de capituler face à cette réalité dont l'implacabilité est rendue par la répétition du pronom « tout » et par l'expression « de quelque part que je jette les yeux » « , les objets… » qui affirme l'omniprésence de la mort inéluctable.
L'angoisse de Diderot semble cependant trouver un remède dans les ruines mêmes qui pourtant l'oppressent. En effet, la solitude et l'introspection qu'elles supposent, comme le montre l'expression « plus près de moi » « . C'est là… », mise en valeur par sa position finale d'une énumération, permettent à Diderot de lancer un défi à la nature, marqué par la négation totale « je ne veux pas mourir ! » « » et l'affirmation presque obsessionnelle d'un moi triomphal et sublime, comme le montre l'épizeuxe à valeur d'insistance « moi, moi seul » « moi, moi seul,… ». Il est frappant de constater que Diderot affirme pouvoir contrer l'angoisse par sa seule volonté : « Si je m'y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre » « je suis plus… ». L'immensité de la nature et l'angoisse du temps qui passe ont paradoxalement pour effet de grandir le « rêveur solitaire », pour reprendre une expression de Rousseau, et de lui donner une sensation d'immortalité : « je prétends m'arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés » « je prétends m'arrêter… » écrit Diderot pour conclure le premier paragraphe en reprenant l'image topique de l'eau symbolisant le temps qui ne parviendrait pas à l'entraîner dans sa chute ici.
Ce sentiment d'immortalité du « moi » que l'on pourrait presque qualifier de narcissique vient d'une philosophie préromantique qui consiste à renoncer à une société écrasante et étouffante au profit d'une solitude vivifiante et libératrice. La périphrase « les embarras de la vie » « les embarras de… » peut ainsi se lire comme une désignation péjorative de la vie en société, ce que peut confirmer la négation suivant immédiatement : « Personne ne me presse » « les embarras de… ».
En premier lieu, la contemplation des ruines mène, en effet, à une angoisse existentielle, qui s'exprime à la ligne « je frémis. Si… » : « je frémis », le frisson renvoyant à la peur. Du topos antique du tempus fugit au précepte biblique « tu retourneras à la poussière » que l'on retrouve dans l'expression « Je vois les marbres des tombeaux tomber en poussière » « Je vois le… », où la paronomase « tombeau/tomber » affirme que chaque monument humain (le « tombeau ») porte en lui-même sa fin. Face à une nature éternelle dans sa puissance, comme le montre l'isotopie des éléments déchaînés (« torrent », « flot », passim), l'homme est ramené à sa petitesse et son insignifiance, ce qui engendre un effet d'écrasement rendu par la métaphore des « masses suspendues au-dessus de ma tête » « masses suspendues au-dessus… ». L'homme paraît ainsi impuissant et résigné, obligé de capituler face à cette réalité dont l'implacabilité est rendue par la répétition du pronom « tout » et par l'expression « de quelque part que je jette les yeux » « , les objets… » qui affirme l'omniprésence de la mort inéluctable.
L'angoisse de Diderot semble cependant trouver un remède dans les ruines mêmes qui pourtant l'oppressent. En effet, la solitude et l'introspection qu'elles supposent, comme le montre l'expression « plus près de moi » « . C'est là… », mise en valeur par sa position finale d'une énumération, permettent à Diderot de lancer un défi à la nature, marqué par la négation totale « je ne veux pas mourir ! » « » et l'affirmation presque obsessionnelle d'un moi triomphal et sublime, comme le montre l'épizeuxe à valeur d'insistance « moi, moi seul » « moi, moi seul,… ». Il est frappant de constater que Diderot affirme pouvoir contrer l'angoisse par sa seule volonté : « Si je m'y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre » « je suis plus… ». L'immensité de la nature et l'angoisse du temps qui passe ont paradoxalement pour effet de grandir le « rêveur solitaire », pour reprendre une expression de Rousseau, et de lui donner une sensation d'immortalité : « je prétends m'arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés » « je prétends m'arrêter… » écrit Diderot pour conclure le premier paragraphe en reprenant l'image topique de l'eau symbolisant le temps qui ne parviendrait pas à l'entraîner dans sa chute ici.
Ce sentiment d'immortalité du « moi » que l'on pourrait presque qualifier de narcissique vient d'une philosophie préromantique qui consiste à renoncer à une société écrasante et étouffante au profit d'une solitude vivifiante et libératrice. La périphrase « les embarras de la vie » « les embarras de… » peut ainsi se lire comme une désignation péjorative de la vie en société, ce que peut confirmer la négation suivant immédiatement : « Personne ne me presse » « les embarras de… ».
Ne pas hésiter à utiliser des modalisateurs exprimant l'hypothèse, voire le doute : « nous pouvons supposer/penser que… ». Un texte littéraire contient une part de mystère face à laquelle on ne peut qu'émettre des suppositions, qui font pleinement partie de la démarche interprétative. Attention cependant à appuyer ces hypothèses sur des faits textuels précis pour ne pas tomber dans l'extrapolation ou le contresens.
La mention même de « l'ami » et de « l'amie » tend à gommer le sentiment d'altérité à l'autre avec la répétition de l'adjectif « mon » et la création d'un cercle fermé, « nous jouirons de nous » où la répétition de la première personne du pluriel permet de créer ce sentiment d'entre-soi protecteur. Le sentiment de grandeur et de supériorité vient de la libération des convenances sociales que permet l'isolement au milieu des ruines. Débarrassé d'un sentiment de honte (« je m'y livrerai sans gêne ») provoqué par le regard d'autrui, le « moi » s'autorise à s'exprimer pleinement, épousant tour à tour son sentiment d'insignifiance face au monde et d'immensité comparativement à ceux qui ne trouvent pas, dans la beauté des ruines, un espace libérateur.