Rabelais, Gargantua : dissertation

Énoncé

Sujet : « Le rire de Rabelais est en grande partie un superbe déguisement pour essayer de détourner les ennemis, brouiller les pistes, éviter les censures si terribles alors. » Dans quelle mesure ces propos de Michel Butor dans Répertoire II s'appliquent-ils à votre lecture de Gargantua ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur le livre de Rabelais ainsi que sur votre culture personnelle.

Corrigé

Introduction
La thèse exprimée par Michel Butor présente le rire dans Gargantua comme une stratégie littéraire (« un superbe déguisement ») élaborée par Rabelais afin d'assurer l'existence de ce livre, c'est-à-dire de le sauver des griffes de la censure (lexique de la parade : « détourner », « brouiller », « éviter »). On pourrait néanmoins opposer à cette idée le fait que le rire dans Gargantua apparaît aussi, bien souvent, comme un rire spontané, qui surgit de manière irrépressible. Est-ce à dire que ce rire posséderait en lui-même une vertu ?
Gargantua est en effet présenté par Rabelais comme un « livre-silène », un livre qui sous le rire dissimulerait des matières moins « folâtres » qu'il n'y paraît, accréditant la thèse de Michel Butor. Mais le rire dans Gargantua se révèle être aussi un rire de pur divertissement. Or, la liberté insolente de ce rire assure également son aspect subversif.
Le rire comme déguisement
Un « livre-silène »
Dans Gargantua, les deux textes qui précèdent le récit affirment deux projets contradictoires. Dans l'avis aux lecteurs, l'auteur annonce que son livre ne vise qu'à amuser son lecteur : « Vrai est qu'ici peu de perfection / Vous apprendrez, sinon en cas de rire : / Autre argument ne peut mon cœur élire ». Pourtant, on découvre l'affirmation contraire dans le « Prologue de l'auteur ». Les « silènes », ces petites boîtes peintes pour « exciter le monde à rire » mais qui renferment de « fines drogues », servent explicitement de comparant à Gargantua : « C'est pourquoi faut ouvrir le livre : et soigneusement peser ce qui y est déduit. Lors connaîtrez que la drogue dedans contenue est bien d'autre valeur, que ne promettait la boîte. C'est-à-dire que les matières ici traitées ne sont tant folâtres, comme le titre au-dessus prétendait. » La même idée est exprimée par le proverbe « L'habit ne fait point le moine » comme par la célèbre métaphore de l'os à moelle. Le prologue multiplie ainsi les images et les déclarations explicites engageant le lecteur à ne pas se contenter de l'aspect divertissant de ce récit, mais à y rechercher de « très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion, qu'aussi l'état politique et vie économique ».
Un livre qui développe de sérieuses critiques
En effet, Gargantua recèle de réelles critiques religieuses et politiques. Le chapitre , par exemple, intitulé « Pourquoi les moines sont refuis du monde, et pourquoi les uns ont le nez plus grand que les autres », remet en cause avec virulence l'utilité des moines, appelés « mâchemerdes » et comparés au singe qui ne fait que « tout conchier et dégâter ». Ils n'ont ni l'utilité du paysan ni celle de l'homme de guerre, du médecin, du docteur évangélique ou du marchand selon Gargantua. Pire, lorsque Grandgousier réplique que les moines prient Dieu pour les hommes, Gargantua lui rétorque qu'ils ne font que « marmonn[er] grand renfort de légendes et psaumes nullement par eux entendus ». De même, la guerre contre Picrochole peut être lue comme une critique virulente de la violence absurde des guerres.
Pourtant, comme le précise Michel Butor, le rire dans Gargantua n'est qu'» en grande partie » un rire de déguisement. Car il est aussi un rire de pur divertissement.
Un rire de pur divertissement
Amuser par le récit de « bons tours »
Plusieurs fois au cours de son récit, Rabelais ne résiste pas au plaisir d'amuser son lecteur en narrant les bons tours que ses personnages se jouent les uns aux autres. Au chapitre xvii, lorsque Gargantua arrive à Paris, il est vite harcelé par les Parisiens et décide de leur payer « sa bienvenue et son proficiat » en les « compissant » « par ris » avant de dérober les cloches de Notre-Dame. Dans le chapitre xii, « Des chevaux factices de Gargantua », Gargantua mène le maître d'hôtel et le fourrier du seigneur Painensac à ses écuries de chevaux de bois, avant de se montrer bon « causeur » en enchaînant pour eux devinettes, plaisanteries et calembours. Car le bon tour est souvent accompagné d'un bon mot.
Le « bon mot » ou le plaisir de jongler avec les mots
Rabelais se laisse souvent emporter par le plaisir de jongler avec les mots, quitte à ralentir le rythme de son récit à seule fin de faire goûter à son lecteur la truculence de la langue française. C'est le cas dans le chapitre x, « De ce qu'est signifié par les couleurs blanc et bleu », où Rabelais, se moquant des interprétations symboliques des couleurs, n'hésite pas à accumuler les calembours. De la même façon, il invente des étymologies fantaisistes et humoristiques, comme pour le nom de la Beauce (« Je trouve beau ce », chap. xvi) ou celui de Paris (« par ris », chap. i). Le personnage de Gargantua est lui-même caractérisé par son adresse verbale, s'amusant à rimer « tant et plus » de manière irrévérencieuse sur les lieux d'aisance au chapitre xiii.
La spontanéité du rire dans Gargantua favorise son aspect subversif : en s'autorisant à rire de tout sans restriction, Rabelais remet en cause les normes en vigueur.
Un rire de subversion
Tourner en dérision et réhabiliter
Le rire dans Gargantua permet de remettre en question l'ordre établi, d'une part en tournant en dérision les excès, religieux et politiques, par exemple, et d'autre part en réhabilitant des sujets tabous. La tyrannie exercée par certains monarques est ainsi dénoncée à travers le personnage de Picrochole, dont le ridicule lui ôte toute autorité, c'est-à-dire tout crédit. La déraison qui s'est emparée de lui se manifeste par exemple à travers des actes insensés tels que le meurtre de son cheval, qui avait simplement trébuché (chap. ), alors même que le cheval est ce qui fait le chevalier ! Picrochole, sans monture, s'imagine dès lors voler un âne à des meuniers (qui ne le laissent pas faire), symbole de sa déchéance. Mais si le rire tourne en dérision et décrédibilise, il peut aussi réhabiliter. C'est le cas du thème du corps, par exemple : l'omniprésence du comique du bas corporel, tout comme les connaissances médicales de Rabelais que dénotent certaines descriptions, permettent de réhabiliter un corps humain que la religion chrétienne a rendu tabou.
L'abbaye de Thélème : l'utopie comme pied de nez final ?
Le rire permet ainsi de proposer de nouvelles valeurs, comme s'y attèlent les derniers chapitres de Gargantua en racontant la construction de l'abbaye de Thélème et la manière d'y vivre. Le chapitre , reproduisant « l'inscription mise en la grande porte de Thélème », fait dans un premier temps la liste de tous ceux qui ne sont pas les bienvenus dans cette abbaye, s'affirmant comme une nouvelle satire en vers de la société française du xvi siècle. La deuxième partie de cette liste recense à l'inverse tous ceux qui sont les bienvenus, composant une nouvelle société idéale. L'abbaye de Thélème entend ainsi renverser les valeurs qui mènent le monde et se faire l'incarnation même de la liberté : « En leur règle n'était que cette clause. Fais ce que voudras » (chap. ).
Conclusion
Certes, le rire dans Gargantua relève d'une stratégie littéraire qui doit lui permettre d'échapper à la censure en l'inscrivant dans une ambiguïté salvatrice. Mais ce rire naît aussi d'un geste spontané, le plaisir d'amuser et de s'amuser, que ce soit par la narration de facéties ou grâce à la richesse de la langue française. Cette liberté du rire lui confère son aspect subversif puisqu'il décrédibilise et réhabilite à sa guise afin de garantir une liberté de penser et de vivre toujours plus grande.