Pour un oui ou pour un non est la sixième et dernière pièce de théâtre de Nathalie Sarraute. Elle fut d'abord créée sous forme radiophonique sur Radio France le 13 décembre 1981, dans une réalisation de René Farabet, avant d'être publiée chez Gallimard en 1982. Dans cette pièce qui rencontra un vif succès public, Sarraute, surtout connue pour son essai consacré au renouveau du genre romanesque, L'Ère du soupçon (1956), et pour ses textes narratifs tels que Tropismes (1939) et Les Fruits d'Or (1963), condense en un dialogue entre deux hommes la ligne et les thèmes directifs de sonœuvre.
I. Un nouveau théâtre
Des personnages anonymes
Aux personnages de théâtre habituels, caractérisés par leur nom, leur sexe, leur âge et leur condition sociale, Sarraute substitue des êtres dont on ne sait rien. Ils ne sont désignés que par des abréviations : « H. 1 », « H. 2 », « H. 3 », « F. » pour « Homme 1 », « Homme 2 », « Homme 3 » et « Femme ». Nous savons seulement que :- H. 1 et H. 2 sont amis depuis l'enfance : « Tu te souviens comme on attendrissait ta mère » (H. 1) ;
- H. 1 est marié, père et semble avoir socialement réussi à la différence de H. 2 qui « vivot[e] » ;
- H. 3 et F. sont les voisins de H. 2, « des gens très bien… […] Intègres. Solides. Pleins de bons sens ».
À l'affût des « tropismes »
Les personnages ne sont pas seuls à disparaître dans cette pièce qui n'est structurée ni en actes, ni en scènes, ni en tableaux mais se déroule d'un seul tenant. Aucune indication ne vient éclairer le lieu précis ni le moment exact où l'action se produit. Quant à l'action dramatique justement, elle peut se résumer en quelques mots : une discussion entre deux amis qui tourne à la dispute. Sarraute refuse les intrigues théâtrales traditionnelles, souvent complexes. Ce qui l'intéresse, c'est autre chose, c'est ce à quoi les personnages doivent servir de « support[s] » : les « tropismes », ces « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir » (Sarraute, « Préface » à L'Ère du soupçon).II. « Ce drame qu'un petit mot tout simple produit » (Sarraute, « Mon petit » in L'Usage de la parole)
Un « rien » qui déclenche tout
Or, ce sont bien des tropismes qui sont à l'origine de la calme dispute entre les deux amis. Des tropismes qui se signalent par des mots, d'abord difficiles à répéter. H. 2 tente plusieurs fois d'esquiver la demande d'explication de H. 1 : « Je te dis : ce n'est rien qu'on puisse dire… rien dont il soit permis de parler… », avant de préciser : « Eh bien, c'est juste des mots… ». Et ce sont en effet trois petits mots, « C'est bien… ça », qui ont provoqué l'éloignement de H.2 et la dispute qui éclate à présent.De même, alors que H. 1 était sur le point de s'en aller et de mettre ainsi fin à cette querelle, c'est une phrase de H. 2, « La vie est là… » (constituant le début d'une citation de Verlaine), qui relance le conflit entre les deux hommes. Les tropismes les plus imperceptibles se révèlent par des mots qui paraissaient anodins : « Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens » Sarraute, « Préface » à L'Ère du soupçon). Le « rien » des mots constitue en réalité le complexe microcosme des tropismes.
L'art et la manière de dire
Car la poésie d'Hélène Dorion emprunte également sa forme à la musique. Calquée sur le cycle des saisons, elle se fait écriture fuguée, maniant l'art de l'imitation et de la variation à partir du sujet des forêts. Cinq poèmes commençant par « Mes forêts sont » structurent en effet le recueil en lui donnant son titre, alternant avec quatre sections qui apparaissent comme autant de variations sur le thème des forêts : « L'écorce incertaine », « Une chute de galets », « L'onde du chaos » et « Le bruissement du temps ». Les cinq poèmes consacrés aux forêts en déclinent, eux, chacun un aspect, comme autant d'imitations à partir du même sujet.Mais ce n'est pas tant le sens des mots qui dévoile les tropismes que la façon dont ils sont formulés. Le « C'est bien… ça » de H.1 serait peut-être passé inaperçu s'il l'avait émis différemment, comme l'explicite H. 2 : « Pas tout à fait ainsi… il y avait entre “C'est bien” et “ça” un intervalle plus grand : “C'est biiien… ça…” Un accent mis sur “bien”… un étirement : “biiien…” et un suspens avant que “ça” arrive… ce n'est pas sans importance ». En insistant sur la manière dont ces mots ont été prononcés, Sarraute rappelle que le signifiant autant que le signifié du mot fait sens. Ce faisant, elle exploite pleinement la richesse du langage puisqu'elle donne l'occasion aux acteurs d'offrir une leçon de jeu : en multipliant les façons de prononcer les mêmes mots, ils exposent la pluralité d'intentions que peuvent receler des mots pourtant similaires.
Cette attention tout à coup excessive à la manière de dire instille aussi un comique discret dans la pièce, notamment par exemple lorsque H.1 s'autocorrige ironiquement : « oh pardon, je ne l'ai pas prononcé comme il fallait : “C'est biiien… ça…” ». Or la prononciation de H. 1 trahit bel et bien un jugement sur son ami comme il le clarifie lui-même : « Ce que tu as senti dans cet accent mis sur bien… dans ce suspens, c'est qu'ils étaient ce qui se nomme condescendants ».
III. Dans les yeux de l'autre
La scène comme tribunal
Et c'est bien de jugement qu'il s'agit, dans une pièce où est filée la métaphore judiciaire. H. 2 a demandé avis sur l'attitude à tenir après cette marque de condescendance de H.1 à « des gens normaux, des gens de bons sens, comme les jurés des cours d'assises ». Il a reçu une réponse identique à celles reçues par d'autres avant lui, « tous déboutés. Condamnés aux dépens ». Lui, est même « poursuiv[i] », se déclare « condamné… sur leur demande… par contumace ». Il se découvre de surcroît un « casier judiciaire » où il est « désigné comme “Celui qui rompt pour un oui ou pour non” ».Délire paranoïaque de H.2 ? Société totalitaire, dystopie ? L'absence de précisions historiques dans la pièce n'invalide aucune hypothèse. Deux regards, deux visions s'affrontent : le regard scrutateur, inquisiteur de H. 1 qui vient « inspecter, fouiller » chez H. 2 et le regard contemplateur et contemplatif de H. 2, capable de faire immobiliser sa cordée durant sa redescente du massif des Écrins pour admirer le paysage.
Un affrontement sans fin
Entre ces deux hommes que tout oppose, « pas de conciliation possible » mais « un combat sans merci ». Alors que H. 1 s'apprêtait à battre en retraite, la citation tronquée de Verlaine par H. 2 le ramène dans l'arène et la joute reprend de plus belle. On attend de ce fait un vaincu et un vainqueur. Mais le dénouement de la pièce est tout autre : ni vaincu ni vainqueur, une trêve entre les deux s'impose. Un instant, H. 1 imagine même unir leurs forces dans une nouvelle demande commune. Mais H. 2 l'arrête en le mettant en garde car ils risquent d'être « signalés » et ostracisés comme d'autres avant eux : « on ne s'en approchera qu'avec prudence, avec la plus extrême méfiance ».Aucun des deux hommes n'osant rompre avec l'autre, la dispute semble devoir se poursuivre indéfiniment, déjà relancée par le choix de l'affirmative par H. 1 et de la négative par H. 2 à la question de savoir si c'est « pour un oui... ou pour un non ». Cette absence de résolution finale et la crainte des deux protagonistes d'être catalogués comme fous ont conduit à interpréter parfois cette dispute comme le déchirement intérieur d'un seul personnage scindé en deux. À ce titre, il est intéressant de rappeler que, lors de la première mise en scène de la pièce par Simone Benmussa au théâtre du Rond-Point à Paris, en 1986, les deux acteurs principaux, Sami Frey et Jean-François Balmer alternaient les rôles un soir sur deux.
IV. Corpus : théâtre et dispute
La dispute
La dispute est à la fois un thème et un ressort traditionnels du théâtre. Issu du latin disputatio, qui désigne le fait d'examiner une question et d'en discuter en pesant le pour et le contre, le terme « dispute » est à l'origine synonyme de « débat ». C'est par extension qu'il s'est mis à signifier « altercation », « querelle », les débats donnant généralement lieu à des échanges vifs conduisant à la colère.La dispute familiale
La dispute familiale, qu'il s'agisse d'une dispute entre deux familles ou au sein d'une même famille, intervient couramment dans les tragédies, comme celles de Shakespeare. Dans la très célèbre pièce Roméo et Juliette (1597), c'est la dispute entre les Capulet (famille de Juliette) et les Montaigu (famille de Roméo) qui provoquera la mort des deux jeunes amants. Dans Le Roi Lear (1606), c'est une dispute entre le roi Lear et sa dernière fille, Cordélia, qu'il déshérite et chasse, qui cause leurs malheurs à tous deux.En 1990 le dramaturge Jean-Luc Lagarce reprend et développe ce thème dans Juste la fin du monde où l'écrivain Louis, de retour dans son foyer après des années d'absence, confronté aux mêmes disputes familiales qu'auparavant, ne parviendra pas à annoncer sa mort prochaine à ses proches.
La dissension familiale peut aussi être traitée de manière comique, quoique grinçante, comme dans Tartuffe (1669) de Molière, où la présence de ce faux-dévot déchire l'harmonie familiale et menace de faire éclater la famille elle-même.
La dispute conjugale
La dispute conjugale survient dans nombre de pièces comiques, de la farce à la comédie en passant par le vaudeville. Dans Mais n'te promène donc pas toute nue (1911) de Georges Feydeau, le député Ventroux se dispute avec sa femme Clarisse car il veut qu'elle cesse de déambuler dans leur appartement en tenue légère alors qu'il doit y recevoir un industriel d'importance.Les comédies de Molière ménagent fréquemment un moment de dispute conjugale qui emprunte aux farces. George Dandin ou le Mari confondu (1668) est entièrement fondée sur la dispute entre George Dandin et sa femme Angélique, mariée malgré elle.
Quoique plus rares, l'on trouve également des disputes conjugales tragiques comme dans Othello (1603) de Shakespeare (où Othello, dévoré par la jalousie, assassine son innocente épouse Desdémone) ou dramatiques comme dans Une maison de poupée (1879) d'Henrik Ibsen (où Nora, l'épouse de Torvald Helmer, finit par quitter son foyer).
La dispute amoureuse
La dispute amoureuse est traitée de manière plus ambivalente au théâtre. Les pièces de Musset en sont une bonne illustration, tout particulièrement On ne badine pas avec l'amour (1834) où la brouille entre Camille et Perdican, qui apparaît d'abord comme une simple fâcherie d'amoureux, se révèle avoir des conséquences irréversibles : la « comédie-proverbe » tire fortement vers le drame.Le genre de la tragi-comédie introduit aussi souvent une dispute entre les amoureux avant une réconciliation finale : l'exemple le plus illustre en est sans aucun doute Le Cid (1637) de Corneille, avec ses deux jeunes amants Chimène et Rodrigue, opposés l'un à l'autre par une dispute entre leurs pères.