Lorsque Le Menteur est créé sur la scène du théâtre du Marais en 1644, Corneille (1606-1684), critiqué pour les libertés qu'il prend avec « la sévérité des règles » d'écriture théâtrale, n'en est pas moins un dramaturge reconnu, auteur de tragédies telles que Médée (1635), de comédies telles que L'Illusion comique (1636) et de tragi-comédies telles que Le Cid (1637), qui ont rencontré un vif succès. Avec Le Menteur, Corneille poursuit son travail de renouvellement de la comédie française, qu'il achèvera avec La Suite du Menteur en 1645.
I. Corneille et le renouveau de la comédie en France
Une réécriture : traduction, copie ou imitation ?
Le Menteur est d'abord une réécriture que Corneille présente comme telle dans l'« Épître » dédicatoire : « En un mot, ce n'est ici qu'une copie d'un excellent original qu'il [Lope de Vega] a mis au jour sous le titre de La Verdad Sospechosa. » Croyant tout d'abord de bonne foi reprendre une œuvre de Lope de Vega, Corneille rectifie son erreur dans l'« Examen » de sa comédie et restitue la paternité de cette pièce à son véritable auteur, don Juan d'Alarcón. Ce faisant, il modifie aussi la présentation de sa pièce à ses lecteurs : « Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de l'espagnol. »Le Menteur n'est plus une simple « copie » mais bien une réécriture : il faut ici rappeler que réécrire une œuvre originale explicitement mentionnée n'est pas considéré à l'époque comme un plagiat mais comme un processus de création. De plus, dans l'« Épître » dédicatoire, Corneille prend soin de se placer sous le patronage du poète latin Horace, auteur d'un Art poétique qui sert de référence en France quant à la manière d'écrire poèmes et pièces de théâtre. Si Corneille prend donc pour point de départ une pièce espagnole, il l'adapte toutefois au goût français.
De la comedia espagnole à la comédie française
En effet, les normes littéraires en Espagne et en France ne sont pas les mêmes et Corneille, dont Le Cid a provoqué une « querelle » littéraire de 1637 à 1638, va veiller à mieux s'accorder avec les préconisations des doctes qui prétendent définir la dramaturgie française. Ainsi, il transpose le contexte historique de la pièce d'Alarcón : ce n'est pas au Pérou ou aux Indes que Dorante a fait ses armes mais durant la guerre de Trente Ans.Corneille doit aussi respecter les règles d'écriture établies : dans l'« Examen » de sa pièce, il se justifie d'avoir conservé les a parte, en contradiction avec la simplicité d'action exigée par le théâtre français mais nécessaires à la beauté de l'œuvre. Il expose ensuite sa conception des trois unités (de temps, de lieu et d'action) dans cette pièce, affirmant les avoir respectées dans l'ensemble si ce n'est strictement. Enfin, il explique avoir adouci la fin de la pièce espagnole en faisant en sorte que, dans sa propre version, Dorante (qui s'était déclaré amoureux de Clarice) se soit un peu épris de Lucrèce. De cette manière, Corneille réglait deux difficultés : d'une part il ajustait la logique de l'action entre le début et la fin de la pièce, d'autre part il préservait le ton léger de la comédie française.
II. Le jeu de l'illusion comique
Le sens du détail
Corneille ne conçoit pas la comédie comme le lieu d'un rire inextinguible : creusant l'écart avec la farce, il privilégie le pouvoir mimétique de la comédie pour y représenter des intrigues amoureuses proches du public. À ce titre, il se montre attentif aux détails qui permettront de créer un effet de réel dans ses pièces.Le choix du lieu est pour ce faire important : Corneille situe l'intrigue du Menteur à Paris, dans des endroits propices aux rencontres amoureuses tels que les Tuileries, « Le pays du beau monde, et des galanteries » (I, 1) et la place Royale (I, 4). En outre, Dorante arrive dans la capitale après avoir étudié le droit à Poitiers, détail qui a aussi son importance puisque c'est en demandant à Philiste, qui connaît cette ville et ses habitants, des renseignements sur la prétendue belle-famille de son fils que Géronte comprend que Dorante lui a menti (V, 1).
Des personnages ressemblants
Tout comme il choisit des lieux reconnaissables, Corneille souhaite créer des personnages proches de ses contemporains, en accord avec la définition de la comédie qu'il avait donnée dans l'avis « Au lecteur » de La Veuve en 1632 : « La comédie n'est qu'un portrait de nos actions et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes acteurs que ce que diraient vraisemblablement en leur place ceux qu'ils représentent, et de les faire discourir en honnêtes gens, et non pas en auteurs. »Dans l' « Épître » dédicatoire du Menteur, Corneille insiste justement sur la différence du style qu'il a adopté dans cette comédie par rapport à celui de ses tragédies, cherchant à plaire aux Français qui lui ont « demandé quelque chose de plus enjoué qui ne servît qu'à les divertir ». Dorante incarne en un sens cette volonté de s'adapter au goût du public puisque sa première préoccupation est d'acquérir rapidement la « façon de parler et d'agir » (I, 1) des Parisiens afin de ne pas passer pour un provincial. En s'amusant des différences entre la capitale et la province et en conférant à Dorante des ambitions de joli cœur, Corneille peut dresser un éloquent portrait des mœurs amoureuses de son temps.
III. Une leçon d'amour et de littérature
Le roman de l'amour
À travers le personnage de Dorante et les excès qui le caractérisent, Corneille se livre à un passage en revue humoristique des lieux communs de l'amour précieux tel qu'il est décrit dans les romans et les gazettes de l'époque. L'amour obéit en effet à une codification précise, qui oblige par exemple à savoir évoquer par allusions flatteuses ce sentiment, comme le font Dorante et Clarice à la scène 2 de l'acte I. Cet art que maîtrise Clarice n'est pas pour rien dans la préférence que Dorante lui accorde alors qu'il reproche au contraire à Lucrèce d'être « celle qui s'est tue, et qui dans [leurs] propos/ N'a jamais eu l'esprit de mêler quatre mots » (I, 4).Car autant que de vue, l'amour est affaire de langage : il s'agit de parler aussi bien et d'éblouir autant que dans les romans. C'est ce qui pousse Dorante à inventer son premier exploit militaire (I, 3), dans lequel on retrouve par exemple la célèbre métaphore guerrière de l'amour (vers 177 et suivants). De même, le fameux dîner à six services que Dorante assure avoir offert à Clarice (I, 5) comme la scène de séduction de son épouse fictive qu'il narre à son père (II, 5) sonnent comme des pastiches d'épisodes de romans précieux.
Dorante : un (af)fabulateur ?
À cette vision romanesque de l'amour portée par Dorante, Clarice oppose un désir de transparence, elle qui voudrait « connaître dans l'âme » (II, 2) l'homme qu'elle épousera et non se fier à son visage. Sur le plan amoureux comme littéraire, Dorante se rend coupable d'excès d'imagination qui font rimer « rêveries » et « menteries » (I, 6). À la différence de Corneille, il manque de vraisemblance, de sens du détail et de mémoire puisqu'il ne se rappelle plus le nom qu'il a attribué à son beau-père imaginaire, ce qui éveillera de premiers soupçons chez son père (IV, 4). Dorante, plus qu'un menteur, apparaît comme un affabulateur.Inventeur de fables, c'est-à-dire d'histoires, il s'apparente à un auteur de romans, lui qui déclare « Paris semble à mes yeux un pays de Romans » (II, 5), et qui mêle ses récits d'autant d'invraisemblances et d'incohérences que celles prêtées à ce genre littéraire. Par contraste, Corneille affirme, grâce à ce personnage, son art de dramaturge. Mais Dorante lui permet cependant, non sans malice, une liberté d'écriture qu'il n'a cessé de rechercher et de prendre.