Abbé Prévost, Manon Lescaut : personnages en marge, plaisirs du romanesque
Manon Lescaut ou l'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut selon son titre premier est un court récit qui s'insère dans un ensemble romanesque plus vaste, dont il constitue le septième et ultime tome : les Mémoires d'un homme de qualité, publiés entre 1728 et 1731, narrant la vie du marquis de Renoncour, personnage inventé par le tumultueux Antoine François Prévost, dit abbé Prévost. Manon Lescaut se présentait donc au début comme un simple récit enchâssé dans l'histoire du marquis de Renoncour. Et pourtant, cette « addition », selon le terme employé par le marquis dans son « Avis de l'auteur », a très vite et durablement dépassé en notoriété l'œuvre dans laquelle elle venait s'insérer.
I. Une simple digression ?
De la parenthèse narrative au « petit ouvrage »
À première vue, Manon Lescaut semble n'être qu'une parenthèse narrative dans les Mémoires d'un homme de qualité , destinée à procurer au lecteur le « plaisir d'une lecture agréable ». Le narrateur premier, le marquis de Renoncour, interrompt ainsi le récit de sa propre vie pour retranscrire celui que lui fit le chevalier des Grieux, qu'il rencontra à Pacy au détour d'un voyage d'affaires. À ce stade, la rencontre avec des Grieux, auquel il vient en aide en lui ouvrant sa bourse, ne relève encore que du fait divers, vite oublié. Mais, deux plus tard, le marquis retrouve le chevalier à Calais et ce dernier lui raconte enfin toute son histoire : le relais narratif peut alors s'effectuer. Le marquis en tant que narrateur passe à l'arrière-plan et c'est désormais la voix de des Grieux qui se fait entendre.
Le récit acquiert de l'ampleur puisque le marquis affirme qu'il écrivit l'histoire de des Grieux « presque aussitôt après l'avoir entendue, et qu'on peut s'assurer, par conséquent, que rien n'est plus exact et plus fidèle que cette narration ». Cette promesse d'exactitude et de fidélité engage la longueur de ce récit (nous en connaîtrons tous les détails) et sa véracité (c'est le héros lui-même qui raconte ce qui lui est arrivé). L'histoire du chevalier des Grieux prend une nouvelle envergure et c'est ce qui justifie son autonomie puisqu'elle sera publiée à part des Mémoires comme l'explique le marquis dans son « Avis de l'auteur ».
Des « aventures de fortune et d'amour » au « traité de morale »
Pourtant, on pourrait ne voir dans Manon Lescaut que la narration d'« aventures de fortune et d'amour » comme l'écrit le marquis. Il est vrai que Manon Lescaut possède une parenté avec le roman picaresque qui narre les nombreuses aventures d'un « pícaro », ce terme espagnol signifiant « coquin », « voyou », « voleur ».
Or s'il est d'ascendance noble (ce que n'n'est pas, dans la tradition, le « pícaro »), le chevalier des Grieux se conduit bel et bien comme un escroc et une canaille. Manon, elle, est une friponne comme le dit le vieux G. M., qui n'hésite pas à monnayer ses charmes. Quant à son frère, c'est une crapule avérée, qui fait entrer des Grieux dans un cercle de tricheurs. Des Grieux et Manon enchaînent en outre à une vitesse effrénée les bonnes et les mauvaises fortunes.
Tout cet univers rappelle immanquablement celui du roman picaresque et évoque même les aventures de Moll Flanders, l'héroïne éponyme du roman de Daniel Defoe. Mais cette atmosphère picaresque est aussi contrebalancée par les personnages du père du chevalier, de son meilleur ami Tiberge ou encore du Père supérieur de la prison Saint-Lazare qui assurent la dimension morale d'un roman se donnant pour « un traité de morale, réduit agréablement en exercice » et « un exemple terrible de la force des passions ».
II. « Un exemple terrible de la force des passions »
Un nouveau couple mythique
Car ce que crée l'abbé Prévost avant toute chose avec ce roman, c'est un nouveau couple d'amoureux mythiques, destinés à s'inscrire durablement au Panthéon des grands amoureux de la littérature. L'abbé Prévost semble le désirer ouvertement, car le récit est ponctué d'allusions à la beauté de ce couple, qui ne cesse de toucher les cœurs.
Dès la première séparation forcée de des Grieux et Manon, l'hôte et les domestiques de l'auberge de Saint-Denis, lorsqu'ils revoient passer seul des Grieux sous la garde de son frère, ne peuvent s'empêcher de déplorer son malheur. La même émotion face à ce couple pousse le valet de l'Hôpital où est enfermée Manon à leur venir en aide. Même le vieux G.… M.…, au plus fort de sa colère, est obligé d'en convenir : « Les pauvres enfants ! […] Ils sont bien aimables l'un et l'autre. ». Tout au long du roman, les remarques sur la beauté touchante de ce couple d'« enfants » et sur la force de leur amour en dépit de leurs malheurs ne cessent de mettre en valeur leur singularité, autrement dit, de les hisser au niveau du mythe.
Une tragédie chrétienne ?
Mais la légende de ce couple tient aussi en grande partie au caractère malheureux de leur amour. Or, à la différence des autres grands amoureux, leurs malheurs proviennent essentiellement d'une raison interne à leur couple : le goût de Manon pour les plaisirs et le luxe. Dès que l'indigence menace, elle n'hésite pas à quitter des Grieux qui, quant à lui, ne parvient pas à se séparer d'elle.
Ces deux héros sont les proies de leurs passions, incapables de tirer parti de leurs erreurs, au point que « l'on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection, dont il s'éloigne dans la pratique ». De cette répétition des mêmes erreurs par les héros surgit l'idée de « fatalité » (« fatum » en latin). En des termes à coloration chrétienne tels que « Ciel », « Destinée » ou « Fortune », le chevalier, traité de « janséniste » par Tiberge, explique en effet régulièrement sa vie par l'idée d'un destin déjà écrit, auquel il ne peut échapper, comme les héros des tragédies antiques.
Cette impression est en outre accentuée par le fait que le récit soit raconté de manière rétrospective. Pour des Grieux, tout était écrit d'avance : « Mais j'étais né pour les courtes joies et les longues douleurs. La Fortune ne me délivra d'un précipice que pour me faire tomber dans un autre. » Impuissant face à ce qu'il décrit comme une volonté divine, des Grieux est d'autant plus perplexe que c'est alors qu'ils voulaient faire approuver leur amour au Ciel par un mariage que Manon et lui se sont définitivement perdus.
III. Un roman moral ?
La lutte entre la vertu et l'amour
De fait, des Grieux est sans cesse confronté à la contradiction qui règne entre vertu et amour, qu'il tente de réconcilier. Ses nombreuses disputes (au sens propre et au sens rhétorique du terme qui signifie « débat, discussion argumentée ») avec son ami Tiberge figurent ce déchirement intérieur de des Grieux entre son amour pour Manon et sa propension naturelle à la vertu, indiquée dès le début du roman : « J'ai l'humeur naturellement douce et tranquille […] et l'on me comptait pour des vertus quelques marques d'aversion naturelle pour le vice. » L'évêque d'Amiens lui propose même de renoncer à l'ordre de Malte et de prendre l'habit ecclésiastique, ce qu'il s'apprête à faire après la première trahison de Manon, guidé par Tiberge. Le chevalier affirme que ses résolutions étaient empreintes de « sainteté » et qu'il ressentait une véritable « joie intérieure » en les accomplissant.
Son incompréhension est ainsi d'autant plus grande lorsqu'il s'aperçoit qu'il lui a suffi de revoir Manon pour que tout s'écroule. En dépit de sa disposition naturelle à la vertu et de la honte qu'il éprouve parfois, des Grieux ne peut résister à son amour. Peu à peu, ses tentatives d'explication de son comportement deviennent justifications : dans son dernier grand dialogue avec Tiberge, le chevalier parvient même à convaincre celui-ci que « les délices de l'amour sont ici-bas nos plus parfaites félicités. »
Une apologie de l'amour ?
Dans son « Avis de l'auteur », Renoncour légitime l'histoire de Manon et du chevalier par l'intérêt moral qu'elle présente : « On y trouvera peu d'événements qui ne puissent servir à l'instruction des mœurs. » Plus, cette histoire doit être un « exemple qui puisse servir de règle à quantité de personnes, dans l'exercice de la vertu ».
Certes, dans ce récit, la morale est sauve puisque des Grieux et Manon reçoivent les « châtiments du Ciel » annoncés par Tiberge : ils se retrouvent seuls et sans ressources en Amérique, et Manon meurt transie de froid dans une plaine américaine sans même un arbre pour l'abriter. La fin de ce roman semble donc édifiante. Pourtant, la constance de l'amour de des Grieux, ses défenses de plus en plus émouvantes et persuasives de l'amour (comme la dernière qu'il adresse à son père) et ce que l'on pourrait appeler la conversion finale de Manon (qui se repent sincèrement des peines qu'elle a causées au chevalier) forment une puissante apologie de l'amour.
Malgré toutes les erreurs qu'ils commettent, jamais des Grieux ni Manon ne s'en trouvent réellement noircis. Après la dernière trahison de Manon, le chevalier est obligé d'admettre son innocence paradoxale : « Elle pèche sans malice, disais-je en moi-même. Elle est légère et imprudente ; mais elle est droite et sincère. » Quant au chevalier, jamais sa vertu n'est atteinte par ses actes, ce qui lui fait encore déclarer : « Manon n'avait jamais été une fille impie. Je n'étais pas non plus de ces libertins outrés qui font gloire d'ajouter l'irréligion à la dépravation des mœurs. L'amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres. » L'indulgence est de mise face à ce jeune couple trop emporté et, en considérant la sincérité de leur amour, le nombre de leurs malheurs incite plutôt à se demander, comme le fait des Grieux, pourquoi un tel amour n'a pu s'épanouir sur Terre.