La connaissance, enjeu politique et géopolitique


Fiche

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre froide, la hiérarchie des puissances et les relations internationales ont été transformées par la rivalité entre États-Unis et URSS, puis par l'affirmation de nouveaux acteurs, comme la Chine ou l'Inde. La puissance des États repose en grande partie sur la maîtrise de la connaissance qui permet d'assurer la puissance militaire, l'influence scientifique et technologique et les succès diplomatiques. La connaissance est ainsi un enjeu majeur pour les puissances, qui la développent par l'éducation et la recherche, mais aussi par l'usage des services d'espionnage. Les exemples de la guerre froide et de l'Inde permettent d'envisager l'usage géopolitique de la connaissance dans un contexte conflictuel et dans un contexte apaisé, avec des moyens et des objectifs bien distincts : la poursuite de l'hégémonie dans le premier cas, le développement économique dans le second.
I. Les renseignements américains et soviétiques pendant la guerre froide
Pendant la guerre froide, les États-Unis mettent en place un système de renseignements décentralisé : 17 services se partagent la tâche du renseignement, notamment la National Security Agency (NSA) qui s'occupe du renseignement informatique, la Central Intelligence Agency (CIA) qui est un service de renseignement extérieur et le Federal Bureau of Investigation (FBI) qui s'occupe plutôt des crimes commis à l'intérieur du territoire des États-Unis. Face à cet éparpillement américain, où chaque département d'État possède au moins un service de renseignement, l'Union soviétique fait preuve d'une centralisation beaucoup plus forte : si l'armée rouge possède son propre service de renseignement, le GRU (Glavnoïé Razvédyvatel'noïé Oupravlénié) dès 1918, c'est la Tchéka, police politique créée par Lénine, devenue par la suite l'OGPU, puis le NKVD, le NKGB et enfin le KGB (Komitet gossoudarstvennoï bezopasnosti) qui a autorité sur tous les autres services de police ou de renseignement.
Les États-Unis étaient devenus une cible prioritaire pour les services de renseignement soviétiques avant même la Seconde Guerre mondiale. Dès septembre 1945, les révélations du transfuge Igor Gouzenko dévoilent l'ampleur de la surveillance et de la pénétration soviétique aux États-Unis. En décembre 1946, les cryptanalystes américains déchiffrent un message transmis par un agent du NKVD depuis New York, révélant une liste de noms parmi lesquels on trouvait plusieurs scientifiques impliqués dans le projet Manhattan. Grâce à la recherche scientifique mais aussi à l'espionnage, l'URSS se dote de la bombe atomique en 1949, cinq ans après les États-Unis.
Comme le note Rémi Kauffer, la guerre froide a constitué un véritable « âge d'or de l'espionnage ». Les services américains et soviétiques se livrent une guerre dans tous les domaines : renseignement militaire, politique, désinformation, espionnage industriel, survol des territoires ennemis et, bien sûr, infiltration. En plein maccarthysme aux États-Unis et en plein règne stalinien en URSS, la paranoïa atteint rapidement son paroxysme. Dans les années 1970, les deux nations établissent une sorte de règle tacite qui impose de ne pas recourir à l'élimination physique des agents adverses, dans la mesure du possible. Les services soviétique et américain mettent aussi en place une ligne téléphonique cryptée pour pouvoir communiquer, le « canal Gavrilov », durant les années 1960. Les services américains et soviétiques multiplient les rencontres au cours des années 1980 et partagent même l'information en cas de menace commune, notamment terroriste. Ceci n'empêche pas, jusqu'à la fin de la guerre froide, l'affrontement de continuer, à coups de trahisons et d'agent doubles, comme ce fut le cas avec Aldrich Ames, agent « retourné » par le KGB en 1985, chargé du contre-espionnage à la CIA. Une « prise de guerre » dont les services russes feront usage bien au-delà de la fin de la guerre froide puisque Ames ne sera démasqué et arrêté qu'en 1994.
Exercice n°1Exercice n°2
II. Circulation et formation des étudiants, transferts de technologie et puissance économique : l'exemple de l'Inde
L'enjeu géopolitique de la connaissance est bien différent dans le cas de l'Inde : elle n'y est pas tant une arme qu'un outil au service du développement économique. Le pays entend s'appuyer sur une population nombreuse pour s'intégrer dans la mondialisation, tirer parti de la société de la connaissance et accélérer son développement.
Comme le note Christophe Jaffrelot, géopolitologue et chercheur au CERI-Sciences Po/CNRS, « l'Inde s'installe peu à peu dans son rôle de puissance émergente. Cette notion – la puissance – est protéiforme, c'est connu ; mais l'Inde tend aujourd'hui à en vérifier tous les critères : stratégico-militaires, économiques, démographiques et même culturels et politiques ». L'Inde est en effet aujourd'hui l'un des pays dont l'économie se développe le plus rapidement au monde. Le secteur tertiaire indien est en pleine croissance. En 2014, le secteur tertiaire ne représentait encore que 31 % du PIB, mais en 2018, c'est, avec 53,8 %, le secteur qui porte désormais la croissance indienne. Celle-ci s'appuie notamment sur les nouvelles technologies et des progrès dans les domaines de l'informatique et de la pharmacie. En l'espace d'un demi-siècle, l'Inde, pays immense et pauvre dans les années 1960, a réussi à concurrencer les pays occidentaux dans le domaine de la high tech et à bâtir ses propres géants industriels : Tata, Reliance, Mital, Infosys, Wipro… L'Inde est devenue un vivier de start-up, comme en atteste l'immense Tech Park de Bangalore qui accueille près de 10 000 start-up indiennes. Dans le domaine de la pharmacie, l'Inde produit aujourd'hui une grande partie des génériques du monde, ce qui en fait l'un des dix principaux exportateurs de médicaments. Le pays est également devenu une puissance nucléaire dès 1974 sous l'impulsion d'Indira Gandhi qui souhaitait renforcer l'indépendance stratégique du pays. C'est enfin une puissance spatiale qui envisage même la construction de sa propre station à l'horizon 2030-2035.
L'essor technique et industriel de l'Inde s'appuie sur la formation des étudiants, les échanges internationaux et les transferts de technologie. L'Inde comptait 1,26 milliard d'habitants au recensement de 2016, soit 17,5 % de la population de la planète. Ce poids démographique lui permet de s'appuyer sur une importante diaspora qui résulte à la fois de l'émigration économique, mais aussi des programmes d'échanges universitaires et de mobilités étudiantes. Cette mobilité étudiante contribue largement au soft power indien, pour reprendre l'expression de Joseph Nye, c'est-à-dire son rayonnement culturel. L'Inde est au deuxième rang mondial derrière la Chine en termes de mobilités internationales étudiantes : d'après l'UNESCO, 332 000 Indiens étudient à l'étranger, pour moitié aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Canada. La mobilité internationale indienne est favorisée par la maîtrise de l'anglais et par le grand nombre d'étudiants indiens : ils sont 34 millions, répartis, entre autres dans les 20 000 collèges créés entre 2000 et 2010. Enfin, l'Inde s'efforce aujourd'hui de renforcer les connaissances techniques des entreprises nationales en accordant des contrats à des entreprises étrangères en échange de transferts de technologie. Ainsi, l'entreprise française DNCS a obtenu en 2005 un important contrat de vente de sous-marins à l'Inde ; le contrat inclut un transfert de technologie vers l'Inde, qui devient ainsi capable de fabriquer ses propres sous-marins. La formation des étudiants et l'acquisition de connaissances apparaissent ainsi comme des outils puissants pour l'Inde, dont le poids géopolitique se renforce considérablement à mesure que ses capacités technologiques et industrielles s'accroissent.
Étudiante indienne.
Étudiante indienne.
© ABHISHEK KUMAR SAH/iStock
Exercice n°3Exercice n°4
Zoom sur…
Le projet Manhattan
Dès 1939, les États-Unis lancent un projet de développement d'une arme nucléaire, en coopération avec le Royaume-Uni et le Canada. Le projet Manhattan, gardé secret, conduit à la fabrication de la première bombe atomique et permet les bombardements des villes japonaises d'Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Le projet comporte également un volet d'espionnage et de sabotage des installations de recherches nucléaires allemandes. Bien que l'URSS et les États-Unis soient alliés à cette époque, l'URSS infiltre le projet Manhattan par l'intermédiaire du physicien Klaus Fuchs, ce qui lui permet d'accélérer le développement de sa propre bombe atomique.
Le renversement de Mossadegh organisé par la CIA en 1953
En 1951, le Premier ministre iranien Mohamed Mossadegh décide de nationaliser le pétrole iranien, exploité jusque-là par les Britanniques. Deux ans plus tard, il est renversé par un coup d'État militaire et remplacé par un allié des États-Unis, le chah Mohammad Reza Pahlavi. En 2013, les archives de la CIA ont révélé que « le coup d'État militaire qui a renversé Mossadegh et son cabinet de Front national a été mené sous la direction de la CIA dans un acte de politique étrangère ». L'objectif était double : éviter la perte du pétrole iranien et le renforcement du bloc de l'Est. Cet épisode révèle l'ampleur mondiale et l'intensité des moyens utilisés par les services de renseignement des deux grandes puissances pendant la guerre froide, ainsi que le lien entre le renseignement, la guerre et la géopolitique.
L'industrie pharmaceutique indienne et la propriété intellectuelle
L'Inde produit aujourd'hui une partie importante des médicaments génériques mondiaux, c'est-à-dire des copies de médicaments de marque. Cette pratique est légale lorsqu'elle concerne des médicaments sans brevet ou dont le brevet est expiré, et cela permet à l'Inde de produire des médicaments à bas coût, notamment pour lutter contre le VIH, la tuberculose ou le paludisme, et de les exporter vers les pays du Sud. Mais les laboratoires pharmaceutiques occidentaux contestent la production de certains génériques par l'Inde, estimant que cela contrevient à la législation sur la propriété intellectuelle. En 2013, le laboratoire suisse Novartis a déposé un brevet sur un traitement contre la leucémie, mais la demande a été rejetée par la Cour suprême de Delhi, qui a estimé que le médicament n'apportait pas suffisamment d'amélioration par rapport au traitement existant. La question des connaissances médicales, au croisement des enjeux de souveraineté politique, de puissance économique et de santé publique, peut donc faire l'objet de conflits entre États et entreprises.
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