Introduction : Qu'est-ce que la connaissance ?
I. Les enjeux de la connaissance
Dans l'Égypte antique, les scribes étaient des fonctionnaires d'État qui, parce qu'ils savaient écrire, détenaient du pouvoir dans de nombreux domaines, comme les impôts, la religion ou la justice. En même temps, comme l'a souligné Chloé Ragazzoli dans sa thèse, les scribes utilisaient aussi l'écriture pour produire une littérature propre, et pas seulement des documents administratifs et de gestion. La connaissance, ici celle de l'écriture, encore très rare à l'époque, apparaît ainsi comme porteuse d'un double enjeu : elle est un outil de pouvoir et, dans cette mesure, fait l'objet de soutien et d'appropriation de la part des États et des institutions ; elle permet en effet d'organiser, de contrôler et de gérer les populations. En même temps, la connaissance se déploie de façon autonome, pour d'autres buts : la curiosité, la création, etc. Pour appréhender la connaissance, il faut donc en dévoiler les différents objectifs et acteurs. L'enjeu de la connaissance, c'est donc d'abord un enjeu de définition et de compréhension. Nous allons d'abord étudier les champs des sciences sociales qui se sont penchées sur les savoirs et la connaissance, avant de discuter des enjeux politiques liés à la notion de société de la connaissance.II. Connaître la connaissance
La connaissance est un concept utilisé en philosophie et en sciences cognitives : elle désigne ce que l'on sait faire et ce que l'on sait vrai. Les sciences sociales, comme la sociologie ou l'anthropologie, préfèrent souvent le terme de « savoirs », qui implique aussi des processus d'apprentissage et de transmission, ou celui de « science », plus précis puisqu'il désigne un type particulier de savoirs : la science est un ensemble de connaissances acquises par des méthodes particulières qui donnent une large place à l'expérimentation et à la réfutation.Savoir, science et connaissance sont des notions que l'on peut aborder à travers différentes disciplines. La philosophie, à la suite d'Aristote, de Descartes, de Hume et de Kant, s'interroge sur ce qui permet aux humains de connaître le monde. Une des branches de la philosophie, l'épistémologie, pense l'acquisition de la connaissance, et notamment les méthodes à employer pour produire la science. Pour Karl Popper, les scientifiques doivent proposer des hypothèses que l'on peut réfuter et mettre à l'épreuve par l'expérience : en formalisant la méthode scientifique, le philosophe a contribué à l'amélioration des manières de pratiquer la science.
L'histoire des sciences, quant à elle, s'est penchée sur les processus de création et de transmission du savoir scientifique à travers les âges. Généralement organisée par disciplines scientifiques (histoire de la médecine, histoire des sciences physiques, etc.), elle étudie les évolutions des savoirs au sein des institutions scientifiques, comme les académies, les sociétés savantes ou les universités. Elle appréhende les relations entre l'organisation de la recherche et l'évolution des connaissances. Elle a ainsi pu raconter l'évolution de la connaissance physique du monde, à travers la révolution copernicienne, entre le xvie et le xviiie siècle, au cours de laquelle les savants européens comprennent et acceptent l'idée que la Terre est ronde et tourne autour du Soleil. Il s'agit d'un renversement de la vision du monde des savants européens. Au Moyen Âge, en Occident, on savait que la Terre était ronde, mais on croyait qu'elle se trouvait au centre de l'univers, en suivant les thèses des Grecs Aristote et Ptolémée. Au xvie siècle, l'astronome polonais Copernic propose un nouveau modèle dit héliocentrique, dans lequel la Terre tourne autour du Soleil et non l'inverse. Ce modèle facilite considérablement les calculs, mais il se heurte à des résistances importantes, notamment pour des raisons religieuses. Les théologiens de l'Église catholique, pour qui Dieu avait placé la Terre au centre du monde, condamnèrent le système héliocentrique au début du xviie siècle, et Galilée qui défendait ce modèle fut condamné à la prison. Il renonça alors officiellement à ses idées. Le modèle héliocentrique triompha finalement à partir du xviiie siècle, en s'appuyant sur les travaux d'Isaac Newton. La révolution copernicienne montre la difficulté pour un modèle scientifique de s'imposer lorsqu'il heurte des opinions politiques ou religieuses, y compris parmi les scientifiques eux-mêmes. Elle correspond au modèle de changement de paradigme décrit par l'historien des sciences Thomas Kuhn, qui indique que c'est brutalement, après une période de controverses, qu'on passe d'un modèle scientifique à un autre, et non par une lente progression du savoir, notamment du fait des enjeux politiques et sociaux de la connaissance.
La sociologie des sciences s'intéresse quant à elle aux processus de production de la connaissance scientifique : elle étudie notamment les pratiques de travail des chercheurs et leurs relations. Les travaux de Christian Jacob se situent au croisement de l'anthropologie et de l'histoire des sciences. Il étudie les « lieux de savoir », comme les académies ou les laboratoires scientifiques, en mettant l'accent sur les pratiques de savoir, les gestes et les façons de faire des savants, et sur la spatialité des savoirs car, quand ils circulent, ils sont localisés. Il étudie ainsi les transformations induites par l'essor du numérique ou l'organisation des bibliothèques, les réseaux de transmission du savoir, comme les migrations, ou des lieux importants pour le savoir, comme la bibliothèque d'Alexandrie, et se propose d'étudier les savoirs dans leur diversité, « du devin africain au médecin hospitalier, du moine taoïste à l'universitaire, du philosophe antique à l'artisan-compagnon ».
III. La société de la connaissance
Comme le montre l'exemple des scribes égyptiens, la connaissance peut être un outil de contrôle. C'est ce qu'expriment aussi, au xe siècle, le poète persan Ferdowsi, pour qui « la sagesse est le pouvoir », ou plus tard Francis Bacon, qui affirme à la fin du xvie siècle que « le savoir est pouvoir ». On peut aller plus loin en affirmant que les discours portant sur la connaissance sont des outils de pouvoir, comme le montre l'exemple de la notion de « société de la connaissance ».Celle-ci a été élaborée par Peter Drucker pour désigner une société fondée sur la circulation généralisée de l'information par le biais des technologies de l'information, circulation à l'origine du développement économique. Cette notion est utilisée politiquement, comme l'explique Roser Cussó. En 2000, la Commission européenne a fait sienne la notion de société de la connaissance qu'elle définit comme un ensemble de déplacements et de communications à l'échelle mondiale qui « élargissent l'horizon culturel de chacun d'entre nous ». S'y exprime l'idée de la mondialisation, envisagée comme un partage d'informations à l'échelle planétaire. La Commission y associe également les nouvelles technologies qui rendent possible ce partage et la civilisation technique et scientifique qui élabore les connaissances. La circulation généralisée de l'information entraînerait l'émergence, à court terme, d'un marché mondial de l'emploi, une mise en concurrence des travailleurs à l'échelle mondiale.À ce marché de l'emploi mondial en construction, il faudrait adapter les systèmes éducatifs pour préparer les travailleurs en les rendant plus flexibles et plus réactifs. Pour la Commission européenne, la notion de société de la connaissance constitue ainsi, d'après Roser Cussó, le fondement d'un programme politique et d'une vision particulière de l'éducation, fondée sur la préparation à une concurrence d'échelle mondiale.
Le concept de société de la connaissance fait l'objet de critiques scientifiques. Ainsi, le sociologue Philippe Breton relève qu'elle « opère cette double réduction, de la science à la connaissance, et de la connaissance à l'information, cette dernière étant toujours prise dans la perspective opérationnelle des nouvelles technologies ». Cela signifie que la société de la connaissance assimile la connaissance à l'information ; or, il ne suffit pas d'être informé pour connaître, il faut aussi apprendre, c'est tout le rôle des écoles. La société de la connaissance envisage également la connaissance essentiellement comme la science, alors qu'il existe d'autres types de connaissances, comme l'opinion qui est pourtant à l'origine de l'action politique des citoyens. Étudier l'enjeu de la connaissance, c'est donc aussi dévoiler les enjeux des discours sur la connaissance, et montrer que les discours sur la connaissance, s'ils peuvent apparaître neutres, ont souvent des objectifs politiques.
IV. Une organisation scientifique française : le Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Il s'agit d'un exemple d'organisation scientifique publique qui rend compte des liens entre la science, la politique et la guerre. La création du CNRS est le résultat d'un désir de proposer une politique scientifique nationale qui s'est manifesté depuis la fin du xixe siècle. Impulsé à l'origine par le Front populaire et notamment par Jean Zay, il a vu le jour sous sa forme actuelle en 1939, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec pour objectif l'organisation de la mobilisation des scientifiques face à l'Axe. Il permet ainsi l'élaboration d'un procédé de protection des navires contre les mines magnétiques allemandes, inventé par le physicien Louis Néel. Très orienté vers la recherche fondamentale, il rassemble des chercheurs de toutes les disciplines qui n'ont pas de charge de cours, contrairement aux chercheurs des universités, et peuvent donc se consacrer entièrement à la recherche. Le centre a ainsi pour rôle d'impulser et d'orienter la recherche nationale, mais aussi de favoriser la prospérité du pays : la première de ses missions est « d'évaluer, d'effectuer ou de faire effectuer toutes recherches présentant un intérêt pour l'avancement de la science ainsi que pour le progrès économique, social et culturel du pays ».© 2000-2024, rue des écoles