Patrimoine, la préservation entre tensions et concurrences


Fiche

Le patrimoine désigne étymologiquement ce qui est hérité du père. À partir des années 1970, ce terme vient à désigner ce qu'il faut préserver, donc transmettre aux générations futures, et prend une dimension internationale avec l'UNESCO, qui définit ainsi le patrimoine mondial : « certains biens du patrimoine culturel et naturel présentent un intérêt exceptionnel qui nécessite leur préservation en tant qu'élément du patrimoine mondial de l'humanité tout entière ». Dans ce but de préservation, mais aussi de mise en valeur économique du patrimoine, l'UNESCO et les collectivités (États, régions, villes) entreprennent des politiques de patrimonialisation, qui visent à classer des sites, des pratiques culturelles ou des bâtiments. La patrimonialisation mondialisée a pour effet la mise en place de mesures de protection, et, si elle favorise le tourisme, elle peut aussi devenir un outil de domination dangereux et participer à la montée de tensions et des concurrences localement ou, paradoxalement, à la dégradation du patrimoine soumis à un trop fort intérêt, comme le montrent les exemples de Venise et du Mali.
I. Le tourisme culturel, entre valorisation et protection : le cas de Venise
La ville de Venise, créée au ve siècle sur les îles d'une lagune pour se défendre contre les invasions, est devenue au Moyen Âge une des principales puissances maritimes et commerciales de Méditerranée. C'est l'origine de l'architecture exceptionnelle et des trésors artistiques de la ville, inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. La cité compte 84 églises en plus de la célébrissime cathédrale Saint-Marc, qui abritent des trésors de peinture et d'architecture datant du Moyen Âge ou signés par des maîtres de la Renaissance italienne.
Ce patrimoine exceptionnel fait du tourisme à Venise une industrie qui rapporte gros : 27 millions de visiteurs et plus d'un milliard cinq cents millions de recettes pour l'année 2018. La ville de Venise est cependant fragile du fait de son site et de son architecture particulière, et l'industrie touristique la menace. La ville est en effet mise en péril par le phénomène de montée des eaux lié au changement global, auquel s'ajoute celui de l'affaissement du sol. L'affluence touristique, le creusement des chenaux et le passage de navires de croisière ont fragilisé encore plus l'écosystème de la cité en permettant à la mer de s'engouffrer plus facilement dans la lagune et dans les fondations des bâtiments à cause des vagues répétées provoquées par les navires.
À ces menaces s'ajoutent les conséquences socio-économiques du tourisme, en raison de l'augmentation des prix de l'immobilier et de l'expropriation des habitants pour favoriser la construction d'hôtels et d'hébergements touristiques. Si Venise gagne chaque année des visiteurs, elle perd également chaque année un peu plus d'habitants.
L'action du ministère du Patrimoine et des Activités culturelles de la région et de la municipalité pour protéger la ville se heurte aux intérêts privés et immobiliers liés au tourisme, qui engendre également l'existence d'une importante activité au noir et d'une forte corruption. Depuis l'été 2019, la municipalité de Venise a décidé de faire payer un ticket d'entrée à tous ses visiteurs afin de limiter le tourisme de masse dans la lagune. Parallèlement, des associations d'habitants se sont formées pour répondre aux abus du tourisme de masse, à l'image de l'association Gruppo25, qui milite pour la protection des droits des Vénitiens face aux menaces d'expulsion. Néanmoins, l'action des acteurs publics ou associatifs face aux menaces qui pèsent sur la cité et au tourisme de masse semble bien insuffisante aujourd'hui.
II. La corruption et le projet MOSE à Venise
En 2003 est lancé le projet nommé MOSE. Il s'agit d'une série de vannes mobiles qui pourraient se lever pour fermer la lagune en cas de marée haute (acqua alta), et ainsi protéger la fondation des bâtiments vénitiens. Ce projet financé par l'État italien et la Banque européenne d'investissement a été mêlé à un important scandale de corruption. En 2014 a lieu une perquisition de la police dans les bureaux du consortium Venezia Nuova, chargé du chantier. Les agents n'ont pas le temps d'avaler tout le papier comestible où étaient tenus les comptes occultes, et l'enquête révèle ainsi des détournements de fonds massifs visant à financer des campagnes politiques aux échelons municipal, régional et national. En conséquence, le coût du projet a triplé et le chantier, prévu pour 2016, n'est toujours pas achevé. L'argument patrimonial a été utilisé pour attribuer les fonds sans appel d'offre ni mise en concurrence au consortium d'entreprises italiennes Venezia Nuova, chargé ensuite de distribuer les fonds italiens et européens sans contrôle public. L'instance chargée de la protection de la lagune, le Magistrat des eaux, était largement arrosée de pots-de-vin et a donc cessé de remplir son rôle. Enfin, les financements européens massifs du projet MOSE n'ont pas bénéficié à la restauration ou à l'entretien de la ville elle-même. La protection du site de Venise est ainsi un argument permettant de mobiliser des sommes d'argent colossales et de limiter les contrôles sur l'usage des fonds, ce qui renforce la corruption et le détournement de biens publics.
La lagune de Venise.
La lagune de Venise.
III. La destruction, la protection et la restauration du patrimoine, enjeu géopolitique : la question patrimoniale au Mali
Le Mali dispose à la fois d'un important patrimoine naturel et d'un riche patrimoine historique laissé par les empires ghanéen, malien ou songhaï et par la célèbre culture et cosmogonie dogon. Le référencement et la protection de ce patrimoine ont commencé durant l'ère de la colonisation française. Ainsi, l'espace comprenant la forêt située près de Bamako et les grottes rituelles de Koulouba est classé en 1935. Une réserve naturelle y est installée à partir de 1957, qui devient le parc national du Mali à partir de 1975. Après l'indépendance en 1960, la patrimonialisation se poursuit, avec l'aide de l'UNESCO. Quatre sites maliens sont inscrits au patrimoine mondial de l'UNESCO, notamment le tombeau des Askia, la cité de Tombouctou, la ville de Djenné et les falaises de Bandiagara en pays dogon. Le patrimoine culturel des Dogons et celui des griots sont considérés par l'UNESCO comme faisant partie du patrimoine immatériel mondial.
Mais le Mali se heurte à la difficulté de protéger son patrimoine du fait de la pauvreté du pays et des troubles politiques. Les offensives lancées par les groupes islamistes liés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2012 ont menacé le pays dogon et entraîné la destruction des mausolées de Tombouctou. Dans ce contexte instable, le gouvernement malien, parmi les plus pauvres du monde, préfère financer l'armée que la culture. Cette situation amène les autorités maliennes à s'appuyer sur la coopération internationale pour sauvegarder les trésors du Mali. L'ONU, l'UNESCO et la France interviennent ainsi pour assurer la protection du patrimoine malien. L'UNESCO a classé et participé à la reconstruction des mausolées de Tombouctou. L'opération militaire française Barkhane, qui vise à lutter contre les groupes armés salafistes djihadistes dans toute la région du Sahel, se fixe aujourd'hui comme mission la protection des populations, mais aussi du patrimoine matériel du Mali. L'ONU est aussi intervenue à travers la MINUSMA en 2015, élargissant la notion de « catastrophe humanitaire » à la destruction du patrimoine culturel. L'une des priorités fixées par l'ONU et l'UNESCO était d'apaiser les tensions intercommunautaires exacerbées par les affrontements, la présence militaire française et l'intervention d'acteurs étrangers au Mali.
Néanmoins, la conservation du patrimoine peut aussi exacerber les conflits. Anne Quallet évoque ainsi une « patrimonialisation pour le haut », orchestrée par l'UNESCO et le pouvoir malien, qui y trouve une source de retombées économiques et de légitimation politique. Cette « patrimonialisation par le haut » privilégierait le patrimoine matériel et une vision occidentale de la culture. À Djenné, la population et les artisans locaux se sont élevés dans les années 1990 contre la tentation d'imposer à travers les politiques de restauration un patrimoine figé ne correspondant pas à la réalité culturelle locale.
Le financement de la politique patrimoniale est aussi source de conflits entre différents acteurs étatiques, locaux ou étrangers. La restauration d'une école, sur le site de l'ancienne mosquée de Sékou Amadou, financée par la Banque islamique de développement, a entraîné de fortes tensions entre le gouvernement malien et la mission culturelle locale soutenue par l'UNESCO, qui a tenté de faire arrêter le projet, voulu pourtant par les autorités locales ainsi que les populations.
Village Dogon, Mali.
Village Dogon, Mali.
Zoom sur…
Le site des falaises de Bandiagara du pays dogon
Ce site, occupé depuis le paléolithique, est un vaste paysage culturel qui comprend 289 villages, habités par le peuple dogon. Le patrimoine matériel (greniers, hangars, sanctuaires) y est le support de pratiques culturelles toujours vivantes, les rites dogons. Il a été classé au patrimoine mondial de l'UNESCO en 1989, notamment parce qu'il était fragilisé par l'apparition des religions chrétienne et musulmane, et menacé par la mondialisation et l'exode rural. Mais les retombées économiques du tourisme ont bénéficié inégalement aux deux peuples de la région, les Peuls et les Dogons, ce qui a suscité des conflits. En 2012, l'arrivée des djihadistes d'AQMI à Tombouctou, puis à Bandiagara a plongé la région dans la violence, avec pour effets des conflits et massacres de populations et des destructions de villages de la falaise. La patrimonialisation apparaît ainsi comme une des causes du tourisme et donc de la montée des tensions, en même temps que comme un recours face aux destructions, puisque c'est vers l'UNESCO que s'est tournée la ministre de la Culture du Mali N'Diaye Ramatoulaye Diallo en 2019 pour demander la protection du pays dogon. Un plan d'aide de 2,2 milliards d'euros a ainsi été proposé par l'UNESCO pour restaurer les bâtiments, mais aussi pour mettre en place une aide alimentaire et un accès à l'eau. Ce plan a été élaboré en s'efforçant d'associer les populations locales. Cela montre que la protection du patrimoine est aujourd'hui considérée en lien avec la protection des populations face aux conflits et à la pauvreté.
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