Usages sociaux et politiques du patrimoine : le cas du château de Versailles
Fiche
À l'origine modeste pavillon de chasse construit sur ordre de Louis XIII en 1623, le château de Versailles est remis en état et transformé par Louis XIV entre 1668 et 1710. Sous Louis XIV et ses successeurs, le château abrite la cour et matérialise le pouvoir et la richesse de la monarchie française. En 1789, lorsque la famille royale quitte Versailles, le château acquiert une valeur patrimoniale. En 1793, le château est vidé de son mobilier et utilisé comme lieu de dépôt, mais devient un musée en 1796. Rapidement réinvesti culturellement et politiquement, il est utilisé comme un emblème du passé monarchique, et entre dans la catégorie des « lieux de mémoire » de Pierre Nora, ces espaces qui cristallisent et incarnent la mémoire nationale. Le château de Versailles ne devient jamais un espace figé, car il continue à être investi par les pouvoirs successifs, depuis le Premier Empire jusqu'à la Ve République. La notion d'« usages sociaux et politiques » invoque ainsi la mémoire tout en s'inscrivant dans le présent : du xixe au xxie siècle, ceux qui investissent Versailles convoquent le passé pour des objectifs bien actuels : ils peuvent être politiques, lorsque le château est utilisé pour affirmer le pouvoir d'un homme, d'une dynastie ou d'un régime, la domination d'un État sur un autre ou pour favoriser le bon déroulement de négociations diplomatiques ; ils peuvent être sociaux, lorsque le château est ouvert au tourisme et que son jardin devient un lieu de promenade pour les habitants de la ville.
I. Usages du château de Versailles du Ier Empire à la IIIe République
Sous le premier Empire, le château est utilisé avec précaution comme un outil dangereux de légitimation du nouveau régime impérial. Napoléon ne souhaite pas renvoyer explicitement à la monarchie des Bourbons en investissant trop Versailles, et la cérémonie du sacre a donc lieu à Notre-Dame de Paris, mais le pape Pie VII vient bénir la foule depuis le balcon central de la galerie des Glaces. Le château sert ainsi à ancrer le nouveau régime dans une profondeur historique, à l'associer à la grandeur de la monarchie française des siècles précédents. Mais de même que Napoléon prône l'ordre et la stabilité tout en déclarant incarner et achever la Révolution, il investit Versailles avec distance, en miroir seulement : si le tableau qui immortalise sa consécration, Le Sacre de l'Empereur, est conservé au Louvre, Jacques-Louis David a composé une réplique identique en 1808, accrochée à Versailles, dans la salle du Sacre dédiée à cet effet.Le château acquiert une vocation muséale et devient symbole national au cours du xixe siècle. Sous la monarchie de Juillet, le roi Louis-Philippe entend réconcilier la monarchie et l'héritage révolutionnaire et crée dans cette optique un musée de « toutes les gloires de la France » à Versailles. Le château devient ainsi le lieu de la célébration d'un passé national réunifié : Louis-Philippe a, selon Victor Hugo, « fait un monument national d'un monument monarchique ».
Sous le second Empire, le château retrouve un rôle diplomatique important. Napoléon III y reçoit la reine Victoria en grande pompe en 1855 : un bal grandiose est donné pour la souveraine du Royaume-Uni, et un dîner est servi à l'opéra du château. Signe d'une aura européenne, Versailles est utilisé par les Prussiens suite à leur victoire contre la France en 1870 : l'Empire allemand y est proclamé dans la galerie des Glaces le 18 janvier 1871.
Le château est également l'un des lieux de la guerre civile de 1871 : le gouvernement de la IIIe République nouvellement proclamée, chassé de Paris par la Commune, se réfugie à Versailles et l'Assemblée se réunit dans l'opéra du château. Le choix de la ville royale excite la colère du peuple de Paris, qui surnomme les républicains avec mépris les « Versaillais ». Le château est réactivé comme symbole de l'ordre, et c'est depuis Versailles que Thiers mène la répression du mouvement révolutionnaire parisien. La ville reste le siège du gouvernement et des institutions nationales, et c'est paradoxalement à Versailles que les Français renoncent à la monarchie et que la République se consolide. C'est finalement lorsqu'elle est stabilisée que le pouvoir politique regagne Paris.
II. Usages du château de Versailles du xxe siècle à nos jours
Comme l'écrit Fabien Oppermann (Le Versailles des présidents. 150 ans de vie républicaine chez le Roi-Soleil. 2004) : « Versailles continue de représenter l'un des lieux les plus importants non seulement de la vie culturelle française, mais aussi de la vie politique et sociale, que caractérisent les images de représentation de l'édifice et les usages qu'on en fait au xxe siècle. »
Versailles retrouve un rôle politique et symbolique majeur dans l'espace européen immédiatement après la guerre. En effet, pour laver l'affront de la fondation de l'Empire allemand dans la galerie des Glaces en 1871, le même lieu est choisi pour signer le traité de Versailles le 28 juin 1919. Le château devient ainsi le symbole de la revanche de la France sur l'Allemagne pour les Français et, pour nombre d'Allemands, celui du diktat injuste imposé à leur pays par les alliés.
La vocation muséale du château se confirme durant l'entre-deux-guerres avec l'instauration d'un ticket payant en 1922. La conservation du château et des dépendances doit beaucoup à ce moment au mécénat du milliardaire américain John D. Rockfeller. Le domaine devient un haut lieu touristique : un million de personnes le visitent en 1937.
En parallèle, le rôle diplomatique du château s'apaise et se ritualise avec l'accueil de dignitaires étrangers dans les différentes dépendances du château : cet usage devient fréquent avec les visites de Kennedy, d'Elisabeth II ou d'Eltsine et l'organisation du sommet du G7 par François Mitterrand en 1982.
Parallèlement, le château s'éloigne peu à peu du statut de bien public et de lieu de mémoire nationale avec l'ouverture au mécénat, aux événements privés et au tourisme de masse international. Le financement par la société Vinci des travaux de restauration de la galerie des Glaces entre 2004 et 2007 ou celui de la rénovation de la statue équestre de Louis XIV par la Française des jeux montrent l'importance graduellement prise par le mécénat entrepreneurial. En 2019, Versailles est à nouveau placé sous les feux de l'actualité politique avec le mariage très médiatisé de Carlos Ghosn. Le château suscite par ailleurs, à partir des années 1980, un attrait touristique international croissant et la création, en 1995, de l'Établissement public du musée et du domaine de Versailles permet « de rationaliser les politiques de restauration et de mécénat, nécessaires pour maintenir Versailles tel que les siècles l'ont laissé » (Fabien Oppermann). En 2018, c'est le troisième monument français le plus visité. Versailles accueille aussi aujourd'hui épisodiquement, en suscitant parfois la polémique, les œuvres d'Anish Kapoor, de Jeff Koontz ou d'Olafur Eliasson : la valeur patrimoniale incontestée de Versailles est utilisée comme moyen de légitimation et de diffusion de l'art contemporain.
Versailles retrouve un rôle politique et symbolique majeur dans l'espace européen immédiatement après la guerre. En effet, pour laver l'affront de la fondation de l'Empire allemand dans la galerie des Glaces en 1871, le même lieu est choisi pour signer le traité de Versailles le 28 juin 1919. Le château devient ainsi le symbole de la revanche de la France sur l'Allemagne pour les Français et, pour nombre d'Allemands, celui du diktat injuste imposé à leur pays par les alliés.
La vocation muséale du château se confirme durant l'entre-deux-guerres avec l'instauration d'un ticket payant en 1922. La conservation du château et des dépendances doit beaucoup à ce moment au mécénat du milliardaire américain John D. Rockfeller. Le domaine devient un haut lieu touristique : un million de personnes le visitent en 1937.
En parallèle, le rôle diplomatique du château s'apaise et se ritualise avec l'accueil de dignitaires étrangers dans les différentes dépendances du château : cet usage devient fréquent avec les visites de Kennedy, d'Elisabeth II ou d'Eltsine et l'organisation du sommet du G7 par François Mitterrand en 1982.
Parallèlement, le château s'éloigne peu à peu du statut de bien public et de lieu de mémoire nationale avec l'ouverture au mécénat, aux événements privés et au tourisme de masse international. Le financement par la société Vinci des travaux de restauration de la galerie des Glaces entre 2004 et 2007 ou celui de la rénovation de la statue équestre de Louis XIV par la Française des jeux montrent l'importance graduellement prise par le mécénat entrepreneurial. En 2019, Versailles est à nouveau placé sous les feux de l'actualité politique avec le mariage très médiatisé de Carlos Ghosn. Le château suscite par ailleurs, à partir des années 1980, un attrait touristique international croissant et la création, en 1995, de l'Établissement public du musée et du domaine de Versailles permet « de rationaliser les politiques de restauration et de mécénat, nécessaires pour maintenir Versailles tel que les siècles l'ont laissé » (Fabien Oppermann). En 2018, c'est le troisième monument français le plus visité. Versailles accueille aussi aujourd'hui épisodiquement, en suscitant parfois la polémique, les œuvres d'Anish Kapoor, de Jeff Koontz ou d'Olafur Eliasson : la valeur patrimoniale incontestée de Versailles est utilisée comme moyen de légitimation et de diffusion de l'art contemporain.
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Les conflits patrimoniaux : le cas de la frise du Parthénon
Le Parthénon est un temple bâti par Athènes au ve siècle avant J.-C. Ce temple dédié à Athéna abritait le trésor de la ligue, c'est-à-dire le tribut versé par les cités alliées soumises à Athènes. Le bâtiment était orné d'une frise en marbre représentant la procession des Panathénées, une fête civique athénienne : on y voit des magistrats, des soldats, des femmes et des animaux défiler. Ce chef-d'œuvre de l'art classique grec ne se trouve plus à Athènes. En 1801, alors que la Grèce était occupée par les Ottomans, l'ambassadeur britannique à Constantinople lord Elgin parvient à faire détacher une partie de la frise du Parthénon et à l'envoyer en Angleterre. Une partie de la frise est perdue ou brisée en route, le reste est stocké par lord Elgin. En 1816, il vend les fragments au gouvernement britannique qui les expose au British Museum où ils se trouvent toujours.Depuis l'indépendance de la Grèce en 1821, les marbres emportés par lord Elgin font l'objet d'un conflit entre la Grèce et le Royaume-Uni. Les fragments sont régulièrement réclamés par la Grèce, qui construit en 2009 un musée près de l'Acropole pour les accueillir. Plusieurs moyens sont employés : négociations, pétitions, recours en justice. En 2014, l'UNESCO appuie la demande grecque en vain. En 2020, les négociations de l'accord sur le Brexit incluent la discussion d'une clause de retour des biens « illégalement déplacés », ce qui concernerait les fragments de la frise.
Pour le Royaume-Uni, les fragments ont été achetés légalement d'une part, et leur conservation est mieux assurée au British Museum d'autre part. La frise aurait été détruite si elle était restée en Grèce et l'emporter l'aurait en fait sauvée de la destruction. Cet argument est souvent pris en compte dans le débat sur la restitution des œuvres africaines des musées européens aux pays où elles ont été produites. À l'inverse, pour appuyer ses revendications, la Grèce soutient que la frise a été achetée aux envahisseurs ottomans et non aux Grecs, et que la municipalité d'Athènes s'est à l'époque opposée au transfert. De plus, l'autorisation ottomane grâce à laquelle Elgin a pu détacher la frise et l'emporter aurait été mal traduite à dessein, et la propriété des marbres serait donc caduque.
Le débat sur la restitution éventuelle des marbres du Parthénon soulève la question de la propriété du patrimoine : peut-on acheter des œuvres constitutives de l'identité artistique et culturelle d'un État ? Des actes de vente souvent établis dans des conditions douteuses, comme c'est le cas également pour nombre d'œuvres d'art africain exposées dans les musées européens, peuvent-ils légitimer l'appropriation actuelle ? Le contexte militaire et colonial de la plupart des transferts vers les pays européens est également au cœur de cette question. Beaucoup d'œuvres africaines ont été volées. Dans cette optique, la restitution correspondrait à une forme de réparation. Comme l'écrit Geoffrey Robertson, avocat britannique spécialisé dans les droits de l'homme et défenseur du retour de la frise à Athènes, « on ne peut pas refaire l'histoire mais on ne peut plus en profiter sans honte ».
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