Corrigé
Introduction
Le texte que nous avons à commenter, extrait d'un ouvrage d'Émile Durkheim, a pour thème le devoir et, plus largement, la morale dans les sociétés.
La thèse principale qu'il y défend est la suivante : l'emprise que la morale exerce sur la vie sociale doit être limitée, en vue d'un rapport équilibré qui bénéficie à la société elle-même.
Cette thèse répond à une interrogation sur la place et la fonction de la morale dans la vie sociale. À cet égard, nous allons voir que l'argumentation de Durkheim s'oriente vers une description de la vie sociale, comme étant composée de plusieurs dimensions, toutes essentielles à son fonctionnement et irréductibles les unes aux autres. Selon lui, la morale n'est que l'une de ces dimensions, aux contours limités. En lui conférant une place restreinte, Durkheim affirme également l'existence d'une bonne mesure pour l'emprise de la morale sur la société, au-delà de laquelle il y aurait une excessive moralisation qui lui serait nuisible.
Dans le débat autour de la place de la morale dans le monde humain, le texte soutient une thèse plutôt moderne, et s'éloigne des visions classiques selon lesquelles la dimension morale est illimitée et englobe l'ensemble de la vie individuelle et sociale de l'homme.
Cette thèse est défendue en plusieurs parties. Dans un premier temps (« Chaque peuple […] recommande ? »), Durkheim approche la notion de morale en affirmant tout d'abord que toute société a son code moral propre, puis en s'interrogeant sur l'existence de limites aux vertus qui composent ces codes. Dans un deuxième temps (« Nullement […] l'égoïsme. »), Durkheim soutient que les limites que les devoirs s'imposent mutuellement limitent la dimension morale elle-même au sein de la société. Finalement, dans un troisième temps (« D'autre part […] elle s'applique. »), il avance un argument extérieur à la morale pour y imposer des limites, identifiant dans la vie sociale des besoins et des finalités irréductibles aux impératifs moraux.
I. L'enracinement social des codes moraux
1. Les codes moraux comme des faits sociaux
Le point de départ du texte de Durkheim vise à réfléchir sur l'enracinement social de la morale. La morale peut être définie comme l'ensemble de préceptes, règles et codes qui orientent la conduite des individus vers l'accomplissement de la vertu plutôt que du vice, ceci à partir d'une conception du bien et du mal qui peut varier selon les sociétés et les époques. Le constat de cette variété de codes moraux pourrait réveiller un regard comparatif, ou susciter la volonté de penser les conditions grâce auxquelles les différents codes moraux circulent à travers les sociétés. Or, rien de tel dans ce texte, où Durkheim affirme d'emblée que chaque morale est appropriée à la société à laquelle elle se rattache. Les morales, dit-il, sont liées aux conditions qui font vivre chaque société.
2. La morale et la reproduction de la vie sociale
Comment conçoit-il ce lien ? Toute société est livrée au problème de sa reproduction, c'est-à-dire de sa survie dans le temps. Penser sa survie revient à penser les divers types de conditions qui rendent possible l'existence d'une société dans la durée, des conditions d'ordre matériel, spirituel, géographique, etc. À ce titre, Durkheim affirme que le développement moral d'une société, le processus au cours duquel elle élabore ses codes moraux, est indissociable des conditions particulières desquelles dépend la vie de cette société. Il s'agit d'un lien fort pour la caractérisation de la morale, dont il faut prendre toutes les conséquences. Ici, l'élément central de la morale n'est pas une aspiration à l'universalité, visant, par exemple, une définition du Souverain Bien. La morale n'est pas non plus révélée par une source divine, ni déduite par la raison. Elle est un fait social, et ses contours sont d'emblée limités par les facteurs qui conditionnent la continuité de la société. La morale entendue comme fait social est conditionnée et limitée par son appartenance à une société donnée.
3. La morale comme fait social contre l'ethnocentrisme
Ce lien entre les morales et leurs sociétés d'origine rend problématique toute tentative de traduction ou d'appropriation des préceptes moraux par une autre société. La tentation ethnocentrique, qui prétend justifier l'imposition de la morale conquérante chez les peuples conquis, est ici battue en brèche, car toute morale exogène, sans lien organique avec la société, désorganise plutôt qu'elle n'ordonne, trouble l'individu plutôt qu'elle ne l'oriente.
Transition
En définissant la morale comme fait social, Durkheim la circonscrit dans sa base sociale d'origine et lui associe l'objectif de reproduction de la société elle-même. Mais en rattachant le fait moral à la base sociale où il se développe, le texte doit ensuite s'interroger sur le champ de possibles qui lui revient, à l'intérieur de la société. C'est sous la forme d'une question autour des limites de la morale au sein de la société que Durkheim prépare l'étape suivante de l'argumentation.
II. Accomplir les devoirs sociaux : une morale qui se limite elle-même
1. Une pluralité de devoirs qui se limitent mutuellement
La définition de la morale chez Durkheim s'enrichit dans cette étape du texte de la notion de devoir : « Agir moralement, c'est faire son devoir », dit-il. Faire son devoir consiste à faire ce que l'on doit moralement faire, c'est la réponse morale à la question pratique : « Que dois-je faire ? » C'est donc être en accord avec une vertu, une qualité morale reconnue par une société donnée. Mais cette définition enrichie est accompagnée d'un parti pris théorique, selon lequel la morale est composée de devoirs et de vertus pluriels, qui sont irréductibles entre eux.
2. Penser à soi et à autrui : un exemple de l'économie des devoirs
Durkheim propose alors un exemple qui montre l'effort requis pour concilier le souci de soi et la bienveillance envers les autres. Nous ne pouvons nous consacrer de façon illimitée à un devoir moral pris individuellement ; et des devoirs concurrents, pour ainsi dire, empêchent le perfectionnement illimité d'une vertu individuelle. Cette perspective est cohérente avec une conception de la morale subordonnée au social : plutôt qu'aspirer à une perfection morale individuelle de type héroïque, comparable à celle d'un grand homme de Plutarque, on s'en tient à accomplir les diverses obligations morales propres à une vie honnête en société.
Transition
Dans un premier temps nous avons vu qu'un système moral a du mal à se développer au-delà de sa base morale originaire. Puis, dans un deuxième temps, nous avons examiné une autre limite au développement de toute morale, à savoir, celle qui découle du besoin de concilier une multiplicité de devoirs à accomplir. Cette enquête sur les limites de la morale s'achève par une étude sur les impératifs sociaux non moraux qui déterminent, eux aussi, l'emprise de la morale sur le monde humain.
III. Le devoir-être moral limité par l'être social
1. Les exigences multiples de la nature sociale
L'enquête de Durkheim confronte à présent les impératifs moraux avec les autres exigences qui sont à ses yeux inhérentes à la nature humaine, en particulier dans sa dimension sociale. En tant que fait social, la morale est un produit du monde humain, et en tant que tel, ce serait un contresens que d'imaginer une morale qui aille à l'encontre des exigences de la nature humaine. Seulement, ces exigences ne sont pas toutes d'ordre moral.
2. Des ressorts non moraux de la vie matérielle des sociétés
Du point de vue de la nature humaine et, peut-on dire, de la nature sociale de l'homme, Durkheim soutient que certaines pratiques ne sauraient se plier aux impératifs moraux sans mettre en péril l'épanouissement de l'être social. Il en va ainsi en particulier des besoins matériels de toute société. Selon l'auteur, la vie matérielle, dans son aspect productif ou acquisitif, ne relève pas exclusivement de la morale. Si l'on avance dans le sens proposé par Durkheim, qui affirme que certains besoins vitaux ne sont pas subordonnés à une morale stricte, ce sont les notions de vie et de nature qui se présentent comme indépendantes de la morale. Un constat logique si l'on définit la morale comme un produit de la culture plutôt que comme un fondement de la nature humaine.
3. La démesure de l'hypermoralisme
À la fin de l'enquête sur la morale menée par l'auteur, l'argument conclusif semble moins provocant si on l'explique par les positions théoriques adoptées tout au long du texte. Durkheim conclut en discutant les effets négatifs d'une emprise excessive de la morale sur le monde humain. En société, et pour la société, être moral est bénéfique jusqu'à un certain point. Pour la morale aussi, donc pour la conduite de la vie vers le bien reconnu par nos sociétés, il peut y avoir une démesure. Et puisque la morale est ici définie comme étant au service de la société, la démesure morale qui nuit à cette dernière serait néfaste à la morale elle-même. Plus concrètement, si une morale aveuglément excessive néglige d'autres exigences vitales de la société, elle peut réduire celle-ci à un état de crise où la morale des individus serait elle aussi mise à l'épreuve.
Conclusion
Les idées avancées par Durkheim dans ce texte font penser à la rupture produite par la pensée de Machiavel quelques siècles auparavant. En effet, si le penseur italien a soutenu une séparation entre la sphère politique et celle de la morale, Durkheim défend ici une séparation entre les impératifs moraux et ceux de la vie sociale. Plus encore, la position défendue par Durkheim subordonne nettement la morale à la visée de toute société de survivre dans le temps. Il s'agit d'une position où la notion de société prime sur celle de morale, position cohérente si l'on sait que l'auteur est le père de l'étude sociologique du monde humain.