Le temps
Fiche
L'homme sait qu'il est mortel, que sa vie a connu un début et connaîtra aussi une fin. Il sait instinctivement – ou croit savoir – ce qu'est le temps, ce flux des instants qui ne cesse de couler, cet élément qui conditionne l'existence humaine dans lequel rien ne demeure totalement intact et identique à soi-même. Pourtant, donner une définition claire et objective du temps pose problème : s'il est la condition de notre existence, est-il autre chose que cela ? Est-il quelque chose au-delà de l'existence des vivants et des objets qui changent, évoluent et se dégradent ? Penser la temporalité renvoie donc à un problème définitionnel : le temps est-il une donnée objective, qui existerait quand bien même rien d'autre n'existerait, ou n'est-il que subjectif, relatif aux individus ? Le temps du papillon éphémère n'est pas le même que celui de l'homme, lui-même différent de celui des astres. La difficulté de la notion consiste donc à savoir s'il existe une réalité derrière le concept du temps, ou si l'on ne peut connaître que ses effets.
I. Le temps objectif, une illusion humaine
Ce qui rend possible la mesure du temps, c'est d'abord l'alternance répétée des jours et des nuits. Il existe en ce sens un temps dit « objectif » ou encore « scientifique », qui s'impose comme une donnée universelle et éternelle. On considère qu'une heure vaut la même durée, à toute époque et en tout lieu (1/24e de jour), et l'on fonde sur cela la connaissance de notre monde. Platon, dans le Timée, explique que le temps est consubstantiel au monde : la création du monde, avec l'alternance des jours et des nuits, des saisons, des révolutions des astres, induit du même fait la création du temps.Pourtant, on constate avec l'amélioration des appareils de mesure que l'objectivité du temps s'étiole : la durée des jours en réalité varie, celle des révolutions de la Terre tend à devenir plus courte… Si les repères à partir desquels on a fondé le temps scientifique sont relatifs et changeants, considérer le temps comme une mesure objective repose en fait sur un consensus humain : il s'agit de « faire comme si » un jour valait toujours un jour, et une heure toujours une heure, pour créer une temporalité humaine commune. Le temps objectif est utile pour réguler la société humaine : il faut qu'un rendez-vous à 19 h signifie la même chose pour ceux qui se le donnent. Pourtant, « prendre dix ans » n'a nullement la même valeur pour un homme de 20 ans que pour un homme de 80 ans, et encore moins pour une tortue que pour un papillon. Il y a donc une tension permanente entre la valeur subjective du temps et sa définition objective, dont on constate l'imperfection mais dont on ne peut se passer.
II. Le temps du devenir
Quand on pense au temps, c'est en réalité souvent ses effets que l'on considère : on pense à l'usure d'un objet, aux changements météorologiques, aux rides sur la peau, aux personnalités qui s'altèrent ou s'enrichissent. La première manière d'appréhender le temps, celle qui est la plus naturelle aux vivants, c'est de le considérer comme devenir. Dans ses Fragments, Héraclite le définit comme un flux qui ne s'interrompt jamais, un écoulement d'instants au cours duquel rien ne demeure identique à soi : ce qui était à l'instant est déjà tombé dans le non-être à l'instant suivant. D'un instant à l'autre, des milliers de réactions chimiques se sont déjà produites dans un corps ; l'esprit s'est enrichi du souvenir de l'instant précédent ; la composition du fleuve, les poissons qui le peuplent, sa température sont déjà modifiés. Héraclite peut alors affirmer que « l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » : c'est la possibilité du même, de l'identité, qui est pulvérisée par le flux destructeur du temps. On comprend alors que, considéré comme devenir, le temps n'a guère d'essence et de définition, tant il est marqué par l'irréalité, la vanité, la vacuité de ses instants qui retournent au néant dès lors même qu'ils sont portés à l'existence.Exercice n°1
III. La temporalité du devenir rend la réalité inconsistante
Quelle vie est-il possible de mener au sein d'un tel devenir ? Dans un monde où tout change, où rien ne demeure ni n'a de valeur, peut-on encore supporter les conditions dans lesquelles la vie est échue et y trouver notre bonheur ?Dans son Poème, Parménide montre bien que le devenir n'est pas digne d'intérêt. Il distingue en effet deux voies face auxquelles se trouve quiconque s'interroge sur la nature ontologique de ce qui nous entoure. La première voie est celle de ce qui existe véritablement, ce qui a une consistance réelle, ce qui ne se délite pas d'un instant à l'autre, bref, ce qui demeure le même à travers le temps : c'est l'Être véritable. Or, cet Être se définit dans une temporalité différente, où ce qui existe à un instant n'est jamais altéré ou modifié, où ce qui est demeure toujours identique à soi. C'est donc finalement l'instant qui dans cette temporalité éternelle n'existe plus, puisqu'il n'y a plus de rupture temporelle. La voie de ce qui a une consistance ontologique (c'est-à-dire de ce qui a de l'être, de ce qui existe véritablement) est donc celle de l'éternité, celle des nombres, des lois mathématiques éternelles, de la métaphysique et des dieux.
La seconde voie est la seule qu'Héraclite avait vue : celle du devenir, du changement, de l'altération, de l'inconsistance, de l'irréalité. Cette voie est totalement dévalorisée par Parménide : pourquoi même porter de l'intérêt aux objets et aux individus dont l'être, d'un instant à l'autre, aura disparu pour se muer en un autre ? Si l'on comprend bien ce qui conduit Parménide à inciter les philosophes à se tourner vers les objets éternels, il convient de remarquer que l'existence humaine est cernée par le devenir, l'irréalité et l'inconsistance des objets et des personnes qui le composent.
Exercice n°2
IV. L'impossibilité d'être heureux dans le devenir
Le bonheur humain apparaît alors comme un idéal que l'on ne peut atteindre à cause de la temporalité dans laquelle l'homme doit vivre. La voie de l'éternité n'est pas accessible ici-bas : Pascal en convient volontiers dans ses Pensées. Nous sommes condamnés à vivre dans le flux des choses qui ne cessent de changer, de l'instant qui demeure à jamais insaisissable. Aussi, notre rapport au temps est toujours indirect : c'est que le temps nous « blesse » et nous « afflige », et nous le considérons toujours de manière pathologique. Si le présent, qui fuit toujours, nous semble doux, nous nous tournons vers le passé qui englobe ces instants de bonheur fugace, comme pour les arrêter. Si, au contraire, le présent est douloureux, nous anticipons le futur en espérant y voir poindre la possibilité d'un avenir meilleur.Nous nous concentrons donc toujours vers les modalités du temps qui n'ont aucune réalité, que ce soit vers le passé qui n'existe plus, ou vers l'avenir qui n'existe pas encore, si bien que la seule modalité du temps qui puisse avoir une réalité, celle du présent, passe sans que nous cherchions même à l'appréhender. « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais », conclut Pascal. La condition même de l'existence, la temporalité du devenir, nous impose un rapport au temps pathologique, inquiet et triste qui nous empêche de le considérer tel qu'il est, nous éloignant par là même de la possibilité du bonheur.
V. Le temps du progrès
L'impossibilité de réconcilier les deux modalités du temps métaphysiquement opposées, le devenir inconstant et l'être plein de l'éternité, empêche d'une part de saisir la nature véritable du temps, et d'autre part d'être heureux. Pourtant, Hegel affirme, dans ses Leçons sur la philosophie de l'Histoire, que ce qui nous conduit à reléguer le devenir vient de ce que nous ne le considérons que partiellement. On pense le futur comme étant en défaut d'être parce qu'il est en changement. Or, ce changement est la nature propre de l'être dans le temps de la vie : c'est ce qui prend le nom de progrès sous la plume de Hegel.Dès lors, la consistance ontologique n'est plus exilée dans une modalité temporelle de toute manière inatteignable – l'éternité –, mais l'être advient progressivement, il se développe dans le cours de l'histoire, au cours des événements qui se produisent. Il est bien vrai que Napoléon s'est évanoui et que son empire, si éclatant qu'il ait pu être, a disparu comme l'eau du fleuve d'Héraclite. Pourtant, les progrès permis par « cette âme du monde » ont conduit vers une plus grande rationalisation du monde. L'avènement progressif de la raison donne petit à petit au monde sa consistance ontologique. Les concepts d'histoire et de progrès rendent donc possible la confiance dans le temps qui passe, puisque plus le temps s'écoule, plus l'être parménidéen se manifeste au sein même du devenir héraclitéen. Il faut sortir du rapport pathologique aux effets du temps pour être capable de le considérer comme le moyen par lequel l'esprit rationnel s'impose et élève l'humanité.
Zoom sur…
La nostalgie, la passion propre au temps qui fuit
Dans L'Irréversible et la Nostalgie, Jankélévitch s'interroge sur la nature de la nostalgie, cette passion humaine qui conduit à regretter les instants passés, lesquels tombent irrémédiablement dans le non-être et ne peuvent plus être représentés que dans nos souvenirs. La nostalgie vient de la prise de conscience que ce qui a été ne sera plus, et plus encore que ce changement a induit en l'homme une mutation nécessaire et irréductible. Ainsi, après la guerre de Troie, Ulysse passe dix ans à rentrer à Ithaque, où l'attendent sa femme Pénélope, son fils Télémaque et son royaume. De multiples péripéties auraient pu le faire renoncer. Mais, attaché à la volonté de retrouver les conditions de sa vie de jeune homme, voire de retrouver le jeune homme qu'il était quand il avait quitté son île vingt ans auparavant, ni Circé, ni Calypso, ni les sirènes ne peuvent le faire changer de direction. Néanmoins, le constat lors de son arrivée ne peut être qu'amer, dit Jankélévitch, car s'il est bien sûr impossible d'inverser le cours du temps, il n'est pas davantage possible de faire revivre les instants du passé. Les conditions de la vie d'Ulysse à Ithaque ont changé : Pénélope n'est plus la même, Télémaque a grandi, et son peuple n'est plus composé des mêmes sujets. En outre, l'irréversibilité du temps tient surtout au fait que les vingt ans qui se sont écoulés sont inscrits dans Ulysse, physiquement et plus encore dans sa mémoire : ils l'ont chargé d'un passé dont il ne peut se délester. C'est bien en cela que le cours du temps est irréversible : les mutations qu'il produit en l'homme ne peuvent jamais être annulées ; chaque instant est gravé dans les lignes qui dessinent l'individu. De là naît le sentiment de nostalgie inhérent au passage du temps.Exercice n°3
La volonté maîtresse du temps
Le cours du temps est irréversible : c'est une vérité qu'Hannah Arendt ne tente pas de contredire. Pourtant elle affirme, dans La Condition de l'homme moderne, qu'il y a un double moyen de parvenir à informer le temps conformément à sa volonté et ainsi d'influer sur la nécessité de son cours. C'est le rôle de la promesse : l'homme engage par sa volonté ses actions futures, actions sur lesquelles le cours du temps et des événements qui vont advenir n'a pas d'emprise, si bien que le devenir devient impuissant face à la nécessité de la volonté humaine. De même, le pardon, tourné cette fois vers la direction passée du temps, rend possibles le retour en arrière et la modification partielle des événements qui se sont déjà produits. Pardonner, ce n'est rien d'autre que reconsidérer un acte passé et l'annuler, décider volontairement d'effacer la charge de l'acte pour que son empreinte au présent disparaisse. Dans un cas comme dans l'autre, la volonté morale s'avère d'une puissance inattendue et donne à l'homme le pouvoir d'intervenir, fût-ce partiellement, sur le cours du temps.© 2000-2024, rue des écoles