Corrigé
Introduction
Dans la mesure où les lois sont toujours instaurées au nom de la justice, il peut sembler conséquent de penser que, pour être juste, il suffit d'obéir aux lois. En effet, l'absence de loi ou le mépris des lois semble n'avoir d'autres conséquences que le règne de la force brutale et donc de la violence. L'histoire nous a souvent montré que, lorsque l'autorité de la loi s'affaiblit, la violence s'installe et transforme les rapports entre les hommes en de purs et simples rapports de force. Si l'on pose la question de cette façon, on est très vite tenté de penser que de mauvaises lois sont préférables à l'absence totale de lois et que l'une des conditions pour être juste consiste avant tout à leur obéir. Néanmoins, si l'obéissance aux lois est généralement une condition nécessaire pour être juste, la question se pose de savoir si c'est une condition suffisante et à laquelle il faut systématiquement se soumettre pour être juste.
Trop souvent, nous pouvons rencontrer des hommes assez habiles pour parvenir à spolier leurs semblables tout en restant parfaitement en accord avec la loi. La plupart d'entre eux s'entourent d'ailleurs de conseillers juridiques suffisamment compétents pour agir en toute légalité. Vue ainsi, l'obéissance à la loi ne semble pas suffire pour agir justement. Il faut pour cela appliquer justement la loi, c'est-à-dire faire preuve d'équité.
Un autre cas de figure peut également se présenter : celui dans lequel c'est en désobéissant à la loi que l'on agit justement. On pourrait ici citer le cas de Rosa Parks qui, en refusant d'obéir à la loi interdisant aux Noirs de s'asseoir dans les bus sur les mêmes sièges que les Blancs, a fait considérablement avancer la justice dans son pays.
Il semblerait donc que, d'une part, même lorsque la loi est juste, il ne suffise pas de lui obéir pour être juste. Il faut aussi que celui qui applique ou respecte la loi soit lui-même un homme juste. Il apparaît, d'autre part, qu'il peut aussi se présenter des cas pour lesquels il n'y a pas d'autre solution que de désobéir à la loi pour être juste, lorsque la loi est inique et qu'elle ne respecte pas le principe d'égalité qui est au fondement de toute justice. Dans de telles situations, nous sommes rapidement conduits à invoquer contre la loi des hommes une loi supérieure qui serait la parfaite expression de la véritable justice. Nous sommes alors tentés d'opposer au droit positif – les lois de l'État – un droit naturel qui serait supérieur à la loi humaine et exprimerait la plus parfaite justice. Toute la question est alors de savoir si à l'idée de ce droit idéal qui transcenderait le droit positif correspond quelque chose de réel ou s'il ne s'agit pas plutôt d'une pure fiction relevant d'un idéalisme qui ignorerait la véritable nature du droit.
I. La justice peut-elle être définie par la loi ?
1. L'homme comme animal politique
Selon Aristote, l'homme doit élaborer et instaurer des lois parce qu'il est un animal politique, un zoon politikon. Cela signifie que sa nature est de vivre en société, mais dans des conditions qui lui sont spécifiques. Aristote aurait pu définir l'homme comme un animal social, or il a préféré utiliser l'expression « animal politique ». La raison en est que les autres animaux qui vivent en société n'ont pas à définir les lois qui régissent leur vie commune : la nature l'a déjà fait pour eux. L'homme, à la différence des abeilles ou de toute autre espèce vivante regroupée, est doté de la parole, dont l'une des fonctions essentielles est, pour Aristote, de lui permettre de discuter du juste et de l'injuste. Alors que les animaux disposent de la voix par laquelle ils expriment ce qu'ils ressentent, les hommes usent de la parole et de la raison avec lesquelles ils peuvent élaborer les lois auxquelles il faut obéir pour être juste. Cependant, il ne suffit pas d'obéir ou d'appliquer rigoureusement les lois pour être juste. La loi est une règle générale qui doit régir des situations toujours singulières ; il convient donc pour être juste de faire preuve d'équité, c'est-à-dire de savoir appliquer la loi aux situations particulières pour que la justice se réalise pleinement.
2. La loi est-elle juste parce qu'elle est la loi ?
Les Grecs de l'Antiquité concevaient la loi comme l'expression d'un ordre naturel sacré et finalisé, assignant à chacun la place qui lui revient dans la cité. C'est ce qui explique que Socrate, condamné injustement à mort, refuse de s'évader lorsque ses amis lui proposent, la veille de son exécution, de s'enfuir et de se réfugier dans une autre cité. Se considérant comme un « enfant de la loi », Socrate, même s'il conteste la décision de ses juges, aurait le sentiment de trahir la cité qui l'a nourri et lui a permis de devenir ce qu'il est, s'il refusait de se soumettre à la loi. Aussi, ayant toujours enseigné le respect de la loi, il ne peut se parjurer en s'évadant. Il trahirait sa cité, se trahirait lui-même et finalement donnerait raison aux juges qui l'ont condamné. Cet épisode et l'argumentation que Socrate développe pour expliquer son refus sont exposés par Platon dans un dialogue intitulé le Criton. On peut donc considérer que, pour le Socrate du Criton, l'obéissance à la loi est une condition nécessaire pour être juste. Est-ce cependant une condition suffisante ? On peut en douter dans la mesure où, si Socrate se sent obligé d'obéir à la loi, il ne prétend pas pour autant que la condamnation qui le touche est juste. Il apparaît donc nécessaire qu'à la justice de la loi s'ajoute la justice comme vertu humaine.
Il importe que la loi juste soit respectée par des hommes justes. Lorsqu'elle est appliquée par des hommes injustes, elle peut être détournée de sa véritable finalité.
3. Le droit et la puissance
La conception antique de la loi et de la justice issue de la nature politique de l'homme s'inscrit dans une perception de la nature comme un ordre finalisé à l'intérieur duquel chaque être occupe une place qui lui est assignée. Or, l'époque moderne, qui naît avec une science qui ne voit plus dans la nature qu'un jeu de forces aveugles, va remettre en question cette approche de la loi et de la justice.
L'une des principales questions que va poser la philosophie morale et politique à l'époque moderne va être de rechercher les causes de la constitution des sociétés et l'origine des lois qui les régissent. Envisagé ainsi, l'homme n'est plus considéré comme un animal nécessairement social, mais comme un être que les circonstances ont conduit à se regrouper avec ses semblables, pour constituer des sociétés reposant sur des institutions présentant un caractère artificiel.
Ainsi, un philosophe comme Hobbes considère dans ses deux principaux ouvrages – le
De cive et le
Léviathan – que, dans la nature, l'homme n'est pas disposé à la vie sociale et que les rapports qu'il entretient avec les autres hommes ne sont que des rapports de force. C'est pourquoi, il affirme dans le
De cive que « l'homme est un loup pour l'homme » et que l'état de nature est un état de guerre de tous contre tous et de chacun contre chacun. Dans ce contexte, chacun a droit sur toute chose, même sur autrui. Cet état est insupportable aux hommes, car chacun y vit en permanence dans la crainte de sa mort prochaine. Aussi, pour y mettre fin, les hommes en arrivent à s'accorder pour abandonner la force et l'autorité dont ils disposent entre les mains d'une personne fictive qui les représente et qui dispose d'un pouvoir souverain absolu. La volonté de cette personne a donc valeur de loi, et cette loi doit nécessairement être considérée comme juste puisque c'est le souverain qui dispose, par l'autorité qu'il a reçue, du droit de décider de ce qui est juste ou pas. Ainsi, le rôle de la loi n'est pas de tendre vers la réalisation d'une justice idéale, mais de définir la justice, sans hésiter à recourir à la force pour la faire respecter. La pensée de Hobbes rejoint ici, en un certain sens, cette pensée de Pascal qui affirme :
« Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
La loi est juste parce qu'elle est la loi et qu'elle procède de la force dont dispose le souverain. On peut donc en déduire qu'il suffit dans une telle configuration d'obéir à la loi pour être juste.
II. Droit naturel et droit positif
1. Au nom de quoi peut-on contester la loi ?
Si l'on considère que la justice résulte de la loi et que la loi est juste parce qu'elle est la loi, on se trouve alors dans l'impossibilité de contester la loi et de juger qu'une loi est injuste. Il n'empêche que nous sommes parfois confrontés à des situations qui nous conduisent à mettre en doute la valeur de la loi au nom d'une justice supérieure qu'elle ne respecterait pas.
Cela peut même mener à la conviction de devoir désobéir à la loi pour agir justement, comme le préconisent les partisans de la désobéissance civile qui estiment que, lorsqu'une loi est jugée injuste, il est du devoir du citoyen de ne pas s'y soumettre. Cette thèse a été défendue en 1849 par le penseur américain Henry David Thoreau, dans un essai intitulé La Désobéissance civile.
L'exemple le plus significatif en la matière est celui d'Antigone. Cette héroïne tragique d'une pièce éponyme de Sophocle se trouve conduite à désobéir à la loi de son oncle Créon, roi de Thèbes, qui a décidé que les traîtres à la cité ne pourraient pas recevoir de sépulture selon les rites de la religion. Or, à l'issue d'une bataille décisive, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice, meurent, et seul le corps d'Étéocle a le droit d'être enseveli car l'homme combattait du côté de Thèbes ; celui de Polynice, qui avait rejoint les rangs ennemis, est condamné à être dévoré par les oiseaux de proie. Antigone pratiquera cependant les rites funéraires auprès du corps de Polynice, malgré l'interdiction de Créon et la condamnation à mort qui s'ensuivra pour elle. Antigone choisit un tel sacrifice parce qu'elle estime qu'il existe une loi supérieure à celle des hommes : la loi des dieux. Cette distinction est à l'origine de celle faite entre le droit positif – les lois de l'État – et le droit naturel – qui serait l'idéal du droit, le droit véritable, l'expression de la justice. En supposant cette distinction, qui donne lieu parfois à une opposition, on est alors conduit à conclure qu'il ne suffit pas d'obéir aux lois pour être juste. Les lois ne sont pas toujours justes et il faut parfois, comme Antigone, désobéir à la loi pour être juste.
2. La justice selon la nature, justice selon la loi
Il faut néanmoins utiliser avec prudence l'opposition de la loi et de la nature.
C'est à elle que fait référence, dans un dialogue de Platon intitulé le Gorgias, un interlocuteur de Socrate nommé Calliclès. La thèse que défend Calliclès est que les lois des hommes ont été inventées par les plus faibles pour tromper les plus forts et leur faire croire que la justice réside dans l'égalité. C'est parce qu'ils sont rusés et qu'ils sont les plus nombreux que les plus faibles sont parvenus, grâce à leurs lois, à s'imposer aux plus forts. Mais, pour Calliclès, la loi des hommes contredit la véritable justice qui consiste dans la domination du fort sur le faible. Il est donc juste selon la nature que le plus fort impose sa volonté au plus faible, parce qu'il est le plus fort. Ainsi, pour Calliclès, il ne suffit pas d'obéir aux lois pour être juste. Dans la mesure où la justice selon la nature s'oppose à la loi des hommes, c'est plutôt en lui désobéissant que l'on se comporte le plus justement qu'il est possible. Cependant, si l'on analyse la thèse de Calliclès de manière approfondie, certaines contradictions apparaissent. En effet, en affirmant que la justice réside dans la force, Calliclès rend totalement inopérante l'opposition du juste et de l'injuste, tout en se réclamant d'elle. S'il est juste que le fort domine le faible, tout rapport de force est juste et, par conséquent, dans la mesure où la force relève de l'ordre des faits – ce qui est – et non de l'ordre du droit – ce qui doit être – tout état de fait est nécessairement juste. Ainsi, quelle que soit l'origine de la force, que celle-ci soit physique ou relève du nombre ou encore de la ruse, elle est toujours juste, et celui qui est dominé n'a pas à se sentir victime d'une injustice. La seule façon pour lui de faire valoir ses droits est de devenir le plus fort. Ainsi, Calliclès est pris à son propre piège et ne peut plus se considérer comme traité injustement. Il convient donc de préciser en quel sens on parle de droit naturel. Cette expression peut, en effet, se comprendre de deux manières distinctes.
3. Les deux conceptions du droit naturel
On peut désigner par l'expression « droit naturel » l'ensemble des rapports que les hommes entretiennent les uns avec les autres dans ce que la plupart des théoriciens du contrat social appellent l'état de nature. L'état de nature désigne un état fictif de l'humanité qui correspondrait à une situation antérieure à la société civile. Il s'agit donc d'un état dans lequel on ne trouve aucune institution, donc aucune loi ni autorité politique. Autrement dit, aucun artifice n'y vient régler les rapports entre les hommes qui s'y trouvent livrés à eux-mêmes. Selon la conception que ces théoriciens se font de la nature de l'homme, ils vont développer des conceptions différentes du droit naturel. C'est ce qui explique que Hobbes, qui perçoit l'homme comme un être foncièrement égoïste, va faire résider le droit naturel dans la force et interpréter l'état de nature comme un état de guerre.
Néanmoins, une autre conception du droit naturel est envisageable, celle qui consiste à le concevoir comme un droit inscrit dans la nature de l'homme envisagé avant tout comme un être doué de raison. Cette conception est celle qui s'inscrit implicitement dans les différentes déclarations des droits de l'homme. Toutes ces déclarations, qu'il s'agisse de celle de 1789 ou de celle de 1948, reposent sur l'idée que tout homme jouit par nature de certains droits qui sont antérieurs au contrat social, c'est-à-dire à l'accord implicite que les membres d'une société sont censés avoir passé les uns avec les autres pour s'associer et se soumettre à une loi commune. C'est pourquoi la plupart des démocraties modernes reconnaissent certains droits de l'homme dans leur constitution et, par conséquent, ne peuvent instaurer et imposer des lois qui leur seraient contraires. Il suffit donc alors d'obéir aux lois pour être juste, à condition que celles-ci soient justes, c'est-à-dire qu'elles respectent les droits fondamentaux de la personne humaine.
Cette conception pose donc les droits de l'homme comme ce qui exprimerait un idéal de justice qui transcenderait le droit positif, c'est-à-dire les lois des différents États. L'existence d'un tel idéal n'a cependant rien d'évident et va donner lieu, chez les philosophes du droit, à l'opposition entre les tenants du positivisme juridique et les partisans du droit naturel.
III. Transcendance ou immanence de la justice ?
1. Positivisme juridique et défense du droit naturel
Pour les tenants du positivisme juridique, il suffit d'obéir à la loi pour être juste, dans la mesure où il n'y a pas de norme de la justice en dehors de la loi elle-même. En d'autres termes, il n'y a pas un droit naturel qui transcenderait le droit positif, il n'y a que des lois positives qui définissent la distinction du juste et de l'injuste à un certain moment de l'histoire d'un peuple. Cette théorie est celle défendue par Hans Kelsen et repose sur une distinction nette entre le droit et la morale. Le droit est constitué de règles contraignantes qui contribuent au bon fonctionnement de la société, tandis que la morale est constituée d'obligations que personne n'est contraint de respecter. Il n'empêche qu'il nous arrive de juger certaines lois injustes et que, pour cela, nous nous référons à une norme supposée supérieure au droit positif.
C'est pourquoi Léo Strauss, dans Droit naturel et histoire, conteste la thèse positiviste en affirmant que le droit positif suppose le droit naturel. Si ce n'était pas le cas, aucun jugement sur les lois ne serait recevable et l'on tomberait dans un relativisme qui permettrait de considérer comme légitime toute loi, même celle qui autoriserait le cannibalisme.
Le problème est alors de savoir comment fixer une telle norme du droit. Soit l'on défend le droit naturel et l'on glisse vers un idéalisme qui place la norme du droit dans un supposé monde intelligible qui transcenderait le monde sensible – celui dans lequel nous vivons –, soit l'on nie l'existence du droit naturel et l'on s'interdit de remettre en question la loi au nom de la justice. Il s'agit donc de s'interroger afin de déterminer comment nous pouvons sortir de cette alternative.
2. Rousseau : le droit est affaire de conventions fondées sur la volonté générale
Si la théorie du contrat social de Rousseau s'oppose à la pensée de Hobbes, ce n'est cependant pas en se référant à un droit naturel supérieur, mais en fondant le droit sur la liberté et non sur la contrainte. Dans le chapitre 3 du livre I du Contrat social, intitulé « Du droit du plus fort », Rousseau remet en question la thèse selon laquelle le souverain détient la légitimité de son pouvoir de la force dont il dispose. Il démontre dans ce texte que l'expression de « droit du plus fort » est une contradiction dans les termes, dans la mesure où le terme de droit appartient au registre sémantique de la liberté, tandis que celui de force relève plutôt de la contrainte. Dans la mesure où « le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître », un pouvoir politique qui ne reposerait que sur la force ne pourrait pas instaurer un ordre durable, car les hommes n'y obéiraient aux lois que par crainte et non volontairement parce qu'ils jugeraient la loi raisonnable. C'est pourquoi, sans nécessairement se référer à une norme transcendante de la justice, Rousseau parvient à fonder le droit sur la liberté, en faisant appel à la souveraineté de la volonté générale. Une loi est juste à condition qu'elle soit l'expression de la volonté du peuple tout entier, c'est-à-dire de la volonté générale souveraine. Ainsi, l'obéissance à la loi n'est plus une contrainte, dans la mesure où « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». Aussi pour Rousseau suffit-il d'obéir à la loi pour être juste, à condition que celle-ci soit l'expression de la volonté générale souveraine.
3. La justice comme ordre politique résultant de la conjugaison des forces et non de leur affrontement
La pensée de Rousseau rejoint ici celle de Spinoza qui, bien qu'il donne l'impression de partir du même point de départ que Hobbes, arrive à la conclusion que le seul régime dans lequel peut régner une justice établie par la loi est le régime démocratique. Cependant, et c'est une différence de taille avec Hobbes et Rousseau, ce n'est pas par un contrat que les hommes se constituent en société, mais par le jeu des forces en présence qui se conjuguent et permettent, selon la nature des institutions en place, de maintenir la cohésion du corps social. Bien que Spinoza pense que dans l'état de nature, il est conforme au droit naturel que « les gros poissons mangent les petits », car le droit de chacun s'étend jusqu'où s'étend sa puissance, il n'en arrive pas à la conclusion de Hobbes que seule la monarchie absolue peut mettre fin à l'état de guerre. Pour Spinoza, « l'homme que mène la raison est plus libre dans la cité, où il vit selon le décret commun, que dans la solitude, où il n'obéit qu'à lui-même ». Et la progression vers l'état de droit ne suppose pas la rupture avec le droit naturel, mais sa réorientation dans une direction qui permette à la puissance d'être et d'agir des uns et des autres d'augmenter. Dans la mesure où les hommes sont plus heureux et plus libres dans la société que dans la solitude, la puissance des uns augmente d'autant que s'accroît celle des autres. Il convient de préciser ici que la puissance n'est pas le pouvoir qui s'exerce sur autrui, mais la capacité d'agir positivement. Par conséquent, un état juste ne peut reposer sur une force coercitive, car « si dans une cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu'ils sont sous l'empire de la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n'y règne pas ». Cela ne signifie pas pour autant une remise en question de l'assimilation entre droit et puissance ni la nécessité de passer par un contrat pour établir un état civil. Comme le précise Spinoza à l'un de ses correspondants :
« Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit de nature et que je n'accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l'emporte sur eux ; c'est la continuation de l'état de nature. »
Autrement dit, pour Spinoza le droit reste une question de rapports de force, cependant la justice ne peut s'établir que là où les forces se conjuguent et non là où elles s'affrontent. Il suffit donc d'obéir à la loi pour être juste, car il n'y a pas d'autre justice que celle que définit la loi qui a pour fonction de faire en sorte que les forces s'additionnent afin que les hommes puissent vivre librement, en paix et en sécurité les uns avec les autres, ce que seul l'État démocratique peut assurer.
Conclusion
S'il suffit d'obéir à la loi pour être juste, encore faut-il que la loi soit vraiment la loi, c'est-à-dire qu'elle joue pleinement le rôle qui est le sien : maintenir la cohésion du corps social. On peut contester une loi au nom de la justice, voire lui désobéir, sans pour autant se référer à une quelconque justice idéale ou transcendante. La justice doit plutôt être immanente à la loi, c'est-à-dire présente en elle, et le meilleur moyen de juger qu'une loi est juste consiste à évaluer sa capacité à faire se réunir les forces individuelles et sociales de telle sorte que l'unité de la société s'en trouve renforcée. Une loi est d'autant plus juste qu'elle parvient, pour employer le vocabulaire de Spinoza, à faire se rencontrer l'utile propre – ce qui permet aux individus d'augmenter leur puissance d'être – et l'utile commun – ce qui permet à la société de perdurer dans la liberté, la paix et la sécurité.