Corrigé
Introduction
Au début du siècle dernier, l'écrivain britannique Clive Bell faisait un genre d'inventaire de ce que nous nommons « œuvres d'art » : nous appelons « œuvre » une cathédrale gothique, un vase perse, une symphonie romantique, un masque africain, un vers du théâtre classique, entre mille autres exemples. Non seulement ces objets sont qualitativement différents (certains sont matériels, d'autres non), non seulement ils appartiennent à des cultures parfois sans rapport les unes avec les autres, mais les intentions qui ont présidé à leur production ne sont guère comparables : rendre gloire à un dieu, éloigner les mauvais esprits, célébrer la grandeur d'un roi, etc. Ces intentions nous sont souvent mal connues, voire même impénétrables : si l'on peut être ému par l'art pariétal préhistorique, nul ne sait au juste pourquoi on a peint les murs de Lascaux.Or précisément : s'il est une chose de certaine, c'est que parmi tous ces objets, bien peu avaient à l'origine pour seule fonction de procurer au spectateur une jouissance de type esthétique. Rappelons, en effet, que la distinction des arts de l'artiste et des arts de l'artisan est assez récente (elle remonte au milieu du xixe siècle) ; lui sont contemporaines des expressions comme « œuvre d'art » ou « beaux-arts ». Mais alors, ce que nous autres nommons « œuvre d'art », à savoir un objet qui n'a pas de finalité assignable, un objet qui ne « sert à rien », ne saurait exactement décrire ni le masque africain, ni la cathédrale gothique, ni, en fait, aucun des exemples cités, du moins aucun des objets antérieurs à l'élaboration de la distinction entre œuvre d'art et objet d'usage. Toutes ces « œuvre » en effet, avaient une fonction autre qu'esthétique, elles avaient un usage propre, le plus souvent rituel ou symbolique (rendre un culte aux dieux, aux esprits, bref, aux « puissances », quelles qu'elles fussent). La cathédrale servait à dire la messe, le masque était impliqué dans des cérémonies sacrées, le théâtre classique était aussi une mise en scène du pouvoir royal. En d'autres termes, ce que nous nommons « œuvre » était initialement un objet enraciné dans une culture qui le dotait d'une valeur symbolique et pas seulement esthétique, en sorte qu'effectivement la question se pose : faut-il être cultivé pour apprécier une œuvre d'art ? D'un côté, ne pas connaître le sol culturel dans lequel l'œuvre s'enracine, c'est sans doute manquer une partie de son sens ; de l'autre, une œuvre intégralement ramenée à son intention d'origine n'aurait peut-être plus la valeur esthétique que nous lui attribuons depuis notre présent : elle serait un témoignage archéologique, historique ou culturel d'une époque révolue ou d'une civilisation passée. Alors, si je puis nul doute être ému par un masque dogon autant que par une statue de Michel-Ange, la connaissance de la Renaissance italienne ou de la culture malienne traditionnelle m'aident-elles à jouir davantage de ces œuvres, ou ne vient-elle pas, au contraire, parasiter le pur plaisir esthétique que je ressens en leur présence ?
I. L'œuvre ne se réduit pas à un document historique d'une culture donnée
1. Enracinement historique de la volonté artistique
Nous aurions tous naturellement tendance à croire que s'il est une beauté dont la jouissance ne réclame aucune connaissance, c'est bien la beauté naturelle, parce que la « belle nature » n'appartient à aucune culture particulière ; les œuvres d'art en revanche sont des produits humains, elles obéissent à des règles et à des modes de représentation qui sont apparus à certaines époques précises, en certains endroits déterminés – l'élaboration de la perspective en peinture s'enracine dans l'Italie du Quattrocento, la musique occidentale telle que nous la connaissons commence à se codifier avec la réforme grégorienne. De ce point de vue, comme le disait Aloïs Rigel, « l'œuvre d'art est avant tout un document historique » : elle ne peut se comprendre qu'en étant référée à ce qu'il nomme un Kunstwollen, « une volonté de faire œuvre », volonté propre à un moment déterminé d'une culture déterminée, bref à un Zeitgeist, « un esprit du temps ». Selon Riegl, l'histoire de l'art est celle de la transformation continue de cette volonté artistique, chaque œuvre particulière devant être ressaisie comme l'expression ponctuelle d'un développement sans rupture – on ne saurait rien comprendre aux mosaïques byzantines, si on ne connaît rien de l'histoire de Byzance, c'est-à-dire si on ne saisit pas comment l'art byzantin s'inscrit dans une histoire qui commence dès avant les Grecs et se poursuit jusqu'à nous. Pour avoir un rapport adéquat à l'art, il faut donc se défaire de la propension à projeter sur les œuvres passées nos propres a priori esthétiques et à ne retenir d'elles que ce qui peut satisfaire le goût du jour. Or, ce qui permet de dépasser nos préjugés artistiques, c'est précisément le fait de référer les œuvres aux conditions historiques de leur production, c'est-à-dire de les rapporter à la culture qui est la leur : pour apprécier une œuvre d'art, il faut être réellement cultivé, c'est-à-dire être ouvert à la culture dont elle est l'expression.2. Rapport historique et rapport esthétique aux œuvres
La question, cependant, se pose de savoir si ce rapport historiciste aux œuvres ne vient pas finalement amoindrir la puissance de l'émotion esthétique que nous pouvons ressentir face à elles. Quand Clive Bell fait l'inventaire de tout ce que nous nommons « œuvres d'art », il entend précisément montrer que le sentiment du beau ne réclame aucune connaissance particulière du contexte historique de leur production : je puis être ému par la courbure d'un vase phénicien, sans rien connaître de la culture phénicienne ; davantage même : connaître cette culture, c'est précisément réduire l'œuvre au rang de « document historique », et non d'œuvre d'art. Le propre de l'émotion artistique, en effet, c'est d'être universelle : la grande œuvre a beau s'enraciner dans une culture donnée, elle parle à tous les hommes présents et à venir, fussent-ils radicalement étrangers à son monde d'origine. On ne nous demande pas de revêtir une toge pour visiter le département des Antiquités grecques du musée du Louvre : comme le disait déjà Goethe, le noble et le beau ne sont « attachés à aucune province spéciale, à aucun pays en particulier ». Les œuvres d'art, dans l'émotion qu'elles suscitent, ne sont pas enracinées dans un sol, une culture, un lieu ; au contraire, elles dépassent toutes les frontières et unissent l'humanité dans une même émotion. Quelque chose d'universel s'y manifeste, le beau, dont l'expérience ne doit rien à la connaissance historique. 3. Idéal d'une communicabilité universelle du sentiment esthétiques
C'est en ce sens que doit être comprise l'affirmation kantienne selon laquelle il ne s'agit pas dans l'œuvre de la représentation d'une belle chose, mais de la belle représentation d'une chose. Certes, l'ethnologue pourrait mieux que moi expliquer à quelle pratique cultuelle et symbolique servait le masque dogon ; mais pour autant, il ne ressent pas mieux que moi sa beauté, parce que la satisfaction esthétique est un plaisir pris à la représentation de quelque chose en tant que représentation, sans qu'il soit besoin de connaître l'objet qui est ainsi représenté. C'est précisément ce qui fonde l'universalité du sentiment esthétique : le beau est un sentiment désintéressé, il n'a que faire de ce qui est représenté par la représentation – trouver beau un portrait, ce n'est pas se demander s'il est ressemblant ; trouver beau un château, ce n'est pas s'inquiéter du coût de son chauffage, de même qu'apprécier un masque africain ne requiert pas de savoir à quelle pratique cultuelle il était destiné. L'œuvre d'art procure un plaisir désintéressé, un plaisir qui ne vient pas compléter un désir préalable. Preuve en est que le spectateur est indifférent à l'existence même de l'objet représenté : que la scène figurée par le tableau soit imaginaire n'est pas une objection faite à la satisfaction esthétique suscitée par sa contemplation, ne pas croire aux esprits n'empêche pas d'être saisi par la beauté du masque qui les figure. Et de fait, nous dit Kant, le sentiment du beau est éprouvé lorsque l'œuvre suscite en nous le jeu de deux facultés, imagination et entendement, qui sont les mêmes chez tous les sujets : ce que je ressens doit donc au moins en droit être ressenti par tous, en sorte que l'œuvre d'art est porteuse d'un espoir, celui de la « communicabilité universelle d'un sentiment » (Critique de la faculté de juger, §21). Que l'émotion esthétique suscitée en moi par une œuvre puisse être également partagée par tous, cela est bien sûr une « norme idéale » qui n'est jamais réalisée dans les faits ; mais la position d'un tel idéal invite surtout à refuser de comprendre l'émotion esthétique en termes culturels : en tant que belle représentation d'une chose, l'œuvre d'art s'offre à ma contemplation sans présupposer de ma part un savoir quelconque. Davantage même : la connaissance ne peut que gâter la pureté de la jouissance esthétique, parce qu'elle fera de l'œuvre une illustration particulière (l'illustration d'un courant, d'une école, d'une époque) et en perdra la singularité absolue.II. C'est l'œuvre d'art qui nous cultive
1. Le rapport historique aux œuvres comme signe de la mort de l'art
Désormais, comme le disait Hegel dans son Esthétique, « nous raisonnons nos jouissances et nos impressions ; tout, dans les œuvres d'art, est devenu matière à critiques ou sujet d'observations ». Il ne suffit plus de trouver beau un tableau du Titien : il faut, sous peine d'être considéré comme inculte, savoir qu'il s'agit d'un bon exemple de l'école vénitienne. L'art est devenu un objet de connaissance, que nous considérons d'une manière « spéculative » : cela suffit, selon Hegel, à prouver qu'il a maintenant perdu sa destination la plus haute. Certes, les œuvres d'art furent un temps le seul moyen dont disposait l'homme pour affirmer sa spiritualité : faire œuvre, c'était pour l'être humain, poser qu'à la différence de l'animal, il était capable de produire quelque chose d'absolument inutile à la survie et aux besoins du corps. Mais à présent, l'homme dispose de la philosophie, de la science, bref, il peut se penser grâce à des concepts, en sorte que l'art a perdu sa nécessité intérieure et n'est plus qu'un objet de jouissance – c'est parce que les œuvres d'art ne satisfont plus le besoin spirituel de l'homme, celui de se distinguer de l'animal, qu'elles font désormais seulement « joli », et qu'on peut même les étudier comme des documents historiques témoignant d'un passé humain. Faire des œuvres d'art autant d'objets culturels indique assez que nous avons perdu un rapport vivant à l'art : les œuvres sont désormais abritées dans des musées parce qu'elles n'ont plus de place dans le monde, elles y sont conservées par des conservateurs parce qu'elles sont autant de choses mortes qui n'ont plus aucun retentissement sur notre présent.2. Le surcroît du surprenant
Faudra-t-il pour autant affirmer que préserver son innocence naturelle et garder sa propre inculture comme un trésor serait le seul moyen d'avoir un rapport vivant aux œuvres d'art ? Non pas : si les comprendre comme autant de documents historiques, culturels ou ethnographiques conduit irrémédiablement à en manquer la valeur esthétique, c'est précisément parce que les grandes œuvres ont ceci de particulier qu'elles sont toujours nos contemporaines. Comme le remarquait Gadamer dans Vérité et méthode, je ne suis justement pas devant une œuvre d'art comme devant un spectacle : je ne suis jamais devant une œuvre, je suis toujours dedans, parce qu'elle ouvre un jeu dans lequel elle m'inclut. Apprécier une œuvre d'art, en d'autres termes, ce n'est pas en avoir une connaissance historisante, c'est entendre le retentissement qu'elle peut avoir sur ma propre existence : si je suis touché par une œuvre, alors je ne peux reprendre ma vie exactement là où je l'avais laissée, parce que l'œuvre ne vient pas simplement remplir une attente préalable ou satisfaire un désir préexistant – si Kant fait de la surprise qu'elles nous font éprouver le signe distinctif des grandes œuvres d'art, c'est parce qu'elles nous donnent ce que l'on n'attendait pas.3. Être cultivé par les œuvres
C'est pour cette raison que je ne contemple jamais une œuvre comme si c'était la seule : toute œuvre d'art ouvre des possibilités nouvelles et en ferme d'anciennes – Mozart a écrit une musique que personne avant lui n'avait écrite et comme personne n'en écrira plus, parce que cela n'aurait plus aucun intérêt. Apprécier une œuvre alors, ce n'est pas projeter sur elle notre culture ou ce que nous jugeons tel, mais accepter d'être cultivé par elle : toute œuvre est en dialogue avec d'autres, et d'abord sur un mode polémique. Comme le disait Adorno, « Une œuvre d'art est l'ennemie mortelle de l'autre » : Don Quichotte se moque de la littérature de chevalerie, Cézanne ridiculise dans sa peinture même les peintres pompiers de son époque. Si l'art était ce qu'il doit être, alors à quoi bon faire œuvre ? Toute œuvre affirme donc que ce qui l'a précédé ne suffisait pas : elle résume à elle seule tout un passé qu'elle entend dépasser. Mais ce dialogue, ce n'est pas de l'historien d'art que nous l'apprendrons : c'est de notre propre fréquentation des œuvres, qui seule peut cultiver notre goût.