La recherche de la vérité peut-elle se passer du doute ? (juin 2012)

Énoncé

La recherche de la vérité peut-elle se passer du doute ?

Corrigé

Introduction
Douter, c'est d'abord être dans une incertitude telle qu'elle nous fait hésiter sur le parti à prendre ou l'opinion à adopter. Quand je doute, je ne sais que faire ni que penser, en sorte que mon jugement se trouve comme suspendu. Tout le temps que dure le doute en effet, ma volonté ne parvient pas à se décider : tant que je ne renonce à aucune des alternatives qui s'offrent à moi, c'est en fait à l'acte même de juger que je renonce. Car enfin, juger, c'est affirmer ou nier, ce qui implique que ma volonté sorte de l'embarras du choix, tranche et se décide. Mais c'est précisément lorsque je veux m'assurer de bien choisir, c'est-à-dire de ne pas me tromper, que le doute s'empare de moi et me paralyse : je retiens mon jugement tant que me font défaut les informations nécessaires ou les raisons me permettant de décider. En ce sens donc, celui qui doute redoute par-dessus tout l'erreur et aspire à être dans le vrai, et c'est précisément parce qu'il ignore ce qu'il en est, en vérité, qu'il se met à douter. Le doute alors, loin de nous faire renoncer à la vérité, serait au contraire un passage obligé pour celui qui, comme le disait Descartes, refuse de se décider « pour de faibles raisons ».
Cependant, lorsqu'un doute me saisit, je me trouve bien dans une situation telle que ce que je tenais pour vrai se trouve ébranlé ; il est alors possible que je doive y renoncer, c'est-à-dire accepter de m'en défaire. Mais renoncer à ce que je tenais pour vrai, est-ce renoncer à la vérité en elle-même ? Quand le doute s'installe en mon esprit, ne suis-je pas précisément en mesure de réformer ma pensée et de me défaire de mon erreur éventuelle, progressant ainsi vers la vérité ? C'est ici que le doute acquiert sa valeur proprement philosophique. D'une hésitation embarrassée dictée par la prudence, d'une incertitude subie qui attend de pouvoir se décider, le doute est en mesure de devenir non plus passif et indésirable, mais actif et volontaire, lorsque je décide d'examiner mes croyances – de les remettre en doute, étape douloureuse s'il en fut, mais nécessaire à qui du moins recherche la vérité. Il ne s'agit plus ici de refuser de trancher sans raisons suffisantes, mais d'examiner les raisons pour lesquelles habituellement nous tranchons, c'est-à-dire douter de ce dont, dans le « cours ordinaire de la vie » (pour reprendre une autre expression cartésienne), nous ne doutons justement point.
En décidant alors d'abandonner mes vérités et de les mettre en doute, il semblerait que, loin de cesser de prétendre au vrai, j'emprunte le seul chemin qui me permette de l'atteindre avec assurance ; mais encore faut-il que la vérité ne m'apparaisse pas comme un vain mot, et l'accès à cette dernière comme une impossibilité : si le doute est en effet appelé à se prolonger, c'est à la vérité elle-même que je devrai alors renoncer – faire du doute non plus une étape, mais un état destiné à demeurer le nôtre, c'est de fait poser qu'il faudra se passer de la vérité elle-même, et réputer par avance vaine sa recherche. Lorsqu'en effet le doute s'installe et perdure, lorsqu'il m'amène non pas à peser mon jugement et à examiner la validité de mes raisons, mais à renoncer à tout jugement, n'est-ce pas à la vérité elle-même qu'il renonce ?
I. Le doute comme chemin jusqu'au vrai
Dans ce que Husserl nommait notre « attitude naturelle », nous cherchons toujours à lever le doute : s'il nous arrive de douter de quelque chose ou de quelqu'un, si tel propos peut parfois nous sembler douteux ou telle attitude suspecte, alors nous nous employons à mettre un terme à notre hésitation en trouvant des raisons de trancher. Dans notre vie quotidienne, le doute nous est par conséquent imposé comme de l'extérieur, il ouvre dans nos certitudes une faille qu'il s'agit de résorber au plus vite : le monde de l'attitude naturelle est en fait un monde d'où tout doute doit être exclu, un monde où si nous subissons parfois les affres de l'incertitude, ce n'est jamais de nous-mêmes, de nos opinions et de nos jugements que nous doutons. Notre mouvement premier, par conséquent, c'est justement de ne pas remettre en doute ce que nous-mêmes tenons pour vrai : ce pourquoi, d'abord et le plus souvent, ce sont des préjugés qui nous tiennent lieu de raisons, lesquels sont à vrai dire d'autant plus douteux que nous n'en doutons pas. Ainsi, il ne viendrait à l'idée de personne de se demander si nos « certitudes naturelles » sont bel et bien fondées : le monde est tel que je le perçois et tel que je le pense, sans qu'il faille m'interroger davantage sur les fondements de cette belle certitude, que Husserl nomme la « thèse du monde ». Le monde extérieur existe, et il est en soi ce qu'il est pour moi : cette thèse a l'évidence de ce qui va de soi, et dont nul ne songerait à douter, à moins d'être un fou.
Mais qu'est-ce qui vient justifier cette conviction subjective ? Après tout, et comme le montrait Descartes, il se pourrait fort bien que ce monde même, et tout ce qu'il renferme, ne soit que le produit d'un « songe bien lié », et qu'il n'ait pas plus de vérité que les illusions de mes songes. Rien ne m'assure qu'il existe bien quelque chose hors de moi, que ma pensée est conforme à un objet extérieur à elle ; et si j'en suis convaincu au point de ne jamais chercher à fonder cette conviction en raison, c'est nul doute parce que je suis moins préoccupé par la recherche de la vérité, que par la nécessité d'agir et d'œuvrer.
Tel est le sens de la « morale par provision » chez Descartes : si rien ne m'assure que mes certitudes subjectives les plus fondamentales sont effectivement fondées, et si le plus souvent je ne m'en soucie guère et ne pense pas l'insuffisance de leurs fondements comme une objection propre à retenir mon attention, c'est parce que je suis d'abord tenu par l'urgence de l'action. À même la vie quotidienne, il n'est guère temps de suspendre notre jugement, de douter de tout dans l'espoir de dégager des fondations solides à l'édifice du savoir : le temps de la vie quotidienne n'est pas le temps de la recherche de la vérité, lequel réclame de mettre un terme à notre affairement.
C'est pourtant au cœur même de cette existence quotidienne que le doute parfois nous saisit : ce que j'aurais juré être vrai s'est révélé faux, j'ai fait une erreur grossière, je me suis lourdement trompé. Or, l'expérience de l'erreur n'est autre que celle de l'insuffisance de nos certitudes subjectives : il ne suffit pas d'être convaincu pour être dans le vrai – en d'autres termes, la certitude subjective de la conviction n'est pas la certitude objective du savoir. Quand je me trompe, c'est l'erreur qui me semble vraie : je ne me trompe qu'en étant certain de mon fait, sans quoi je me corrigerais de moi-même, en sorte que la plus simple erreur deviendrait impossible. Quand je me trompe autrement dit, je ne sais pas que je me trompe ; par conséquent, je puis me tromper bien plus souvent que je ne le crois, en sorte que mes convictions se trouvent frappées d'un indice de fragilité.
C'est pourquoi le doute apparaît comme étant le geste philosophique primordial, par lequel nous nous mettons en quête de la vérité : si d'habitude nous ne la cherchons guère, c'est parce que nous sommes convaincus de la déjà posséder ; mais lorsque cette conviction même s'avère douteuse, quand la validité de mes certitudes se trouve remise en cause, alors il me faut suspendre mon jugement le temps de trancher.
Socrate est ainsi parfois comparé à un poisson-torpille, cette raie électrique dont la décharge plonge sa victime dans la torpeur et la sidération : lors même que son interlocuteur est d'emblée persuadé de détenir la vérité, Socrate fait en quelques questions voler en éclats ses belles certitudes, et le laisse démuni. Ménon est certain de savoir ce qu'est la justice ; Lachès, ce général courageux, pense pouvoir facilement produire une définition du courage ; tous deux quitteront pourtant Socrate en ayant abandonné là leurs convictions. Si parfois le dialogue se poursuit jusqu'à l'obtention d'une définition valide, il arrive souvent qu'il se referme sans qu'une solution ait été trouvée à la question initiale : sommé par l'autre de dire ce qu'est en vérité la justice, ou le courage, Socrate alors affirme n'en rien savoir ; mais mieux vaut savoir que l'on ne sait pas, que de croire savoir ce qu'en fait on ignore. C'est donc bien mal à propos que nous vivons difficilement l'épreuve du doute, en ceci qu'elle nous force à abandonner nos préjugés : une telle perte est en soi un gain, car l'opinion infondée n'est pas seulement une erreur, un défaut de vérité, mais bien un obstacle qui nous dispense de sa recherche – ne peut chercher la vérité, que celui qui sait ne la point posséder déjà.
II. Du doute sceptique à la solution kantienne
Nous comprenons alors pourquoi Descartes peut faire du doute l'instrument même de sa méthode : remettre tout en doute jusqu'à trouver ce dont nul ne peut douter, voilà la seule solution pour qui cherche à donner un fondement indubitable au savoir. Le doute cartésien est donc aussi exagéré que provisoire : il faut faire comme si l'ombre d'un doute suffisait à rendre un jugement faux, mais cette exagération même permet de dégager la certitude absolue du cogito, « je pense, donc je suis ». Quand bien même toutes mes pensées seraient fausses, et fausses toutes mes certitudes, celle-là demeurerait intacte : pour se tromper, il faut penser, en sorte qu'il est indubitable que j'existe en tant que chose qui pense. Cette certitude première va nous permettre, selon Descartes, de rebâtir l'édifice du savoir sur des fondements certains : le doute, en détruisant nos convictions subjectives, nous permet de dégager ce qui est véritablement indubitable. Le cogito devient alors le modèle même de la vérité, auquel nous pourrons comparer toutes nos autres idées : celles qui seront aussi claires et distinctes que lui seront nécessairement vraies.
Nous comprenons également ce qui sépare le doute cartésien du doute sceptique : pour les sceptiques précisément, le doute n'est pas l'instrument de la recherche de la vérité, il n'est pas une étape provisoire sur le chemin menant à la certitude, mais un état qui doit être maintenu tant que durera notre vie. J'existe, j'éprouve telle ou telle affection : hors de cela, rien n'est certain, en sorte que c'est la vérité même qui doit être réputée définitivement hors de notre portée. On ne peut ni dire que la vérité existe, ni qu'elle n'existe pas, parce qu'on n'en peut rien dire du tout, voire parce qu'on ne peut rien dire du tout. Toute parole qui exprimerait autre chose qu'un état interne doit être suspendue, comme tout jugement portant sur autre chose qu'une sensation. Je peux bien dire que j'ai froid dans l'eau, mais non que cette eau est froide : un autre la trouverait tiède, un pingouin la trouverait chaude. Les dix modes sceptiques, tels qu'ils sont exposés par Sextus Empiricus, sont destinés à produire une isosténie systématique des jugements : toute proposition peut se voir opposer une proposition contraire tout aussi vraisemblable, en sorte que toute décision touchant la vérité doit être suspendue. Tout jugement est ainsi relatif à celui qui juge : la porte est fermée pour le chien, mais ouverte pour le moustique qui n'est pas arrêté par si peu (argument de la variété des animaux) ; tel trouvera cette saveur douce, tel autre amère (argument de la variété des individus). Tout jugement est également relatif à ce qui est jugé : un grain de sable paraîtra rugueux au toucher, une poignée de sable semblera douce, etc. En conséquence, il est impossible d'énoncer quelque vérité absolue que ce soit.
Alors, faut-il faire du doute une épreuve provisoire, ou une suspension continue du jugement ? Il revient à Kant d'avoir renvoyé dos à dos les dogmatiques, pour qui la raison peut parvenir à la certitude en toute chose, et les sceptiques pour qui rien n'est jamais certain : on est passé de trop de confiance accordée aux pouvoirs de la raison, à trop de défiance. En d'autres termes, si nos facultés de connaître ne peuvent pas tout démontrer, il serait faux d'affirmer qu'elles ne peuvent rien démontrer du tout. Pour connaître, en effet, il faut un contenu qui nous est fourni par l'intuition ou expérience sensible, et un concept qui nous vient de notre entendement ; lorsque les deux sont réunis, alors la connaissance est effectivement certaine. Cependant, cette conjonction heureuse n'est pas en soi toujours possible : il existe des idées de notre pensée dont nous ne pouvons avoir aucune intuition. Ainsi, par exemple, nous avons bien un concept de Dieu, être éternel et ubiquitaire ; mais précisément, toute perception ne peut avoir lieu que dans le temps et dans l'espace. De là, il ressort que nous ne pouvons pas avoir une intuition sensible de Dieu : notre concept de Dieu est destiné à demeurer vide à jamais, en sorte que si nous pouvons bien penser à un être divin, nous n'en pouvons rien connaître et ne pourrons jamais démontrer son existence (pas plus, au reste, que son inexistence).
Il n'y a de connaissance que dans les limites de l'expérience possible : la connaissance peut bien être certaine, mais tout ne peut pas être connu, en sorte que les dogmatiques et les sceptiques ont tous également tort. Tout n'est pas douteux, mais nous ne pouvons acquérir sur toutes nos idées une certitude indubitable : le savoir est réel, mais il est limité.
Conclusion
Lors même que le doute sceptique nous conduisait à renoncer à la vérité elle-même et posait qu'il fallait bien nous en passer, l'idéalisme cartésien affirmait finalement que le doute n'était nécessaire que pour autant qu'il était provisoire : une fois dégagé l'indubitable, c'est à la recherche de la vérité qu'il fallait passer. Kant nous a permis de renvoyer dos à dos, comme deux excès, ces deux attitudes : le doute n'est pas une fin en soi, mais il ne saurait être considéré comme une simple étape sur le chemin de la certitude, parce que les objets qui outrepassent les limites de notre connaissance demeureront à jamais douteux. Comme le disait Husserl, le doute est le geste fondamental pour qui s'enquiert de vérité, précisément parce qu'il doit être maintenu tout au long de notre quête, dans une constante méfiance non pas vis-à-vis du monde, mais de soi-même : ne rien accepter comme vrai qui ne soit effectivement démontré, se méfier de sa propre opinion comme possiblement infondée, voilà le premier pas indispensable à toute recherche de la vérité.