1. Dans ce texte, Locke entend montrer que le but des lois n'est pas de restreindre la liberté, mais au contraire de la préserver et de l'augmenter. Pour que le sens de cette thèse puisse être correctement compris, il lui faudra définir clairement ce que sont les lois, et en quel sens ici il parle de liberté.
Le premier mouvement de notre texte commence donc par définir ce qu'est une loi. De même que la façon la plus simple de définir un marteau, c'est de dire qu'il s'agit d'un outil qui sert à enfoncer des clous, de même, la définition la plus immédiatement évidente de la loi consistera à élucider sa finalité : si nous savons à quoi servent les lois, nous saurons ce qu'elles sont et comment elles doivent être. Naïvement, nous aurions tous tendance à croire que la loi est là pour empêcher certains comportements, c'est-à-dire pour « restreindre » notre liberté d'action ; il n'en est rien. Les lois sont au service de notre intérêt bien compris, puisqu'elles servent plutôt à garantir notre liberté, à la « préserver », et même à « l'augmenter » : telle est leur finalité véritable. Pourtant, comment prétendre que les lois augmentent ma liberté, alors même qu'elles m'interdisent pourtant de faire ce que je veux, que donc elles limitent ma liberté d'action et ne semblent pouvoir être définies que comme des contraintes ?
La contradiction n'est en fait qu'apparente : si la loi m'empêche de faire tout ce que je veux, elle empêche aussi autrui de faire tout ce qu'il veut, et donc également tout ce qu'il veut de ma personne, ou de mes biens. Loin d'être autant de contraintes, les lois nous libèrent donc de la contrainte qui pourrait être exercée par les autres : je suis véritablement libre, quand autrui ne peut plus faire de moi ce qu'il veut et me « soumettre » sans recours, pourvu qu'il soit plus fort que moi. Sans loi aucune, chacun ne connaît d'autre limitation à ses désirs que sa propre puissance : le plus puissant peut faire des autres tout ce qu'il veut, tant du moins qu'il est plus puissant qu'eux. Nommera-t-on liberté cette tyrannie de la force ? Certes non : la liberté n'est pas pour chacun « le loisir de faire ce qui lui plaît », dans les limites de son pouvoir ; la liberté, c'est bien plutôt pour chacun « le loisir de disposer comme il l'entend de sa personne et de ses biens », sans craindre en permanence d'être attaqué, tué, volé ou réduit en esclavage par plus puissant que soi. C'est donc grâce à la protection de la loi que la liberté réelle est garantie à chacun : en limitant nos désirs, elle nous protège aussi des désirs des autres, et par là assure le bonheur de tous. Dans les limites prescrites par la loi, nul n'est plus soumis à « la volonté arbitraire » et au caprice d'un autre, et n'obéit plus qu'à sa propre volonté ; or c'est cela, la liberté véritable.
2. a) Être libre, cela ne consiste pas à ne faire que ce qui me plaît ou à faire tout ce qui me plaît : être libre, c'est « n'être pas exposé à la contrainte et à la violence des autres ». À l'état de nature en effet, la seule loi qui règne, c'est celle du plus fort : mon droit de faire d'autrui ce que je veux, pourvu que je sois plus fort que lui, se double du droit de n'importe qui de faire ce qu'il veut de ma personne et de mes biens, s'il est plus puissant que moi. L'institution des lois ne fait donc pas que limiter notre liberté naturelle (celle de ne faire que ce que l'on désire), elle nous protège aussi des désirs des autres, elle vient garantir notre liberté en la limitant. Or, une liberté qui n'est garantie par rien, est rien moins que réelle : qu'est-ce en effet que cette prétendue liberté naturelle, qui peut en un claquement de doigts se convertir en esclavage, si j'ai la malchance de tomber sur un être « d'humeur méchante », qui pour mon malheur s'avère plus fort que je ne le suis ? Sans lois, chacun s'expose à la violence possible de tous les autres, en sorte que personne n'est assuré de conserver fût-ce jusqu'au lendemain la jouissance de ses biens, voire même sa propre existence. Lors du passage à l'état civil, la loi instituée met un terme au règne de la violence : désormais, il ne suffira plus d'être le plus fort pour avoir tous les droits.
b) Ce texte invite à remettre en question la conception de la liberté qui est toujours d'abord la nôtre : chacun d'entre nous en effet, est toujours convaincu qu'être libre, c'est faire ce qu'il veut, c'est-à-dire n'agir que selon ses désirs, selon son bon plaisir, bref, « faire ce qui lui plaît ». En d'autres termes, nous sommes persuadés que nous sommes libres quand notre action ne connaît d'autre limite que celle de notre désir : faire tout ce que je veux, et uniquement ce que je veux, telle serait la liberté idéale et absolue. Or, une telle position est indéfendable : quand je crois que la liberté, c'est l'absence de limites imposées aux désirs, j'oublie que cette limite existe toujours déjà, et c'est celle de ma force. Si nous poussons jusqu'à ses ultimes conséquences notre définition courante de la liberté, voilà alors ce qu'il faudrait dire : je suis libre, quand j'accomplis tous mes désirs, du moins autant que j'ai la force de le faire ; en d'autres termes, je suis libre quand je suis assez puissant pour imposer mes désirs aux autres et au monde, sans que nul ne puisse protester, parce que je suis plus fort que chacun. Cet idéal est celui du tyran ; mais qu'en adviendrait-il s'il était partagé par tous ? S'il n'y avait aucune loi pour limiter nos désirs, alors je serais absolument libre, mais à la condition d'être le plus fort : que d'aventure je rencontre plus puissant, plus rusé ou simplement plus méchant que moi, et alors il aura autant de droits sur moi que je n'en ai pris sur les autres, à savoir tous. Libre à lui de me prendre mes biens, de me réduire en esclavage, de me tuer si cela lui chante : s'il est le plus fort, et s'il n'y a aucune loi pour limiter ses désirs, qui donc viendra l'en empêcher ? Or, nul n'est assez fort pour pouvoir espérer l'être toujours : aujourd'hui je suis le plus puissant et je soumets tous les autres à ma volonté, à mes caprices, à mon arbitraire ; mais demain ? Et dans trente ans, quand je me serai fait vieux ? Qu'est-ce donc que cette prétendue liberté, qui change au gré des rapports de force ? Rien moins que la liberté réelle : « faire ce qui me plaît » n'est pas le sens de la liberté véritable, car cela suppose la possibilité que chacun fasse de moi ce qui lui plaît, s'il peut triompher de moi.
c) Tel est donc le vrai sens de la liberté : la possibilité ou le « loisir », pour chacun, « de conduire et de disposer comme il l'entend de sa personne, de ses biens et de tout ce qui lui appartient », du moins dans les limites prescrites par la loi, en d'autres termes « suivant les lois sous lesquelles il vit ». Mais alors, quel est le rapport entre la loi et la liberté ? D'abord, la loi me protège des désirs d'autrui et de la violence qu'il peut être prompt à déployer pour les satisfaire ; ensuite, elle me protège de mes propres désirs, en m'interdisant de les poursuivre, s'ils peuvent être dommageables pour autrui. Je suis libre, autrement dit, quand je décide seul de ce que je vais faire de ma vie et de mes biens, tant du moins que l'usage que je fais de cette liberté ne me porte pas préjudice à long terme, ni ne porte préjudice à la personne ou aux biens d'autrui. D'une part donc, la loi protège ma personne et l'ensemble de ma propriété de la convoitise des autres, en mettant une limite à leurs appétits ; d'autre part, elle me libère de la tyrannie de mes propres désirs, en m'interdisant de satisfaire ceux qui me seraient en fait préjudiciables. Par exemple, si la loi m'interdit de consentir à ce qu'autrui me coupe une jambe en échange d'une forte somme d'argent, c'est parce qu'elle défend ma liberté (et mon intérêt véritable) contre tous, y compris contre mes propres désirs, y compris donc contre moi-même. Non seulement la liberté de ne faire « que ce qui me plaît » est une illusion qui vient nier la vraie liberté, car je ne peux m'accorder alors tous les droits sans m'exposer à ce qu'autrui fasse de même ; mais cette prétendue liberté suppose que mon désir immédiat soit le meilleur guide à suivre, lorsqu'il s'agit de défendre mes propres intérêts. Or, cela est plus que douteux : plus souvent qu'à leur tour les appétits sont de mauvais conseil, et m'entraînent dans une direction vers laquelle je ne voudrais en fait pas aller, pour peu que j'y réfléchisse. La loi, en d'autres termes, me protège de la violence d'autrui comme de la violence de mes désirs : elle ne se substitue pas à ma volonté, elle vient l'épauler et suppléer à sa faiblesse.
3. Suis-je libre, quand je ne fais que ce que je veux ? Ou ne faut-il pas bien plutôt affirmer qu'il n'y a de liberté véritable que dans et par la loi ? Telle est du moins la thèse de Locke : il n'y a pas de liberté sans lois pour la « préserver » et « l'augmenter ».
D'une part, en effet, les lois viennent préserver notre liberté : à l'état de nature, chacun vivait en permanence sous la menace de l'autre, de ses humeurs, de ses caprices et de ses désirs ; chacun ne jouissant que d'une liberté fondée sur des rapports de force, et partant aussi peu assurée que ces rapports eux-mêmes, tous redoutaient de fait la rencontre d'autrui, en sorte que la solution la plus raisonnable était de débuter le conflit plutôt que de se le voir imposer. C'est en ce sens que, selon Hobbes, l'état de nature était le règne de la « guerre de tous contre tous » : chacun s'attendant à être attaqué par les autres, avait naturellement tendance à prendre les devants, en sorte que la violence y était à tous coups générale. Mettant un terme au droit du plus fort, l'institution de la loi nous a libéré des risques de la sujétion et de la soumission à la « volonté arbitraire » de tous les autres.
D'autre part, la loi selon Locke vient également « augmenter » notre liberté. Entendons par là qu'elle ne se contente pas de garantir la liberté dont nous jouissions déjà à l'état de nature : elle l'augmente, au lien de la limiter comme nous avons tous tendance à le croire. À l'état de nature en effet, ma liberté n'est limitée que par ma force ; elle s'étend aussi loin que mon pouvoir, en sorte qu'il n'est rien que je puisse, et que je ne doive pas faire. Lors du passage à l'état civil, la loi m'interdit de faire ce que je pourrais pourtant faire : il ne suffit plus d'être plus fort qu'un autre, pour avoir sur lui tous les droits. Mais en limitant ainsi mon pouvoir par mon devoir, la loi en fait augmente ma liberté, et cette augmentation a d'abord le sens d'une libération : nos désirs nous poussent à les satisfaire à tout prix, ils exercent sur notre volonté une telle tyrannie, que nous aurions tôt fait d'en être les esclaves. Or le rôle de la loi, c'est aussi de me préserver de mes propres appétits, que je suis pourtant enclins à suivre, même lorsque je sais qu'ils me sont nuisibles : la loi vient aider ma volonté à dépasser ses propres faiblesses, elle augmente ma liberté face à moi-même.
Mais alors, Locke ne nous fait-il pas courir le risque d'une dictature bienveillante ? Appartient-il réellement à la loi de défendre ma liberté, même contre moi-même ?
Comme l'affirmait Rousseau, « l'impulsion du seul appétit est esclavage ». Nous ne décidons pas de nos désirs, nous ne sommes donc pas libres quand nous nous contentons de faire ce qu'ils commandent : celui qui n'agit que selon son bon plaisir est en fait l'esclave de ce plaisir même. Cela est entendu, mais à quelles conditions « l'obéissance à la loi » est-elle liberté ? Selon Locke, la loi a pour but de défendre la liberté véritable contre tous, moi-même comme les autres. En d'autres termes, une liberté qui n'aurait pas la sécurité comme garantie ne vaudrait rien, puisque chacun pourrait en un instant la perdre, pourvu qu'il tombe sur plus fort que lui.
Seulement, affirme Rousseau, la sécurité de chacun ne suffit pas à faire la liberté de tous : pour que je sois libre en obéissant aux lois, il faut qu'en m'y soumettant, je ne me soumette en fait qu'à moi-même ; la seule véritable solution, pour que la loi soit la condition de la liberté, c'est que le peuple qui s'y soumet soit aussi le souverain qui en décide. L'obéissance à la loi est liberté, dit donc Rousseau, quand cette loi, on se l'est « soi-même prescrite » : suivre la loi alors, ce n'est pas autre chose que suivre sa propre volonté ; et n'obéir qu'à soi-même en obéissant à la loi, voilà le sens de la liberté véritable.