L'expérience nous instruit-elle ? (avril 2012)
Énoncé
L'expérience nous instruit-elle ?
Annexes
Corrigé
Introduction
Dans la Critique de la faculté de juger, Kant soutient que celui qui sait comment une chaussure doit être, ce n'est pas l'anatomiste, c'est le cordonnier : si l'anatomiste n'a de connaissance que théorique, le cordonnier quant à lui, a l'expérience que son métier lui a apportée, et qu'aucune connaissance théorique ne remplacera jamais. L'expérience en effet, avant d'être expérimentation scientifique ou intuition sensible, est bien d'abord pour nous celle de l'homme d'expérience, de celui qui « sait s'y prendre », parce qu'il a peu à peu acquis ce que nous nommons un tour de main – c'est-à-dire, au sens propre, une habitude : expérience vient du latin experientia, lui-même dérivé du verbe experiri, qui signifie « faire l'essai de », « tenter de réaliser une chose ». L'expérience est donc une tentative qui, lorsqu'elle est répétée, peut aboutir à un certain savoir : « c'est en forgeant qu'on devient forgeron », comme le soutenait Aristote dans l'Éthique à Nicomaque, et non en lisant des traités de ferronnerie. Il est alors bien certain que l'expérience nous apporte quelque chose qu'elle est la seule à pouvoir nous apporter ; cependant, est-ce assez pour dire qu'elle nous instruit ? Car enfin, instruire, c'est certes transmettre une instruction, c'est-à-dire une éducation ; mais c'est aussi donner des instructions, c'est-à-dire des règles et des directives. Or, si l'apprenti forgeron doit un jour lui-même se mettre à forger (et à forger mal), c'est qu'il ne lui suffit plus, à un certain moment, d'écouter les instructions du maître : il faut que le métier, comme on le dit, lui « rentre dans le corps » par une pratique répétée et assidue.Alors, si l'expérience nous apprend ce que l'instruction à elle seule ne saurait nous transmettre, y aurait-il un sens à se demander si elle pourrait bien nous instruire ? Et si l'expérience ne nous livre pas d'elle-même une instruction, que nous transmet-elle, et dans quelle mesure ce qu'elle nous transmet peut-il participer de la connaissance ?
La question est donc bien la suivante : suffit-il de faire l'expérience de quelque chose pour s'en instruire ? Question d'autant plus délicate que le terme d'expérience lui-même peut recevoir des significations multiples : l'expérience de celui qui a vécu n'est pas l'expérience scientifique, qui diffère elle aussi de l'expérience au sens de la perception ou intuition sensible. Dans chacune de ces significations alors, l'expérience nous apprend-elle quelque chose d'elle-même, ou ne faut-il pas plutôt penser que c'est nous qui nous en instruisons ?
I. L'expérience pratico-technique ne nous instruit pas à elle seule
Dans son sens pratique et technique, l'expérience a toujours une connotation temporelle : elle est associée à la durée, ce pourquoi nous parlons de l'expérience d'un métier, ou disons que l'expérience rend prudent. Avoir de l'expérience, c'est ne pas avoir perdu son temps, avoir retiré quelque chose de son passage : une capacité, ou un pouvoir-faire. L'expérience nous apporte donc quelque chose qu'elle seule pouvait nous apprendre, et que nous appelons d'une part le savoir-faire lorsqu'il s'agit de la capacité technique, et de l'autre la sagesse lorsque nous parlons de la maîtrise de soi.
Envisageons alors l'expérience au sens technique, c'est-à-dire l'expérience du métier. Comme le remarquait Aristote, l'expérience technique suppose la répétition et la mémoire : à force de faire le même geste, j'en améliore peu à peu la maîtrise et augmente ainsi mon savoir-faire. Si l'expérience accroît ainsi mon habileté, elle n'est cependant pas transmissible : ce qui peut être enseigné et transmis dans un art, ce sont ses règles ; et ce que l'expérience apprend, c'est justement ce que ces règles ne transmettent pas – un tour de main qu'aucune instruction ne peut énoncer, un geste qui échappe aux mots. Aussi l'expérience n'est-elle que la mienne : le maître peut bien donner à l'apprenti des directives et le guider dans la façon de faire, il ne peut pas le dispenser de faire ses propres expériences. Cela ne signifie pas qu'on ne peut rien apprendre d'un homme d'expérience : on peut imiter un tour de main, mais cette imitation n'est pas une instruction réglée, ce pourquoi sa transmission est soumise au hasard et peut disparaître sans remède à la mort du maître. Mais alors, s'il faut reconnaître qu'on en retire ici un apprentissage de l'expérience, il n'est guère possible d'en parler en termes d'instruction : elle m'apprend ce qu'il faut bien nommer un secret, au sens étymologique du terme, quelque chose qui tient à ma main et qui s'y cache sans que d'autres que moi puissent l'y voir.
Envisageons alors l'expérience au sens technique, c'est-à-dire l'expérience du métier. Comme le remarquait Aristote, l'expérience technique suppose la répétition et la mémoire : à force de faire le même geste, j'en améliore peu à peu la maîtrise et augmente ainsi mon savoir-faire. Si l'expérience accroît ainsi mon habileté, elle n'est cependant pas transmissible : ce qui peut être enseigné et transmis dans un art, ce sont ses règles ; et ce que l'expérience apprend, c'est justement ce que ces règles ne transmettent pas – un tour de main qu'aucune instruction ne peut énoncer, un geste qui échappe aux mots. Aussi l'expérience n'est-elle que la mienne : le maître peut bien donner à l'apprenti des directives et le guider dans la façon de faire, il ne peut pas le dispenser de faire ses propres expériences. Cela ne signifie pas qu'on ne peut rien apprendre d'un homme d'expérience : on peut imiter un tour de main, mais cette imitation n'est pas une instruction réglée, ce pourquoi sa transmission est soumise au hasard et peut disparaître sans remède à la mort du maître. Mais alors, s'il faut reconnaître qu'on en retire ici un apprentissage de l'expérience, il n'est guère possible d'en parler en termes d'instruction : elle m'apprend ce qu'il faut bien nommer un secret, au sens étymologique du terme, quelque chose qui tient à ma main et qui s'y cache sans que d'autres que moi puissent l'y voir.
Il est vrai cependant qu'en parlant d'expérience cruciale ou malheureuse, nous attachons l'expérience non à la durée, mais à l'instant : on ne fait pas l'expérience de la peur comme on acquiert l'expérience d'un métier – la seconde réclame du temps, alors qu'il suffit d'un clin d'œil pour la première. Ici, l'expérience ne s'entend plus comme le patient travail de l'apprentissage, mais comme mise à l'épreuve. Dans l'expérience cruciale, nous n'acquerrons pas un tour de main ou un savoir-faire, la maîtrise d'un outil ou d'une technique, mais bien la maîtrise de nous-mêmes : l'expérience dont il s'agit ici n'est plus technique, mais bien morale, parce que c'est nous-mêmes que nous y éprouvons. Aristote nommait « prud'homme » celui que les épreuves ont rendu prudent (au sens ancien : il ne s'agit pas de l'homme précautionneux ou méfiant, mais du sage instruit par une expérience de la vie) : le prud'homme s'y connaît en matière de mœurs humaines, parce qu'il a traversé bien des épreuves ; c'est celui qui a appris à surmonter les obstacles rencontrés dans les expériences cruciales (la peur, la douleur, la passion par exemple), celui donc que l'expérience de l'obstacle a rendu peu à peu maître de lui, si tant est que faire l'expérience de la peur, c'est bien la surmonter au lieu de se laisser emporter par elle.
La maîtrise de soi, marque de la sagesse, est ainsi le résultat d'une discipline progressive de soi : l'expérience cruciale est certes ponctuelle, mais l'effort pour surmonter l'obstacle est quant à lui continu ; aussi faut-il porter l'accent non sur notre passivité, mais sur l'activité qui doit être la nôtre devant les expériences de la vie : elles ne nous instruiront que si nous avons la volonté de nous en instruire. Faire l'expérience de la peur panique ne nous apprend rien en soi : s'instruire d'une telle expérience, ce n'est pas simplement savoir ce qu'est la peur, mais tenter d'en triompher par le travail sur soi.
La maîtrise de soi, marque de la sagesse, est ainsi le résultat d'une discipline progressive de soi : l'expérience cruciale est certes ponctuelle, mais l'effort pour surmonter l'obstacle est quant à lui continu ; aussi faut-il porter l'accent non sur notre passivité, mais sur l'activité qui doit être la nôtre devant les expériences de la vie : elles ne nous instruiront que si nous avons la volonté de nous en instruire. Faire l'expérience de la peur panique ne nous apprend rien en soi : s'instruire d'une telle expérience, ce n'est pas simplement savoir ce qu'est la peur, mais tenter d'en triompher par le travail sur soi.
II. L'expérience sensible ne constitue que la matière de la connaissance
Prise dans son sens courant, l'expérience s'est révélée incapable de nous instruire d'elle-même : si elle est bel et bien irremplaçable, elle ne sera instructive qu'à condition de ne pas nous laisser en situation de passivité. Pas plus que l'apprenti forgeron, l'apprenti à la sagesse ne se contente d'accumuler des expériences, parce qu'il leur faut, à l'un comme à l'autre, la volonté d'en retenir quelque chose, c'est-à-dire d'en dégager activement de quoi s'instruire.
Revenons pour ce faire à la distinction faite par Aristote : l'art se différencie de l'expérience, parce qu'il est une capacité pourvue de règles. En d'autres termes, l'art naît lorsque d'une multitude d'expériences singulières, se dégage peu à peu la règle universelle. On passe de l'expérience de la guérison à l'art de la médecine lorsqu'on sait que cette herbe soigne telle maladie en général, et non ce malade-ci : l'expérience porte sur l'individuel, tandis que l'art est connaissance de l'universel. L'expérience isolée ne nous instruit en rien : nous parvenons à la connaissance par « l'observation répétée » d'un événement (par exemple une éclipse de lune), qui seule nous permet, en faisant abstraction de ce qu'il y avait de singulier à chaque cas, de construire ce qui vaut pour tous les cas. C'est donc bien, comme l'affirme Aristote, « d'une pluralité de cas particuliers que se dégage l'universel » : nous dégageons peu à peu la règle commune à tous les cas lorsque nous comparons entre elles les expériences similaires. Ici donc, « expérience » reçoit sa signification proprement philosophique d'« expérience sensible » : l'expérience en son sens philosophique, c'est ce que les sens me fournissent, c'est-à-dire ce que je peux percevoir. La question qui se pose maintenant est donc de savoir ce que l'expérience sensible m'enseigne ou peut m'enseigner, c'est-à-dire de déterminer si ce que les sens me fournissent constitue déjà en soi une connaissance.
On connaît la position des empiristes anglais tels Locke ou Hume : l'expérience sensible ne nous fournit pas en elle-même la connaissance, parce qu'elle ne nous donnera jamais que la singularité ; seulement, parce que nous gardons la mémoire des expériences passées, nous pouvons les comparer entre elles, et en dégager peu à peu des lois : nos idées abstraites ne sont donc pour les empiristes que la sédimentation dans notre entendement d'une multitude d'expériences concordantes. Donc, si la connaissance n'est pas immédiatement tirée de l'expérience sensible, elle en provient bien cependant entièrement, même si demeure nécessaire un travail de comparaison des expériences entre elles et d'abstraction de ce qui leur est commun. Imaginons par exemple, nous dit Hume, un homme qui n'aurait jamais vu de boules de billard, et faisons-le entrer dans une pièce au moment où une partie se joue. Rien dans sa raison ne lui permettra de dire que l'une est la cause du mouvement de l'autre lorsqu'elle la choque : nous autres, nous ne le savons que parce que nous l'avons déjà vu. Les liens de cause à effet sont induits d'expériences répétées : je sais que le feu est chaud parce que je m'y suis déjà brûlé, et la totalité de nos connaissances n'est rien d'autre que le fruit des expériences sensibles que nous accumulons.
Revenons pour ce faire à la distinction faite par Aristote : l'art se différencie de l'expérience, parce qu'il est une capacité pourvue de règles. En d'autres termes, l'art naît lorsque d'une multitude d'expériences singulières, se dégage peu à peu la règle universelle. On passe de l'expérience de la guérison à l'art de la médecine lorsqu'on sait que cette herbe soigne telle maladie en général, et non ce malade-ci : l'expérience porte sur l'individuel, tandis que l'art est connaissance de l'universel. L'expérience isolée ne nous instruit en rien : nous parvenons à la connaissance par « l'observation répétée » d'un événement (par exemple une éclipse de lune), qui seule nous permet, en faisant abstraction de ce qu'il y avait de singulier à chaque cas, de construire ce qui vaut pour tous les cas. C'est donc bien, comme l'affirme Aristote, « d'une pluralité de cas particuliers que se dégage l'universel » : nous dégageons peu à peu la règle commune à tous les cas lorsque nous comparons entre elles les expériences similaires. Ici donc, « expérience » reçoit sa signification proprement philosophique d'« expérience sensible » : l'expérience en son sens philosophique, c'est ce que les sens me fournissent, c'est-à-dire ce que je peux percevoir. La question qui se pose maintenant est donc de savoir ce que l'expérience sensible m'enseigne ou peut m'enseigner, c'est-à-dire de déterminer si ce que les sens me fournissent constitue déjà en soi une connaissance.
On connaît la position des empiristes anglais tels Locke ou Hume : l'expérience sensible ne nous fournit pas en elle-même la connaissance, parce qu'elle ne nous donnera jamais que la singularité ; seulement, parce que nous gardons la mémoire des expériences passées, nous pouvons les comparer entre elles, et en dégager peu à peu des lois : nos idées abstraites ne sont donc pour les empiristes que la sédimentation dans notre entendement d'une multitude d'expériences concordantes. Donc, si la connaissance n'est pas immédiatement tirée de l'expérience sensible, elle en provient bien cependant entièrement, même si demeure nécessaire un travail de comparaison des expériences entre elles et d'abstraction de ce qui leur est commun. Imaginons par exemple, nous dit Hume, un homme qui n'aurait jamais vu de boules de billard, et faisons-le entrer dans une pièce au moment où une partie se joue. Rien dans sa raison ne lui permettra de dire que l'une est la cause du mouvement de l'autre lorsqu'elle la choque : nous autres, nous ne le savons que parce que nous l'avons déjà vu. Les liens de cause à effet sont induits d'expériences répétées : je sais que le feu est chaud parce que je m'y suis déjà brûlé, et la totalité de nos connaissances n'est rien d'autre que le fruit des expériences sensibles que nous accumulons.
Pour les empiristes donc, la connaissance se réduit à l'expérience sensible : l'entendement de l'homme est à sa naissance, comme le dit Locke, tabula rasa, une tablette de cire vierge sur laquelle ce que nous recevons de l'expérience vient peu à peu s'impressionner pour, au fil du temps, constituer la connaissance. C'est bien, pour Locke comme pour Hume, l'expérience sensible qui est instructive, et nous qui sommes instruits par elle : pour les empiristes, l'entendement est essentiellement une passivité, une puissance de mémoire qui garde passivement la trace de ce que les sens lui soumettent.
Or, il n'est pas dit que l'entendement ne fasse qu'enregistrer passivement ce que l'expérience sensible lui soumet : il se pourrait même qu'il ait sa propre forme, par laquelle il informe ce qui provient des sens.
Il revient à Kant d'avoir envisagé cette hypothèse : et si l'entendement était au contraire actif, et s'il ne laissait pas intacte la matière que les sens lui fournissent ? Selon Kant en effet, l'expérience n'est pas seulement reçue, elle est également construite : ce que les sens nous fournissent (l'expérience sensible) n'est que la matière de notre connaissance à laquelle l'activité de notre entendement va donner une forme, par exemple la causalité, qui est bien la manière qu'a notre entendement de relier entre eux les phénomènes donnés dans l'expérience. L'expérience sensible ne nous fournit qu'une matière singulière : elle ne constitue pas à soi seule la connaissance, laquelle réclame également l'universalité. Cette universalité nécessaire ne saurait être dérivée, déduite ou inférée de l'expérience : l'universalité est celle du concept, qui est issu non pas de l'expérience, mais du travail a priori de l'entendement.
Retenons alors la thèse de Kant selon laquelle une intuition sans concept est aveugle, alors qu'un concept sans intuition est vide : l'expérience sensible est un moment nécessaire, mais non suffisant de la connaissance. Il faut à notre entendement une matière sur laquelle opérer : c'est l'intuition sensible qui la lui fournit. Mais cette matière en elle-même est inintelligible : pure sensation, elle ne nous dit rien et ne se comprend pas par soi. En d'autres termes, nous ne recevons aucun enseignement de l'expérience sensible ; mais réciproquement, si l'expérience à elle seule est incapable de nous enseigner quoi que ce soit, il n'en demeure pas moins que la matière qu'elle nous fournit donne au concept son contenu. Aussi, si toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, elles n'en dérivent pas toutes : toute connaissance, toute instruction, supposent en effet et l'expérience sensible, et l'activité de l'entendement.
Or, il n'est pas dit que l'entendement ne fasse qu'enregistrer passivement ce que l'expérience sensible lui soumet : il se pourrait même qu'il ait sa propre forme, par laquelle il informe ce qui provient des sens.
Il revient à Kant d'avoir envisagé cette hypothèse : et si l'entendement était au contraire actif, et s'il ne laissait pas intacte la matière que les sens lui fournissent ? Selon Kant en effet, l'expérience n'est pas seulement reçue, elle est également construite : ce que les sens nous fournissent (l'expérience sensible) n'est que la matière de notre connaissance à laquelle l'activité de notre entendement va donner une forme, par exemple la causalité, qui est bien la manière qu'a notre entendement de relier entre eux les phénomènes donnés dans l'expérience. L'expérience sensible ne nous fournit qu'une matière singulière : elle ne constitue pas à soi seule la connaissance, laquelle réclame également l'universalité. Cette universalité nécessaire ne saurait être dérivée, déduite ou inférée de l'expérience : l'universalité est celle du concept, qui est issu non pas de l'expérience, mais du travail a priori de l'entendement.
Retenons alors la thèse de Kant selon laquelle une intuition sans concept est aveugle, alors qu'un concept sans intuition est vide : l'expérience sensible est un moment nécessaire, mais non suffisant de la connaissance. Il faut à notre entendement une matière sur laquelle opérer : c'est l'intuition sensible qui la lui fournit. Mais cette matière en elle-même est inintelligible : pure sensation, elle ne nous dit rien et ne se comprend pas par soi. En d'autres termes, nous ne recevons aucun enseignement de l'expérience sensible ; mais réciproquement, si l'expérience à elle seule est incapable de nous enseigner quoi que ce soit, il n'en demeure pas moins que la matière qu'elle nous fournit donne au concept son contenu. Aussi, si toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, elles n'en dérivent pas toutes : toute connaissance, toute instruction, supposent en effet et l'expérience sensible, et l'activité de l'entendement.
Conclusion
Sous quelque sens que nous l'ayons envisagée, l'expérience s'est donc avérée incapable à elle seule de nous instruire : la maîtrise de l'art ne vient pas toute seule, non plus que la maîtrise de soi, pas plus que la connaissance ne résulte elle-même de la sensation. Sans doute faut-il se défaire du préjugé empiriste, selon lequel il n'est guère besoin d'agir pour penser, en sorte que nous pourrions nous en remettre en toute quiétude au temps et au cours naturel de la vie, pour devenir plus habiles, plus savants et plus sages. Certes, si tout ne dépendait que de nous, l'expérience perdrait sa nécessité ; mais si rien n'en dépendait, s'il suffisait de se livrer pieds et poings liés à la vie pour s'en instruire, c'est cette instruction elle-même qui perdrait son sens, parce qu'elle ne serait plus soumise qu'au hasard. L'expérience que nous faisons, toujours conjointement de nous-mêmes et du monde, présuppose bien plutôt alors la volonté en l'homme : l'expérience, finalement, ne m'apprendra jamais rien que je ne veuille, parce qu'il faut, comme le disait Sénèque, le vouloir pour progresser.© 2000-2024, rue des écoles