1. Dans ce texte, Thomas d'Aquin entend démontrer que la loi vise toujours le bien commun ; mais étant une « règle générale », elle ne saurait prévoir tous les cas particuliers. Or dans certaines circonstances, l'application aveugle de la loi irait à l'encontre de l'intérêt général, auquel la loi doit pourtant toujours demeurer subordonnée. Il faut donc parfois renoncer à appliquer la loi, « afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur avait en vue ».
Pour parvenir à cette conclusion, Thomas d'Aquin se fonde sur l'idée que le rôle de la loi, c'est de défendre l'intérêt commun des citoyens, c'est-à-dire le bien général : une loi qui ne défendrait que les intérêts de tel ou tel ne pourrait obtenir la soumission des autres que par la contrainte, et n'aurait alors pas valeur de loi. Dans un état de droit en effet, il faut que la loi s'applique à tous et au profit de tous, en sorte que chacun s'y soumette volontairement.
Mais prenant seulement en considération le bien général, la loi devient elle-même une règle générale, où le législateur ne peut « envisager tous les cas particuliers ». En effet, le texte de la loi ordonne ce qu'il faut faire le plus souvent, dans des circonstances normales ; mais il arrive que les circonstances soient exceptionnelles, qu'elles diffèrent du cours normal des choses. En ces cas particuliers alors, l'application de la loi qui vaut pour les cas généraux serait préjudiciable au bien commun lui-même : au nom de l'intérêt général, la loi doit donc cesser provisoirement d'être appliquée, parce que les circonstances ne sont justement pas celles qu'avait prévues le législateur. Ainsi, dit Thomas d'Aquin, promulguer que les portes de la ville doivent toujours demeurer closes en cas d'attaque ennemie ou de siège, c'est à l'évidence une disposition utile, destinée à garantir la sécurité et les biens de tous. Mais si ces ennemis poursuivent un homme « dont dépend la survie de la cité » (par exemple un messager dépêché auprès des alliés de la ville et qui ramène le plan d'une attaque commune visant à faire lever le siège), alors il serait absurde, au nom de la loi, de laisser les portes closes. Une telle circonstance n'a pas été prévue par cette loi ; en d'autres termes, il existe des cas particuliers où l'application de la loi générale viendrait compromettre le bien commun qu'elle est pourtant censée défendre. La loi n'est pas une fin en soi : ce qui compte, c'est l'intérêt général. Si donc la défense de l'intérêt général exige dans certains cas de ne plus appliquer la loi, alors il faut le faire, parce que c'est « l'intérêt général que le législateur avait en vue » au moment même où il avait promulgué la loi, loi qui n'est elle-même qu'un moyen en vue de cette fin.
2. a) « La loi vise l'intérêt commun des hommes », affirme Thomas d'Aquin. C'est en effet une maxime fondamentale du droit : la loi ne fait pas acception de personne, c'est-à-dire elle ne mentionne aucun individu. La loi s'applique d'égale façon à tous, ou n'a plus de loi que le nom, sans en avoir réellement la force ni la valeur. La loi n'est loi, autrement dit, que lorsqu'elle défend le bien commun à tous les citoyens. Ainsi, dans le cas d'une ville assiégée, la loi peut obliger les habitants au couvre-feu, des lumières brillant dans la nuit constituant pour l'ennemi des cibles faciles ; elle peut les contraindre à descendre dans les caves lorsque sonne l'alerte, pour les protéger des bombardements susceptibles de faire s'écrouler les maisons ; elle peut leur demander de s'embrigader dans une milice visant à éteindre les débuts d'incendie, les astreindre à des tours de garde sur les remparts, etc. La difficulté, c'est que tout est ici affaire de cas particuliers et de circonstances singulières, que la loi ne saurait tous prévoir, parce que leur combinaison est infinie. Par exemple, si un incendie se déclare au moment même où l'ennemi est en train d'enfoncer les portes de la ville, les citoyens qui la gardent devront-ils abandonner leur poste pour éteindre les flammes, ou ceux qui essayent de préserver la ville du feu doivent-ils au contraire laisser tomber ce combat somme toute secondaire, pour venir renforcer la défense des portes ? Et si le feu se propage, en menaçant de brûler tous les habitants, faut-il laisser les portes closes, au risque de tous les faire périr, ou les ouvrir pour leur permettre de s'échapper, quitte à laisser la ville tomber aux mains de l'ennemi ? Si un espion revient avec les plans d'attaque de l'armée adverse, ne faut-il pas lui ouvrir la porte, plutôt que de laisser les adversaires le capturer ? On le voit, l'intérêt général est bien difficile à définir et le bien commun, délicat à déterminer, parce que tout est affaire d'évaluation et de circonstances : c'est pourquoi « une disposition légale utile à observer pour le salut public » peut devenir, dans certains cas par définition imprévisibles, « extrêmement nuisible ».
b) Vaut-il mieux subir un siège qui fera de nombreux morts ou se rendre ? Qui dira à celui dont la maison brûle, qu'au nom de l'intérêt général qui commande de d'abord garder les portes, on la laissera brûler ? Qui en décide ? Celui qui en des circonstances normales, définit le bien commun et décrète les lois qui sont à même de le défendre, c'est le législateur ; mais la difficulté, c'est qu'il n'y a en fait jamais de circonstances normales : toutes les circonstances sont particulières, en sorte que la loi, comme discours abstrait, ne s'applique jamais parfaitement à la réalité qu'elle est pourtant censée régir. Ce qui vaut en temps de guerre ne vaut pas en temps de paix ; ce qui vaut en période d'abondance ne vaut pas en temps de famine, ce qui vaut en période de pluies ne vaut pas en période de sécheresse, etc. Si donc la loi, au nom du bien commun, doit nécessairement faire abstraction des cas particuliers, alors il s'ensuit qu'elle ne s'applique jamais adéquatement à la situation présente, toujours singulière. Ainsi donc, une application stupide et mécanique de la loi, une application qui ne tiendrait aucun compte des circonstances particulières, ruinerait ce qu'elle pense défendre : l'important, ce n'est pas ce que la loi commande, mais ce qu'elle sert. La loi n'est qu'un moyen et non le but : sa finalité demeure la défense de l'intérêt général, elle lui est en toutes circonstances subordonnée, en sorte qu'il est légitime de défendre l'esprit de la loi avant sa lettre, la volonté du législateur avant son expression dans un texte législatif. Dans certains cas, en d'autres termes, l'obéissance aveugle à la loi et à ce qu'elle autorise (au légal, donc) est de fait illégitime : elle lâche la proie pour l'ombre, en s'attachant au moyen au détriment du but.
3. Comme le rappelait Aristote, le domaine propre de l'action humaine, c'est le contingent (ce qui peut ne pas être) et non le nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être). Davantage même : si le contingent, c'est ce qui peut être autre (être d'une autre nature), le domaine des affaires humaines, quant à lui, est celui de ce qui peut être autrement (être d'une autre façon). Expliquons ce point. La pierre que je lâche tombera nécessairement ; le fait qu'il y ait, ou pas, demain une bataille navale est quant à lui contingent ; et ce qui fait qu'il y en aura une, ou pas, résulte d'une délibération politique.
Si le domaine de l'action humaine, c'est celui du contingent et même de la délibération, cela implique je ne connais pas d'avance avec certitude les conséquences de mon action : il peut arriver que les meilleures intentions du monde conduisent à des catastrophes, parce que les circonstances leur auront été contraires. Ainsi donc, le législateur a délibéré pour déterminer la loi au mieux de l'intérêt général ; mais s'il a dû tenir compte des circonstances, il n'a pu toutes les prévoir, en sorte que les événements peuvent se dérouler tout autrement que prévu. Mais alors, peut-il être conforme à l'intérêt général de ne pas appliquer la loi ? Ne pas tenir compte des circonstances, n'est-ce pas mécomprendre la nature de la loi elle-même, autant que la nature de ce qu'Aristote nommait justement les « affaires humaines » ?
Il n'y a de loi que parce qu'il faut délibérer de ce qu'il faut faire : la loi détermine la façon de défendre le bien commun, s'il faut la soumettre à délibération, c'est précisément parce qu'il y a plusieurs moyens de le défendre. La délibération a pris en compte les circonstances ; mais qu'adviendrait-il, si ces circonstances elles-mêmes n'étaient plus les mêmes ? Serait-il juste, alors, d'appliquer aveuglément une loi prévue pour de tout autres cas de figures ? Ne faut-il pas dire, au contraire, que toutes les circonstances sont particulières, que donc le juge doit interpréter les lois pour les appliquer au cas singulier, et que ne pas le faire en viendrait à nier l'esprit des lois en croyant en faire respecter la lettre ?
Comme le disait Cicéron, summum jus, summa injuria, « le sommet de la justice c'est le sommet de l'injustice ». Celui qui applique toute la rigueur de la loi sans se préoccuper des circonstances leur fait injure au sens propre, c'est-à-dire se rend injuste à force de se montrer inflexible. La loi, en ceci qu'elle se préoccupe de l'intérêt général, est une règle qui ne saurait prévoir la singularité de chaque cas ; c'est pourquoi, affirme Aristote, le juge, tout comme le médecin, est d'abord un interprète. Le médecin interprète des symptômes particuliers (ceux de ce malade-ci) pour déterminer une maladie en général (c'est la varicelle ou la grippe) ; le juge interprète la loi pour l'appliquer au cas singulier qu'il a à juger. S'il ne fallait pas tempérer la loi par la prise en compte des circonstances, alors la justice n'aurait précisément plus besoin d'un juge : une application aveugle des textes législatifs suffirait. Mais comme le remarquait Socrate, être juste, c'est justement tenir compte des circonstances : si un ami m'a un jour confié ses armes, je devrai les lui rendre lorsqu'il viendra me les demander. Mais s'il me les demande un jour où il est pris de folie, où donc il est dangereux pour autrui comme pour lui-même, il me faudra refuser de les lui redonner, même s'il me les demande, sous peine d'être injuste, voire criminel. C'est pourquoi la loi prévoit de prendre en compte les circonstances (atténuantes ou aggravantes, selon le cas) lorsqu'il s'agit de déterminer la responsabilité d'un prévenu, et de décider de la peine qu'il encourt : la loi est là pour défendre l'intérêt général, et non pour s'y substituer.
Allons plus loin : si toutes les circonstances sont particulières, si donc il faut à chaque fois interpréter la loi pour la faire correspondre au cas précis et singulier, il est cependant des circonstances qui ne sont pas seulement particulières, mais bien exceptionnelles : ainsi, l'article 16 de notre Constitution déclare que « Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil Constitutionnel. » En d'autres termes, lors de circonstances exceptionnelles où c'est la survie même de la Nation qui est engagée, le président de la République peut, avec l'accord des assemblées, se voir remettre temporairement le pouvoir législatif : quand l'ennemi fait route vers la capitale, il n'est plus temps de demander son avis au Parlement ; l'urgence de la situation réclame des décisions rapides, qui rendent impossible le débat parlementaire. Il y a donc des circonstances exceptionnelles qui appellent des mesures d'exceptions, mesures où l'application des lois « normales » est suspendue (par exemple : donner à l'armée les pleins pouvoirs pour faire régner l'ordre public).
La défense de l'intérêt général (ici la souveraineté de la Nation et son indépendance) prime sur quelque loi que ce soit, soit. Mais grand est alors le danger, que chacun évoque l'exceptionnalité des circonstances pour se soustraire à la rigueur de la loi : dire que la loi n'est qu'un moyen, que son application dépend des circonstances, n'est-ce pas la vider de tout contenu et de toute force ?
La réponse doit demeurer négative : il faut que force reste à la loi, c'est-à-dire qu'il faut que la loi prévoie par avance les circonstances dans lesquelles elle pourra être suspendue. En d'autres termes, il revient à la loi elle-même de définir ce qu'on nomme l'exception : certes, il y a des circonstances où il faut que les lois ne s'appliquent plus, mais ces circonstances doivent être prévues par la loi ; en sorte que c'est la loi elle-même qui dit quand elle devra cesser d'être appliquée. De même en droit pénal, s'il serait injuste et contraire à l'intérêt général de ne tenir aucun compte des circonstances, qu'elles soient atténuantes ou aggravantes, il faut que la loi définisse par avance ce qui pourra être retenu au titre d'atténuation ou d'aggravation, et dans quelle mesure la peine en sera atténuée ou aggravée.
Vouloir que la loi s'applique sans tenir compte des cas particuliers est une injustice ; vouloir qu'elle ne cesse pas de s'appliquer lors de circonstances exceptionnelles est une folie ; mais ne pas déterminer d'avance dans quelles mesures les circonstances (atténuantes ou aggravantes) viendront tempérer le jugement et la peine ; ne pas prévoir précisément les conditions exceptionnelles dans lesquelles la loi est suspendue dans son application, c'est vouloir le règne de l'arbitraire, de l'infondé et de l'absurde – en d'autres termes, il est conforme à l'intérêt général de ne pas appliquer la loi dans les seules circonstances prévues par la loi elle-même.