L'erreur nous éloigne-t-elle toujours de la vérité ? (sept. 2011)

Énoncé

L'erreur nous éloigne-t-elle toujours de la vérité ?

Corrigé

Introduction
C'est un lieu commun mille fois entendu, que de prétendre par exemple que l'homme fait de l'histoire pour ne pas répéter les erreurs du passé. L'objection que soulève une telle affirmation est pourtant presque immédiate : depuis le temps que les hommes font des erreurs, s'il suffisait de les connaître pour ne plus les refaire, alors il devrait s'ensuivre que personne, jamais, ne se tromperait plus. Comme l'affirmait Hegel, la seule leçon que l'on peut retenir de l'histoire, c'est que les hommes n'ont jamais retenu aucune leçon de l'histoire : il ne suffit pas d'avoir commis une erreur pour s'en déprendre, pour la dépasser, et même pour s'en guérir. Cependant, si l'homme est « perfectible » (au sens que Rousseau donnait à ce terme), c'est justement parce qu'il a la capacité de progresser et de ne pas se contenter de répéter ce qu'il avait déjà fait : si nous n'étions pas capables de dépasser nos erreurs, le progrès constatable dans les sociétés humaines serait inexistant. Mais alors, à quelles conditions l'erreur ne nous éloignerait-elle pas de la vérité ? En d'autres termes : si à l'évidence il ne saurait suffire de s'être trompé pour ne plus se tromper, d'avoir eu des illusions pour ne plus en avoir, d'avoir erré pour trouver son chemin, pouvons-nous pour autant avoir un rapport immédiat à la vérité, sans endurer ce que Hegel nommait le travail du négatif, c'est-à-dire ici l'expérience de l'erreur ? La difficulté est bien la suivante : si « erreur » et « vérité » sont des termes contraires, alors ils s'excluent, en sorte qu'aller vers l'un c'est nécessairement s'éloigner de l'autre. Mais est-il suffisant d'opposer de la sorte l'erreur et la vérité, en définissant chacune par l'exclusion de l'autre ? Car enfin, si je me borne à définir l'erreur comme le contraire de la vérité, et la vérité comme le contraire de l'erreur, je n'aurai rien défini du tout et me serai contenté de tourner en rond. N'est-ce pas pourtant une telle définition que je présuppose, quand j'affirme avec le bon sens commun que l'erreur ne peut que nous éloigner de la vérité ?
I. L'expérience de l'erreur et le doute sceptique
1. Ne s'instruit de l'erreur que celui qui a la volonté de s'en instruire
L'erreur est humaine : tous nous pouvons nous tromper. Mais si l'expérience la plus quotidienne nous montre que nul n'est infaillible, elle atteste aussi qu'il ne suffit pas d'avoir été dans le faux pour retrouver comme par magie le chemin de la vérité. Car enfin, qui l'erreur instruit-elle ? Sans nul doute, celui-là seul qui a la volonté de s'en instruire : se tromper est à la portée de tous, en retirer un enseignement est plus ardu, et ne se fait pas tout seul. Comme le disait Sénèque, pour une bonne part le progrès est dans la volonté de progresser : l'erreur n'est pas instructive par elle-même, encore faut-il vouloir la dépasser et ne plus la commettre – c'est ce qui explique qu'on peut fort bien répéter de nombreuses fois la même. Comme le disait Talleyrand à propos des nobles exilés en 1789 et revenus au pouvoir en 1815, « Ils n'ont rien appris, ils n'ont rien oublié » : la noblesse n'avait pas compris que le monde avait changé, et s'apprêtait à commettre les mêmes erreurs politiques, qui l'avaient chassée du pouvoir vingt-six ans auparavant.
Que nous puissions apprendre quelque chose de nos erreurs, cela est ainsi de l'ordre de la possibilité toujours ouverte, et non du fait toujours réalisé. Mais précisément : si pour retirer quelque chose de positif de l'erreur, il faut avoir la volonté de la dépasser pour se rapprocher de la vérité, alors la condition sine qua non d'un tel dépassement, c'est d'avoir conscience de l'erreur commise. Pour pouvoir retirer un enseignement de mes erreurs, il faut à tout le moins que l'erreur m'apparaisse comme telle, c'est-à-dire que je l'expérimente comme étant une erreur éloignée du vrai.
2. L'erreur n'apparaît jamais d'emblée comme telle
Or, le propre de l'erreur, c'est justement de ne jamais se manifester comme ce qu'elle est : si au moment où je me trompe, je savais que je suis en train de me tromper, alors je me corrigerais, en sorte que je ne me tromperais jamais. Une erreur est erreur, précisément, parce qu'elle est quelque chose de faux qui se fait passer pour une vérité aux yeux de celui qui se trompe : elle l'éloigne de la vérité, en lui faisant croire qu'il s'en rapproche. Nous ne pouvons nous tromper que parce que l'erreur est trompeuse : voilà finalement la leçon qu'il faut retenir de Descartes, lorsqu'il intime à tout homme désireux d'asseoir les savoirs sur des fondements solides, de douter au moins « une fois en sa vie » de tout ce qui n'est pas absolument certain. Comme je ne sais pas que je me trompe quand je me trompe, alors il est possible que je sois dans l'erreur beaucoup plus souvent que je ne le crois. Si nous recherchons l'indubitable, il nous faudra alors jouer au jeu du doute hyperbolique : faisons comme si tout ce qui a pu nous tromper ne serait-ce qu'une fois, était toujours faux. Ainsi, mes sens m'égarent parfois (la tour carrée de loin m'apparaît ronde) : faisons comme si toutes nos sensations étaient mensongères. De même, je puis fort bien me tromper en raisonnant : faisons comme si tous les raisonnements étaient faux. Davantage : quand je rêve, j'ai en moi des représentations qui ne correspondent à rien de réel ; il se peut alors que tout ce que j'ai cru vivre ou connaître jusqu'à ce jour ne soit que le produit d'un « songe bien lié ». Que reste-t-il alors de mes certitudes ? Rien, hormis une seule : je pense, je suis. Même si je ne cessais de me tromper en toutes choses, même si tout ce qui m'est « entré en l'esprit » devait s'avérer faux, il est indubitable que j'existe en tant que chose qui pense : pour se tromper, il faut être.
Le cogito (« je pense ») me fournit donc, à en croire Descartes, la seule certitude indubitable et le modèle même de toute vérité. Il ne s'agit pas d'un raisonnement (nous les avons suspendus) mais d'une intuition immédiate si évidente qu'elle résiste « aux plus extravagantes suppositions des sceptiques ». En faisant de l'indubitabilité le critère de la vérité, et de l'intuition du cogito le modèle même d'une idée si claire et si distincte, qu'elle ne laisse aucune part au doute, Descartes affirme donc non seulement que la vérité s'oppose absolument à l'erreur (est absolument vrai, ce qui ne peut être faux sans l'ombre d'un doute), mais encore que nous avons un accès intuitif et immédiat à la vérité : en résistant au doute le plus exagéré, le cogito donne au savoir son fondement, précisément parce qu'il est une vérité immédiatement donnée, une vérité qui n'est pas la correction seconde d'une erreur première.
3. L'erreur nous apprend à douter de tout
Il n'y a rien à retirer de nos erreurs, sinon la certitude que nous sommes faillibles, et qu'il nous faut douter de tout, jusqu'à dégager une certitude indubitable qui nous permettra de reconstruire l'édifice du savoir. La seule chose que m'apprend l'erreur, c'est que je peux me tromper : l'expérience de l'erreur donne toute son urgence à la nécessité du doute, puisque le fait de m'être trompé par le passé indique que je pourrai tout aussi bien me tromper à l'avenir. L'expérience de l'erreur a donc une seule fonction positive : elle m'apprend à me méfier de moi-même et de mes certitudes subjectives, elle m'enjoint de ne rien tenir pour vrai dont je n'ai pas la preuve, elle me commande de n'accepter en ma « créance » que ce dont je peux produire une démonstration indubitable.
Telle est la seule façon qu'a l'erreur de ne pas nous éloigner de la vérité : cela même qu'hier je tenais pour vrai, m'apparaît aujourd'hui à l'évidence faux ; or, ce que je dis de cette erreur particulière vaut peut-être de tout ce dont je suis convaincu : peut-être que tout ce que je tiens pour vrai n'est en fait qu'illusions ou préjugés, en sorte que le sage serait celui qui, en toutes choses, s'abstiendrait de trancher sans raisons solides de le faire. La seule vérité que l'erreur puisse m'enseigner, c'est que je ne sais jamais que je me trompe au moment de me tromper ; ce pourquoi les sceptiques affirmeront qu'il est sage et prudent de s'abstenir de juger en toute chose.
II. Expérience de l'erreur et expérience de la vérité
1. Expérimenter l'erreur comme erreur, c'est déjà la dépasser
Quand l'erreur enfin se dénonce comme telle, quand l'illusion apparaît pour ce qu'elle est, nous sommes déchirés : comment ai-je pu croire un seul instant que ceci était vrai ? On ne revient pas de ses erreurs, parce qu'on n'en revient jamais de s'être trompé : celui qui s'est enferré dans cette illusion ne peut pas être moi-même, et pourtant il n'est autre que moi. C'est pourquoi Hegel peut bien dire que le chemin de la désillusion est pour la conscience un véritable « chemin de croix » : la conscience vit la perte de ses illusions comme une déchirure et un arrachement, par lesquels elle ne peut plus se reconnaître dans son propre passé. J'ai fait une erreur grossière ; j'ai cru dur comme fer à une illusion absurde et stupide, qu'un peu de bon sens seulement aurait suffi à dissiper – non seulement alors je m'en veux, mais surtout je finis par douter de tout. Et si rien de ce en quoi je crois n'était vrai ? Aussi le scepticisme est-il une tentation pour la conscience blessée : l'erreur nous éloigne de la vérité sans remède, elle nous promet la cruelle morsure de la désillusion ; si en revanche je ne crois plus en rien, si je n'affirme plus rien, si je considère que tout est douteux, alors je ne me tromperai plus jamais, et je n'aurai plus à subir l'épreuve d'être détrompé.
Peut-être le scepticisme est-il un moment nécessaire de la vie de la conscience ; peut-être même est-il nécessairement tentant ; pour Hegel cependant, la conscience renoncerait à elle-même si elle en faisait autre chose qu'une étape, parce qu'elle se couperait sans remède de la vérité. Le sceptique jette le bébé avec l'eau du bain : par crainte de se tromper, il renonce à la vérité elle-même. Mais ce faisant, il atteste simplement n'avoir pas compris l'expérience de l'erreur en sa vérité propre : il y a pour Hegel une positivité de l'expérience de l'erreur, qui nous apprend bien autre chose que la nécessité de douter de tout.
2. L'expérience de l'erreur est la négation d'une négativité déterminée
Mais alors, que faut-il entendre ici par « expérience de l'erreur » ? Retenons ce qui a été dit précédemment : le paradoxe de l'erreur, c'est de ne jamais se présenter pour ce qu'elle est au moment où nous la faisons. En d'autres termes, lorsque nous nous trompons, nous ne faisons justement pas l'expérience de l'erreur comme telle, puisque nous la prenons pour une vérité. Lorsque nous nous rendons compte de notre erreur, nous l'expérimentons comme erreur, mais alors précisément nous n'y croyons plus, puisque nous savons désormais qu'elle est une erreur et non une vérité. Telle est donc la vérité de l'erreur : apparaître enfin comme une erreur et non plus comme une vérité – l'erreur en sa vérité, c'est l'erreur qui apparaît comme telle. La vérité de l'erreur, c'est donc l'erreur en sa vérité ; en d'autres termes faire l'expérience de l'erreur comme erreur, c'est faire l'expérience de la vérité de l'erreur.
Quand l'erreur se dévoile comme erreur, elle touche à sa vérité. L'erreur de l'erreur, c'est de se faire passer pour une vérité ; la vérité de l'erreur, c'est de se montrer pour ce qu'elle est, un jugement faux. Quand donc nous faisons l'expérience de l'erreur comme telle, nous nous prenons à douter de nous : se pourrait-il que tout ce en quoi nous croyons doive se dévoiler un jour ou l'autre comme une illusion dont il faut se défaire ? Parce qu'elle est désespérée de ses erreurs passées, la conscience sceptique se met à douter d'elle-même ; elle réduit l'erreur à une pure négativité dont il n'y a rien à retenir, sinon un doute généralisé sur tout ce que nous tenons pour vrai. Or, quand nous faisons l'expérience de l'erreur comme telle, nous nions (nous n'y croyons plus) une négativité (un faux savoir qui se présente comme une vérité). Davantage même : quand tel ou tel jugement nous apparaît comme étant une erreur, nous nions une négativité déterminée (nous ne tenons plus pour vraie cette erreur-ci). Or, le produit d'une négativité par une négativité a nécessairement un contenu positif (il suffit pour s'en convaincre de penser à ce que nous avons appris des mathématiques dans les petites classes : « moins par moins donne plus »). Quel est alors ce contenu positif, qui constitue en propre ce que nous pouvons apprendre de l'erreur ?
3. La vérité est toujours vérité de l'erreur
Je croyais que cela était vrai, et cela s'est avéré faux. Quelle leçon positive pourrais-je bien en tirer, quelle vérité l'erreur a-t-elle à m'offrir ? Rien d'autre que ceci : il est absolument vrai que ce que je croyais vrai est en réalité faux. Expliquons : il est possible que ce que je tiens pour vrai aujourd'hui, je le comprenne comme une illusion demain ; après tout, grandir, c'est perdre une à une les illusions de l'enfance, et les perdre sans remède, si tant est qu'une illusion qui se montre comme illusion ne peut plus être prise pour une vérité, même si parfois nous le regrettons (on peut regretter cet âge de la vie où l'on croyait au Père Noël ; il n'empêche, lorsqu'on sait qu'il n'existe pas, on ne peut plus y croire). La vérité serait alors ce qui se trouverait au terme du chemin, quand toutes nos erreurs se seront enfin dénoncées comme telles, quand toutes nos illusions se seront dissipées ; la vérité, en d'autres termes, ce serait ce à quoi nous parviendrions enfin, après être revenus de toutes les erreurs qui n'ont cessé de nous en éloigner. Mais justement : nul n'est jamais sûr d'avoir bien abandonné toutes ses illusions, nul n'est jamais certain absolument de tout ce qu'il tient pour vrai ; si donc nous faisons de la vérité ce qui seul demeure, quand on s'est éloigné de toutes les erreurs, alors il s'ensuit que la vérité n'aura jamais lieu, parce qu'il y aura toujours un reliquat d'erreurs suffisant pour nous en détourner – et tel est bien le sens de la thèse sceptique. Rien n'est plus faux, affirme Hegel : la vérité n'est pas le terme, mais le processus, elle n'est pas au bout du chemin, elle est le chemin lui-même. Chaque fois que je découvre une erreur comme erreur, je suis confronté à une vérité absolue : il est absolument vrai que cela était faux. C'est donc l'erreur dévoilée comme erreur qui nous donne la vérité. Voilà donc le contenu positif que l'homme peut retirer de ses erreurs : quand elles lui apparaissent comme telles, c'est-à-dire quand il s'en détache parce qu'il sait qu'il s'agit d'erreurs et non de vérités, l'homme touche à la vérité absolue. Chaque fois que je démasque une erreur, je suis en pleine vérité : la vérité ne nous est pas inaccessible, et c'est à tort que les sceptiques doutent de tout.
Conclusion
Descartes affirmait que, dans l'intuition du cogito, nous pouvions avoir au moins une certitude immédiate et indubitable assez, pour mettre un terme au doute le plus hyperbolique ; les sceptiques quant à eux maintenaient l'impératif de douter de tout, tout le temps. Ces deux thèses ne sont qu'en apparence exclusives : toutes deux reposent sur une entente insuffisante de la vérité, qui en fait le contraire de l'erreur.
Or vérité et erreur ne s'opposent pas : certes l'erreur n'est pas la vérité et la vérité n'est pas l'erreur, mais il n'y a de vérité que de vérité de l'erreur. Il est vrai que cela était faux : faire l'expérience de la vérité, c'est en fait faire l'expérience de l'erreur et faire l'expérience de l'erreur, c'est faire l'expérience de la vérité. L'erreur expérimentée comme telle (c'est-à-dire l'erreur à laquelle je ne crois plus parce que j'ai compris qu'elle était une erreur) me donne la seule vérité qui soit absolue : il n'y a, nous dit Hegel, pas d'autre chemin vers la vérité que celui qui passe par l'apprentissage douloureux de l'erreur, apprentissage par lequel la conscience se libère progressivement de ses pseudo-savoirs et de ses illusions naturelles, pour se spiritualiser et devenir esprit.