Corrigé
Introduction
Lorsque je me soumets à la volonté d'autrui, à des ordres, à des règles ou à des lois, je vis toujours cette soumission comme une contrainte venant limiter ma liberté : je ne fais pas alors ce que je veux, mais ce qu'on veut que je fasse, et partant je ne suis plus libre. Si la liberté, c'est pouvoir faire tout ce dont j'ai envie, alors je ne suis libre que quand je peux faire tout ce que je peux faire, et c'est pourquoi l'obéissance à autre chose qu'à notre propre volonté nous apparaît toujours comme une entrave : l'essence des lois et des règles, c'est justement de m'interdire de faire ce que j'ai pourtant la possibilité de faire (il n'y a pas de lois pour m'interdire de m'envoler en battant des bras en l'air !). Obéir, c'est donc accepter, de gré ou de force, de voir nos possibilités restreintes ou limitées par autre chose que nous-mêmes, et partant faire sonner le glas de notre liberté.Pourtant, peut-on dire qu'est libre celui qui n'en fait qu'à sa tête, et qui en toutes circonstances se laisse guider par son seul désir du moment, fût-ce au mépris de son propre intérêt ? Si la soumission à une autorité extérieure semble bien venir contredire la liberté en nous, la soumission aux passions et aux appétits n'est-elle pas tout autant un esclavage ? Car enfin, celui qui croit « faire ce qu'il veut », celui qui veut n'obéir à rien, ne se soumet-il pas en fait à la tyrannie du désir lui-même, et, affaiblissant ainsi sa volonté, ne finit-il pas par devenir incapable de lui résister ? La question, en d'autres termes, est bien celle de l'instance du commandement : qui écoute celui qui prétend n'écouter que lui-même ? « Je fais ce que je veux ! » : fort bien ; mais est-ce moi, qui veux ce que je veux ? Suis-je libre, autrement dit, de décider de mes envies, de mes appétits, de mes désirs ? Est-ce moi qui les choisis, ou ne faut-il pas bien plutôt dire qu'ils s'imposent à moi au point parfois de me mener là où je ne voudrais pas aller, et même là où je n'irais pas si ma volonté était moins affaiblie, si j'étais davantage maître de moi-même ?
I. Contrainte extérieure et contrainte intérieure
1. La contrainte comme absence de liberté
Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas, écrivait le poète latin Juvénal : « parce que je le veux, parce que je l'ordonne, que ma volonté me tienne lieu de raison ». Telle pourrait bien être la devise des tyrans, qui donnent à leurs caprices force de loi, et qui pour toute justification se bornent à ajouter que tel est leur bon plaisir. « Parce que tel est mon bon plaisir », voilà en effet la formule par laquelle Louis XIV terminait ses édits : ce que je veux, vous le ferez par cela même que je le veux, et sans que vous ayez à vous interroger davantage sur la légitimité du commandement que je vous fais.Dans ces conditions, il est bien évident que ne saurait être libre, celui qui se soumet ainsi à ce qu'on a nommé l'arbitraire du prince : il se soumet parce qu'il n'a d'autre choix que de se soumettre, c'est-à-dire qu'il est contraint d'obéir à un impératif qui ne s'impose que par le seul moyen dont peut s'imposer un ordre privé de toute légitimation, à savoir la force. Comme le remarquait Rousseau en effet, par quelque bout qu'on le prenne, un tel commandement repose toujours en dernière instance sur le seul droit du plus fort : celui qui ordonne à autrui de faire ses quatre volontés le prive de la liberté en le contraignant à la soumission.
Le constat n'est guère discutable : une chose est certaine, je ne suis pas libre, quand je fais ce que le tyran veut que je fasse, et quand la peur me pousse à accepter que ses volontés soient faites, aux dépends des miennes.
Le tyran m'impose ses désirs sous la contrainte ; mais qu'est-ce que la contrainte, sinon le constat d'une disproportion de force ? Or la force ne saurait fonder le droit, et n'engendre aucune obligation. Quand un bandit réclame ma bourse sous la menace, la prudence recommandera de la lui donner, parce que mieux vaut perdre son argent que sa vie. Mais s'il venait à laisser choir son pistolet, si je parvenais à m'en emparer, consentirais-je toujours à lui céder mon bien ? La contrainte ne dure ce que dure la force, et disparaît avec celle-ci : le tyran qui impose son bon vouloir ne peut compter sur la soumission volontaire de ses sujets. Nul n'abandonne volontairement la liberté : on ne l'aliène que sous la contrainte, de force et non de gré. Obéir à un autre que soi, c'est toujours être contraint par une disproportion de puissance, et partant ne plus être libre : quand celui qui ordonne ne suit que son caprice, son désir du moment ou son seul intérêt, il ne pourra obtenir la soumission des autres qu'en les privant d'abord de leur liberté, en sorte qu'il s'agit là d'une obéissance ne faisant aucune obligation, c'est-à-dire d'une obéissance à laquelle celui qui obéit ne consent pas, parce qu'il ne reconnaît pas la légitimité du commandement qui lui est fait, quand bien même il serait contraint par force de s'y soumettre.
2. La tyrannie du désir
Devrons-nous alors affirmer qu'être libre, c'est n'écouter que soi ? Si celui qui se soumet au tyran en est réduit à la servilité, faut-il en conclure que nous n'avons d'autre choix que la tyrannie, ou l'esclavage ? Telle était du moins l'opinion de Calliclès dans le Gorgias de Platon : le monde se divise entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, et si j'ai en moi le talent nécessaire, mieux vaut se trouver du bon côté de la ligne. Celui qui refusera d'asservir les autres sera lui-même asservi par eux : le tyran est le seul idéal possible, pour qui veut être libre de ses actes.Pour Calliclès donc, n'est effectivement libre que celui qui peut faire tout ce qu'il veut, et d'abord ce qu'il veut des autres : la seule liberté réelle, c'est celle de n'en faire qu'à ma tête et de ne suivre que mon bon plaisir. Le tyran est libre, parce qu'il est libre d'accomplir le moindre de ses désirs ; mais Calliclès n'oublie-t-il pas que le tyran, pas plus qu'aucun homme, n'est pas le maître de ses appétits, que ses désirs s'imposent à lui sans qu'il en décide ? Un tyran peut certes forcer ses sujets à manger des épinards, même s'ils les détestent : mais fût-il armé de toute sa force, il ne pourra jamais contraindre le plus faible d'entre eux à les trouver bons. Un tyran peut bien décider qu'il est libre, parce que nul ne lui impose sa propre nourriture : lui ne mangera jamais d'épinards s'il les abhorre, et des petits pois tant qu'il en souhaite s'il en raffole ; mais le tyran le plus sanguinaire ne pourra de lui-même décider d'en aimer le goût si d'aventure ce dernier le révulse. Nul, pas même moi, n'a d'emprise sur mes appétits : mes désirs ne sont pas le fruit d'un choix volontaire – s'il suffisait de le vouloir pour aimer quelqu'un comme au premier jour, il n'y aurait pas de divorces. Comme le dit encore Rousseau, « l'impulsion du seul appétit est esclavage » : celui qui, au nom de sa liberté, prétend n'écouter que son désir, s'avère finalement l'esclave de ce désir même. Davantage : plus je cède à mes désirs, plus j'affaiblis ma volonté, et plus je m'avère incapable d'aller ailleurs qu'à l'endroit où ils me portent. Telle est toute la leçon du Gorgias de Platon : Calliclès n'aspire à la tyrannie que parce qu'il est lui-même tyrannisé par le désir, lequel est semblable à un tonneau percé, qui se vide à mesure qu'on le remplit : celui qui cherche à le satisfaire se condamne à une tâche infinie, puisque de fait tout désir satisfait est remplacé par un autre, plus impérieux encore. La satisfaction est comme l'horizon, qui recule à mesure que j'avance ; et courir derrière ce qui sans cesse se dérobe, sans plus choisir la direction où je vais, ce n'est pas précisément cela, la liberté.
3. La double figure du tyran
Certes alors, on n'est pas libre d'obéir au tyran ; mais le tyran n'est pas toujours (et même pas d'abord) extérieur à nous : la première des tyrannies est celle de nos désirs. Croyant n'obéir qu'à soi, Calliclès ne fait que se soumettre à ce qui en lui n'est pas lui, à savoir ces désirs dont il ne décide pas et dont il n'est pas le principe. Intérieur ou extérieur alors, en moi ou autre que moi, la place du maître n'a guère d'importance : chacun peut être à lui-même son propre tyran, et il y a une obéissance servile aux appétits qui m'ôte la liberté plus sûrement encore que le plus puissant des despotes ne le pourra jamais faire. On peut ici songer au rapport qui unit l'esclave et son maître chez Hegel : le maître commande et l'esclave obéit, c'est-à-dire que l'esclave n'est qu'un instrument destiné à réaliser les désirs du maître. Mais comme ses désirs ne lui coûtent aucun effort, le maître prend l'habitude d'y céder : il devient de plus en plus assujetti à ses propres appétits, et aux serviteurs qui les satisfont ; il finit, autrement dit, par être l'esclave de son esclave, à force d'avoir été l'esclave de son désir. L'esclave, au contraire, a appris dans la douleur à ne pas faire ce que ses désirs commandaient (il est vrai qu'il n'avait guère le choix : il fallait se soumettre au maître, ou mourir). Ce faisant, il a appris à dominer ses appétits, à s'en rendre maître : au terme du processus dialectique, le maître est devenu l'esclave et l'esclave son propre maître. Mais alors, la question se déplace : il ne s'agit plus de savoir s'il faut n'écouter que soi pour être libre, mais ce qu'il faut écouter en soi pour accéder enfin à la liberté véritable.II. La liberté comme autonomie de la volonté
1. Mobiles pathologiques et mobiles rationnels
Dans la Critique de la raison pratique, Kant distingue deux genres de mobiles susceptibles de déterminer la volonté : des mobiles issus de la sensibilité et des inclinations, ou mobiles pathologiques, et des mobiles issus de la seule raison. Lorsque ma volonté accepte de se laisser déterminer par les inclinations sensibles (c'est-à-dire les désirs), elle se soumet en fait à ce qui est d'un autre ordre qu'elle et dont elle ne décide pas : le mobile sensible est pathologique, précisément, parce qu'il est subi (c'est tout le sens du pathos en grec), et qu'il s'impose à ma volonté qui quant à elle demeure passive.Dans le cas des mobiles rationnels en revanche, le cas est tout autre : faisant tout et uniquement ce que la raison ordonne, la volonté apprend à se libérer de la tyrannie des inclinations et accède ainsi à l'autonomie, au sens où elle est elle-même l'origine de la loi à laquelle elle se soumet. Or, ce que m'ordonne la raison (de façon impérative et inconditionnée), c'est de faire mon devoir moral, c'est-à-dire d'agir de telle façon que la maxime de mon action (l'intention qui est la mienne au moment d'agir) puisse être immédiatement érigée en loi universelle de la nature. Si ce que je veux peut être voulu par tous universellement, sans plus d'exception que n'en comporte une loi naturelle (la loi de la gravitation par exemple), alors, et alors seulement, mon acte est moral. Comprenons : ce à quoi il faut obéir en nous-mêmes, ce n'est pas le désir, mais la raison et ce « fait de raison » que tout homme porte par-devers lui, la loi morale. Quand j'obéis à la loi morale, quand je fais mon devoir, j'accède à la seule liberté véritable, celle d'un individu qui n'accepte plus d'être le jouet de ses inclinations. Le désir est en moi ce qui est autre que moi ; la conscience morale et sa voix qui m'appelle à faire mon devoir sont ce qui en moi est plus moi que moi-même, c'est-à-dire ce qui, en moi, m'invite enfin à me montrer digne de moi.
2. La loi comme expression de la volonté générale
Mais alors, comment envisager sur le plan politique, et non plus seulement moral, une obéissance qui ne soit pas une servitude ? La solution est en fait identique : de même que ma volonté est libre quand elle ne se soumet pas à ce qui est d'un autre ordre qu'elle (les désirs), de même l'individu est libre quand la loi à laquelle il se soumet n'est pas l'expression d'une volonté autre que la sienne. On en revient alors à ce qu'affirmait encore Rousseau : si l'impulsion du seul appétit est esclavage, « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». Pour que le sujet qui se soumet à la loi demeure libre tout en s'y soumettant, il faut et il suffit qu'il soit également souverain, c'est-à-dire que le peuple qui obéit aux lois soit également l'instance qui en décide (l'instance du pouvoir législatif). Ainsi, en se soumettant aux lois qui sont l'expression de la volonté générale, chacun ne se soumettra en fait qu'à lui-même et demeurera alors parfaitement libre. Davantage même : si chacun se soumet à la loi qu'il aura également votée, comme la loi alors s'impose à tous sans exception, nul n'a intérêt à la rendre injuste (contrairement au tyran qui ne se soumet pas aux lois qu'il ordonne). Le meilleur moyen d'avoir des lois justes, qui prennent en compte l'intérêt général et non l'intérêt particulier de tel ou tel, c'est encore de les faire voter par tous d'égale façon. Mais alors, si en ce cas les lois défendent l'intérêt de tous et sont également voulues par tous, l'obéissance qu'elles réclament devient volontaire et non forcée : chacun se soumet librement, c'est-à-dire accepte de se soumettre, et telle est toute la différence qui sépare l'obligation de la contrainte. La contrainte ne s'exerce que par force, l'obligation quant à elle est volontaire : le sujet obéit parce qu'il veut bien obéir, et il le veut bien parce qu'il reconnaît la légitimité du commandement que la loi lui fait. Il l'a votée ; il a participé à la délibération : s'excepter de ce que la loi ordonne, c'est entrer en contradiction avec lui-même, c'est renoncer à la liberté en croyant la défendre.3. Liberté et responsabilité
Cependant, grande toujours est la tentation de s'excepter de ce que la loi ordonne, au nom de nos intérêts particuliers : celui-là qui se réclame de la liberté comme pouvoir de faire « ce qu'il veut » pour s'excepter de l'obéissance exigée de tous, celui-là donc renonce en fait à la liberté véritable, parce que ses désirs ont sur lui beaucoup trop d'empire. En contredisant la loi, c'est sa propre volonté qu'il contredit : n'est libre que celui qui s'est libéré de la pression exercée en lui par ses intérêts particuliers, et qui consent à l'intérêt général défendu par la loi. Le péril finalement est toujours le même : la loi qui nous libère est sans cesse menacée par la tyrannie des désirs particuliers, au point que ces derniers peuvent, dans les états démocratiques, prendre la forme de celle-là. Tel est le danger pointé par Arendt, à la suite de Tocqueville : celle d'une dictature de la majorité, où l'intérêt général devient, sans qu'on s'en rende compte, l'intérêt particulier des plus nombreux – et on retrouve ici ce que disait Heidegger de la « dictature du on », où chacun agissant comme tous les autres, faisant ce qu'on fait, pensant ce qu'on pense, se décharge en fait à chaque fois du poids de sa propre existence, c'est-à-dire de sa responsabilité face à lui-même.