1. Dans ce texte, Condillac se demande quel « fondement » il faudrait donner à une république pour garantir tout à la fois sa stabilité, et son bonheur. Une république, en effet (et il faut entendre par là un régime, et non un mode de gouvernement), est tout à la fois « bonne » et « heureuse » lorsque l'ensemble des citoyens obéit aux gouvernants, c'est-à-dire accepte de se soumettre à leur commandement ; et les citoyens ne peuvent consentir à une telle soumission que si ces gouvernants eux-mêmes « respectent les lois » qu'ils ont pour vocation d'appliquer. Car enfin, que les citoyens se dérobent à leur devoir d'obéissance, et voilà que plane le spectre de la guerre civile, où la force fait tout le droit ; et comment pourraient-ils accepter d'obéir aux magistrats, si ces derniers s'exceptent eux-mêmes du commandement qu'ils imposent aux autres ? Il faut donc que la république obtienne des seconds le respect des lois, si elle veut obtenir l'obéissance des premiers. Or, cela n'est possible que si sa « constitution » même, établie en vue du « bien général », garantit « l'intérêt particulier » de chacun : une bonne constitution, c'est une constitution qui affirme que le bien général qu'elle vise (et auquel toute loi doit se soumettre), c'est la défense des intérêts particuliers de chacun.
Mais, précisément, comment le bien général commun à tous pourrait-il s'identifier à l'intérêt propre à chacun, au point de se confondre avec lui ? Mon intérêt, s'il est particulier, n'est justement pas général : ce qui va dans le sens de mes intérêts propres ne va pas nécessairement dans le sens des intérêts personnels de mon voisin – ainsi, celui qui habite en bord de mer réclamera la jouissance pleine et entière de son terrain, c'est-à-dire un droit de clôture, tandis que le promeneur demandera quant à lui un droit de passage. Les intérêts particuliers semblent toujours devoir se contredire, à un moment ou à un autre, en sorte que le fondement d'une bonne république (l'identification de l'intérêt propre à chacun et du bien commun à tous) paraît tout simplement impossible.
Selon Condillac, il y a cependant une solution à ce problème : pour que le bien général et l'intérêt particulier se confondent et entrent ainsi en égalité, il faut justement que la totalité des « membres » de la république (entendons par là : aussi bien les citoyens que leurs magistrats) soient égaux entre eux. Il ne s'agit pas de dire que la république a pour tâche de parvenir pour tous à une égalité de condition ou de fortune : l'étendue de ma richesse dépend de mes capacités, des circonstances, et par voie d'héritage les différences s'en vont grandissantes ; en sorte qu'une telle égalité est impossible à atteindre, et au fond même n'est guère souhaitable. Il ne s'agit pas non plus d'une égalité d'honneurs ou de charges, puisque tout ordre social suppose des gouvernants et des gouvernés, suppose en d'autres termes que certains hommes se soumettent à d'autres. L'égalité dont il s'agit ici, c'est donc l'égalité devant la loi, c'est-à-dire une égalité de traitement : pour que l'ordre règne, il faut que tous les membres de la république, du simple citoyen au plus haut magistrat, soient également soumis aux lois, c'est-à-dire aussi également protégés par elles. Tel est donc le principe ou fondement d'une bonne constitution : elle doit protéger la propriété de chacun, et assurer chacun « de la liberté d'en jouir et d'en disposer ». Nul alors ne pourra me priver de mon bien, sans se mettre hors la loi et subir de ce fait la sanction de la puissance publique ; en sorte que défendant l'intérêt de chacun, c'est l'intérêt de tous que la république protège, s'assurant par là du respect des magistrats et de l'obéissance des citoyens.
2. a) Pour que l'ordre règne, pour que la force à elle seule ne donne pas tous les droits, il faut qu'une communauté humaine se dote d'un régime politique. En d'autres termes, une communauté devient politique lorsqu'elle établit des lois venant concerner chacun de ses membres ; elle est une république, lorsque ces lois se donnent pour finalité la défense du bien commun (la res publica, la « chose publique »), indépendamment de la façon dont sont désignés les « magistrats », c'est-à-dire les gouvernants chargés d'appliquer les lois (et quand ces gouvernants sont désignés par le peuple tout entier, alors il s'agit d'une république démocratique, mais tel n'est pas nécessairement le cas).
Il est donc normal que la république fasse régner l'ordre public : une fois la loi établie, il faut que les citoyens s'y soumettent ; ceux d'entre eux qui n'y consentiraient point et s'excepteraient de la règle commune doivent être punis, sans qu'il faille y chercher la trace de quelque injustice. Mais obtiendrait-on cette soumission par crainte ou par contrainte, qu'elle se payerait du prix du bonheur : il est bon que l'ordre règne, mais il ne règnera que si la république elle-même est heureuse ; en d'autres termes, que si les citoyens consentent volontairement à obéir aux magistrats. Or, comment pourraient-ils y consentir, si les magistrats eux-mêmes ne respectaient pas les lois qu'ils font respecter aux autres ? Ainsi donc, les citoyens n'obéiront qu'à la condition que les lois ne soient pas au service des intérêts particuliers des seuls magistrats ; et les magistrats ne respecteront les lois qu'à la condition qu'elles ne contredisent pas leurs intérêts. Pour que la république soit heureuse, les citoyens obéissants et les magistrats respectueux, il faut donc que la loi soit au service du bien commun à tous, et qu'elle ne foule pas aux pieds les intérêts de chacun.
b) Les intérêts particuliers sont, par définition, propres à chacun, et semblent donc devoir nécessairement se contredire : comme le disait déjà Locke, l'intérêt du propriétaire terrien lui recommande de clôturer son terrain, tandis que celui du promeneur l'invite à réclamer le passage comme un droit. Admettons que règnent les seuls intérêts particuliers : c'est alors celui du plus puissant qui triomphera des autres, à moins que ce ne soit celui des plus nombreux ; quoi qu'il en soit, les uns seront victorieux, et les autres dépossédés. Il faut donc établir des lois, pour défendre le bien commun et l'intérêt général, c'est-à-dire pour arracher le droit à la force ou au nombre. Mais si l'intérêt général devait venir contredire les intérêts particuliers de chacun, personne n'aurait plus de raison de se soumettre aux lois ou d'obéir aux magistrats. Il faut donc résorber la contradiction entre l'intérêt particulier et le bien commun ; or, cette contradiction n'est qu'apparente, et telle est au fond la thèse de Condillac : le véritable intérêt de chacun, c'est de voir la loi lui garantir sa propriété, c'est-à-dire lui assurer le droit d'en jouir et d'en disposer à sa guise. Il y a donc quelque chose de commun aux intérêts particuliers : chacun entend être défendu ; et si la loi défend chacun d'égale façon, sans privilégier tel ou tel, si donc le petit propriétaire a sur ses biens exactement les mêmes droits que le grand, alors tous accepteront de se soumettre. Je puis bien accepter de n'avoir aucun droit sur les biens d'autrui, si la loi qui exige de moi un tel renoncement me garantit par là même qu'autrui n'aura aucun droit sur les miens. C'est donc quand la loi défend d'égale façon l'intérêt particulier de chacun, qu'elle sert l'intérêt général : la condition de la paix civile autant que du bonheur des membres de la république, c'est alors que l'intérêt particulier et le bien général soient confondus.
c) « L'égalité est le fondement d'une bonne république » : telle est bien la thèse de ce texte. Mais de quelle égalité parle-t-on ici ? S'agit-il d'une « égalité de fortune » ? En ce cas, il faudrait que la propriété de chacun égale celle de n'importe quel autre, c'est-à-dire qu'aucun ne possède plus de biens qu'autrui. Mais même à admettre qu'une telle égalité soit possible, elle n'assurerait en rien le bonheur de tous : si nous accordions à chacun des membres du corps social une part égale, l'égalité de fortune ne serait pas pour autant établie – les uns, plus habiles, plus industrieux ou tout simplement portés par des circonstances favorables, verraient leur part augmenter en taille ou en valeur ; d'autres, moins travailleurs ou moins chanceux, perdraient tout ou partie de leurs biens. Faudrait-il alors à chaque génération tout reprendre, et tout redistribuer ? Mais une telle loi irait à l'encontre des intérêts de ceux qui ont fait fructifier leur capital ; elle ôterait toute responsabilité à ceux qui ont été moins entreprenants. L'égalité de fortune est non seulement irréalisable, mais elle n'est pas souhaitable : car elle divise le corps social et dresse les citoyens les uns contre les autres, au lieu de les réunir. S'agira-t-il alors de prétendre que tous les citoyens doivent avoir une part égale au pouvoir ? Non pas : toute société suppose une division entre gouvernants et gouvernés, entre détenteurs du pouvoir et citoyens sommés de se soumettre aux lois. Imaginons que tous décident des lois ou que tous participent d'égale façon à leur exécution : chacun ne songeant qu'à lui, réclamerait une loi pour son propre compte, et refuserait de se soumettre aux ordres des autres.
La seule égalité dont il peut être question alors, c'est l'égalité de traitement : tous les membres de la république, qu'ils soient simples citoyens ou magistrats, doivent être égaux devant la loi ; entendons par là que la loi doit défendre la propriété de chacun avec le même zèle et la même application. La loi peut bien contraindre un propriétaire à laisser un droit de passage au promeneur ; mais elle ne le peut faire, que parce qu'elle lui garantit qu'en tant que promeneur, il aura le même droit de passage sur la propriété d'autrui. En d'autres termes, la loi ne soumet pas les intérêts des uns à ceux des autres : elle défend également l'intérêt de chacun et, ce faisant, elle sert le bien commun à tous.
3. La loi ne saurait faire acception de personne : tel est un des principes fondamentaux du droit républicain. Une loi qui désignerait nommément un individu ou un groupe d'individus comme y étant soumis, à l'exception de tous les autres, serait nulle et non avenue : pour être légitime, le commandement doit s'appliquer d'égale façon à tous.
C'est donc à bon droit, semble-t-il, que Condillac fait de l'égalité le fondement d'une bonne république, s'il faut par égalité entendre : égalité devant la loi. Toute la difficulté, cependant, tient à l'argument qui vient, chez lui, défendre la thèse : suffit-il que la loi défende la propriété de chacun d'égale façon, pour qu'on puisse parler réellement d'égalité ? À quelles conditions, en d'autres termes, l'égalité est-elle égalité réelle ?
On peut accorder à Condillac qu'une absolue égalité de fortune se paierait du prix de la liberté : si les parts de chacun doivent être égales et si la république doit assurer l'égalité de ce partage, alors cela revient à dire que c'est elle qui possède tout, puisqu'elle peut à merci priver un citoyen de l'usage et de la jouissance de ses biens, pour rétablir une égalité qui se trouverait incidemment compromise. Si je ne puis pas faire de ma propriété ce que je veux, alors c'est qu'elle n'est pas ma propriété, et que je ne suis pas libre.
En revanche, il est douteux que la république puisse se satisfaire d'assurer à chacun la jouissance paisible de ce qu'il possède, en le protégeant des appétits d'autrui autant qu'elle lui interdit de s'emparer d'un bien qui n'est pas le sien. Car enfin, l'égalité devant la loi ne pourra être réelle que si le pouvoir lui-même est également réparti, et telle est, du moins, la thèse de Rousseau. Dans le Contrat social, en effet, Rousseau fait de la république ce régime par lequel la loi est l'expression de la volonté générale, c'est-à-dire des citoyens réunis en corps : tous les citoyens doivent avoir un égal accès à la délibération publique ; chacun doit pouvoir, au même titre que n'importe quel autre, participer à l'établissement des lois. Selon Condillac, on ne saurait être à la fois sujet et souverain : c'est exact, affirme Rousseau, mais cela ne signifie pas que le citoyen ne puisse être également souverain et sujet. En tant que souverain, il élabore les lois et les vote ; en tant que sujet, il s'y soumet une fois qu'elles sont votées. Et précisément, si la loi est votée par tous (si chaque voix en vaut une autre), et si la loi s'applique à tous, alors, « la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres » (le Contrat social, I, 6) : si celui qui vote les lois aura également à s'y soumettre, alors effectivement, il a tout intérêt à ce que la loi soit juste. Telle est donc la thèse rousseauiste : on ne peut être assuré que la loi sera bien au service de l'intérêt général, qu'en en faisant l'objet d'une délibération commune. Il ne suffit pas alors d'assurer à chacun des droits égaux sur sa propriété : cette assurance même ne sera de fait garantie que si chacun est égal aux autres dans l'établissement de la loi elle-même.