1. Dans ce texte, Hegel entend démontrer que l'art, précisément parce qu'il consiste en la représentation des passions humaines, permet à l'homme de s'en délivrer, du moins dans une certaine mesure.
Hegel commence donc par affirmer sa thèse : l'art « représente à l'homme les passions elles-mêmes », et c'est en cela qu'il diminue l'empire qu'elles ont sur nous. D'une part donc, l'art flatte les passions puisqu'il les prend pour thème ; mais en les objectivant dans des œuvres, il nous permet d'autre part d'en prendre conscience et de les placer pour ainsi dire dans la distance. Pas plus en effet que je ne peux voir mon propre regard sans passer par la médiation d'un miroir, je ne peux prendre conscience directement de moi-même ou de mes états émotifs : il faut toujours faire un détour par l'extériorité, poser un objet extérieur à soi pour ensuite seulement l'identifier comme étant soi-même. En objectivant les passions donc, l'art nous permet d'en prendre conscience, de les connaître, de comprendre leur pouvoir et leur violence, et partant de s'en détacher. C'est pourquoi l'art a une fonction libératrice : par le simple fait de représenter les passions hors de nous, nous leur ôtons une partie de leur force en nous-mêmes.
Hegel peut alors donner la raison de cette affirmation : en objectivant le sentiment, en en faisant un objet s'offrant à nos sens et non plus seulement à nos affects, l'art en fait une chose qui s'offre à notre « jugement », c'est-à-dire quelque chose que l'on peut tâcher de connaître, et non simplement de ressentir. J'éprouve le désir, la colère ou l'amour, et par cela même que c'est moi qui les éprouve, je suis le plus mal placé, sur le moment, pour savoir de quoi il retourne alors ; devenues œuvres d'art en revanche, de telles passions s'offrent non seulement à nos sens, mais aussi et surtout à notre intellection. Ce qui est vrai de ces passions l'est aussi de tout sentiment en général, par exemple la joie et la peine : les extérioriser, c'est toujours diminuer leur pouvoir sur nous. La peine s'apaise avec les larmes, plus encore avec les mots, et davantage avec des vers : extérioriser la douleur, l'objectiver, c'est au sens propre la sortir de soi, et partant s'en soulager. Or, précisément, plus l'objectivation sera adéquate et plus le soulagement sera grand : les pleurs extériorisent la douleur mais n'en disent rien, les mots la nomment, les vers la chantent et lui donnent dans leur recherche même une représentation exacte – du moins lorsqu'on a un véritable talent artistique. Ainsi donc non seulement l'art apaise le spectateur de la violence de ses états intérieurs, mais il soulage aussi son créateur : c'est ce soulagement qui est recherché aussi bien par celui qui fait l'œuvre que par celui qui la regarde.
2. a) L'art semble flatter les passions, et ce n'est pas la moindre de ses séductions. Il est certes flatteur de retrouver dans de grandes œuvres, signées par de grands noms, la représentation d'états émotifs que j'ai déjà éprouvés en moi-même, mais cela n'est pas encore assez dire : les œuvres d'art flattent les passions en elles-mêmes, et non simplement la vanité du spectateur qui les contemple. D'une part en effet, les œuvres d'art représentent les passions, mais de façon telle que cette représentation même soit source d'un plaisir esthétique (sans quoi il ne s'agirait pas d'œuvres d'art) : les passions sont alors flattées parce qu'elles se retrouvent elles-mêmes dans les œuvres, et qui plus est mises en scène avec art, c'est-à-dire dans une belle représentation. Lorsque je contemple dans le miroir ma propre image, et que celle-ci m'agrée, j'en tire une satisfaction ; de même, les passions devant les œuvres. Ainsi donc, les œuvres flattent les passions en un premier sens, parce qu'elles leur offrent une belle représentation d'elles-mêmes : car enfin, il n'est pas jusqu'aux passions laides (la jalousie ou la colère par exemple) qui ne puissent être l'objet de belles œuvres.
D'autre part, et comme le montrera la fin de notre texte, ce sont la « force » et la « puissance » des passions qui poussent les hommes à créer des œuvres d'art. Lorsque nous contemplons des œuvres, nous ne regardons pas que la belle représentation des passions : nous contemplons les passions à l'œuvre, puisque ce sont elles qui ont poussé l'artiste à œuvrer. Regardant les œuvres, nos passions sont ainsi flattées, en ceci précisément qu'elles prennent conscience de leur force productrice : si comme Hegel le dit ailleurs, « rien de grand ne s'est accompli sans passion », il faut comprendre que cette grandeur est aussi celle de la beauté.
Cependant, au moment même où il les flatte, l'art dévoile aussi les passions pour ce qu'elles sont, sans fard et sans tromperie : il montre leur violence, leur sauvagerie destructrice, leur pouvoir de dépossession quand elles s'emparent d'un individu qui, tout à leur emprise, ne s'appartient plus. En représentant les passions dans l'extériorité, il nous les donne à comprendre plus clairement que nous ne pourrons jamais le faire en les éprouvant simplement à l'intérieur de nous : trop de proximité nuit à l'intellection, qui réclame toujours la division du sujet connaissant et de l'objet connu. Étant le plus proche de moi-même, je suis le plus mal placé pour me connaître, et plus mal placé encore pour connaître la réalité de mes passions, d'autant qu'elles viennent troubler mon esprit et nuisent à la quiétude de l'âme nécessaire à la connaissance. Mais alors, ce que la proximité de soi à soi rend impossible, la distance le permet.
b) Ainsi donc, par le seul fait que l'art les objective au sens propre, c'est-à-dire fait des passions autant d'objets sensibles existant en soi (ce tableau, cette sculpture, ce morceau de musique), il nous les donne à contempler mais aussi à comprendre. En objectivant ce qui nous affecte, l'art permet de nous en détacher et de nous placer dans la distance : c'est alors seulement que nous pouvons prendre conscience de ce qu'est telle ou telle passion. Mais précisément, savoir ce qu'est la colère parce qu'on en aura contemplé les effets dans une œuvre, c'est aussi et du même coup être capable de ne plus se laisser emporter par cet affect lorsqu'il survient : la connaissance de nos états affectifs que permet l'art rend possible « une certaine liberté à leur égard ».
Cette liberté vient toucher non seulement l'artiste, qui par l'œuvre extériorise la violence d'un sentiment et par là s'en soulage, mais aussi le spectateur : la passion représentée est la même que celle que j'ai déjà maintes fois éprouvée et pourtant ce n'est plus elle, puisqu'elle existe indépendamment de moi dans l'œuvre ; alors, contempler cette dernière, c'est reconnaître une passion en même temps comme étant la mienne et n'étant pas la mienne, et ainsi s'en détacher. Dans sa représentation en effet, la passion que je reconnais pourtant me devient comme « étrangère », parce que je la contemple dans l'extériorité, sans l'éprouver intérieurement : un beau tableau montrant un personnage entré en fureur ne me met pas moi-même en fureur, bien au contraire, puisque j'éprouve au moment de la contemplation une satisfaction esthétique. Il y a donc un décalage entre ce que j'identifie comme étant telle ou telle passion (et je ne peux l'identifier que parce que je l'ai déjà vécue) et ce que j'éprouve à l'intérieur de moi au moment de cette identification : c'est ce décalage, conséquence de l'objectivation, qui permet la connaissance et ôte aux passions un peu de leur force.
c) Si la contemplation des œuvres aide le spectateur à connaître les passions et du coup à s'en détacher, la création artistique elle-même procure un certain soulagement à celui qui s'y livre. Par l'extériorisation en effet, le sujet apaise toujours une tension intérieure : le rire exprime la gaieté mais aussi la soulage (sans quoi on ne cesserait jamais de rire une fois qu'on a commencé), de même les pleurs, de même le cri qui accompagne la souffrance. Toutes ces expressions (au sens propre) signalent un état émotif en même temps qu'elles aident à le résorber. Et plus l'extériorisation est adéquate à la singularité de l'émotion ressentie, plus l'apaisement sera réel. Le trop-plein de tristesse se verse dans les larmes ; mais les larmes elles-mêmes sont impuissantes à dire exactement ce qui me rend triste, parce qu'elles signalent toutes les tristesses, c'est-à-dire celles de tout le monde. Parler, nommer ce qui me peine, c'est donner à mon affliction une expression plus adéquate, c'est donc donner à mon affect le moyen de mieux se reconnaître dans ce que j'exprime, et partant de s'apaiser plus encore. Certes, nous pleurons tous des mêmes larmes, alors que nous n'avons pas exactement les mêmes mots pour dire ce dont nous souffrons ; cependant, nos paroles sont souvent impuissantes à rendre exactement ce qui alors nous attriste. Ma tristesse présente n'est semblable à nulle autre, et pourtant je ne dispose pour l'exprimer que de noms communs qui ont servi déjà à bien d'autres pour dire la leur ; de même, si l'amour que j'éprouve est absolument singulier, il y a bien des figures obligées du discours amoureux. Un grand artiste alors, ce n'est peut-être pas d'abord celui qui éprouve des passions plus vives que le commun des hommes : c'est celui qui dispose de plus de moyens pour exprimer sa sensibilité.
Un vrai poète accomplit ce tour de force de dire un sentiment qui n'appartient qu'à lui avec des mots partagés par tous, et qui plus est d'une façon compréhensible par tous ; un compositeur sait exprimer des sentiments qui lui sont absolument propres (ce pourquoi le style de Bach n'est pas celui de Mozart), mais qui peuvent être entendus par d'autres oreilles ; un peintre de génie figure un état intérieur singulier dans une œuvre visible par la communauté des hommes. Mais alors, parce qu'ils disposent de moyens d'expression qui leur sont à chaque fois personnels, les artistes de génie ont cette capacité hors du commun d'objectiver leurs états intérieurs d'une façon adéquate : plus leur talent est grand, plus cette expression est singulière, plus l'affect qui les agite au moment de la création se reconnaît dans l'œuvre créée, et plus le soulagement est profond.
3. Selon Hegel, l'objectivation des sentiments permet toujours de diminuer leur intensité, que ce soit pour le spectateur qui contemple l'œuvre ou pour l'artiste lui-même, et d'abord parce qu'en représentant une passion, l'art nous la donne à connaître et permet du même coup de s'en détacher, fût-ce partiellement : poser un objet dans l'extériorité et le reconnaître comme étant soi-même, tel est le mouvement de la conscience de soi ; représenter la passion c'est donc aussi en prendre conscience, savoir quelle est sa nature, la mettre dans la distance et pouvoir ainsi s'en libérer. Davantage même : plus le sentiment est violent, plus il réclame son extériorisation, et plus son objectivation dans l'œuvre sera libératrice. On peut cependant se demander si l'art est véritablement l'occasion d'une telle libération : est-il bien certain que voir la représentation d'un homme en colère me permette d'être moi-même moins colérique ? La lecture d'un poème chantant la déception amoureuse, lorsque je suis moi-même atteint d'un tel mal, résorbe-t-elle ma souffrance, ou ne fait-elle pas au contraire que l'aviver ?
On peut songer à ce que Platon nous donne à comprendre dans le Lachès : Lachès, général célèbre pour son courage, s'avère incapable de donner une définition à peu près cohérente de cette vertu même. Il ne suffit pas d'être courageux pour savoir ce qu'est le courage ; et réciproquement, on peut fort bien savoir ce qu'est le courage, mais être incapable d'autre chose que de lâcheté quand le danger se fait trop pressant. Entendons alors l'objection : à admettre que les œuvres nous donnent effectivement à comprendre quelque chose des passions, suffit-il de les connaître pour s'en libérer ?
On peut certes songer à Aristote, qui dans la Poétique fait de la tragédie la catharsis de nos émotions : elle nous en purifie par leur représentation même. On peut surtout ici penser à la leçon que nous donne Schopenhauer, selon qui le propre de la satisfaction artistique, c'est d'être désintéressée : je puis désirer charnellement un beau corps, mais je n'éprouve pas un désir physique devant sa représentation. La belle œuvre d'art nous libère de la tyrannie du désir, elle ouvre un « sabbat » dans les « travaux forcés de la volonté » : alors que le sujet est toujours prisonnier de ses appétits et de ses passions, la belle représentation de ces passions mêmes lui donne à comprendre que ce qu'il éprouve n'a rien d'individuel, elle le hausse à l'universel, jusqu'à la contemplation désintéressée des idées, et lui permet du même coup de se détacher, même provisoirement, de la violence de ses sentiments, de ses désirs égoïstes, de ses passions cherchant leur satisfaction à tout prix. Quand je lis un grand poème parlant d'un sentiment violent, comme l'amour ou la douleur qu'on éprouve à la perte d'un être cher, je retrouve ma tristesse ou ma joie mieux que je ne les éprouvais en moi-même : en cela je saisis, selon Schopenhauer, que cette joie et cette tristesse ne sont pas simplement les miennes : la contemplation des œuvres d'art m'invite à dépasser ma propre individualité, et c'est en cela qu'elle nous délivre de mes passions. On peut cependant, et avec Hegel lui-même, douter que ce soit là la seule finalité de l'activité artistique : l'art est la seule activité productrice d'objets qui ne satisfasse pas un besoin simplement corporel, en sorte que les œuvres nous donnent à comprendre que nous n'avons pas qu'un corps, mais aussi un esprit. L'art, nous dit Hegel, est la première activité par laquelle l'homme a pu poser sa différence d'avec l'animal : le plaisir esthétique vient non seulement de la délivrance que l'art procure, mais de la reconnaissance qu'il permet – c'est d'abord par la médiation des œuvres, autrement dit, que l'homme a pris conscience de sa propre spiritualité. Ainsi, dire que l'art nous libère de la violence de nos sentiments, ce n'est pas lui assigner pour unique fin de nous en libérer : il nous libère de la passion en même temps qu'il nous donne à comprendre que nous sommes des êtres conscients de leur propre existence, qui n'ont pas qu'un corps à nourrir ou à abriter, qui ont des émotions mais qui sont aussi capables de les connaître.