Corrigé
1. Dans ce texte, il s'agit pour Kant d'établir que le bonheur n'est pas un concept clair au contenu déterminé, mais un idéal de l'imagination, entendons par là une représentation confuse de satisfactions hétéroclites dont même l'esprit le plus éclairé ne parvient pas à penser l'unité.
Pour le démontrer, Kant part d'un simple constat : à chacun d'entre nous, le bonheur apparaît comme ce qui est suprêmement désirable ; entendons par là que nous en faisons la finalité même de nos désirs. Ainsi donc, celui qui souhaite la fortune ou la gloire par exemple ne les désire qu'en tant qu'elles lui semblent pouvoir le rendre heureux. En d'autres termes, nous ne désirons quelque chose que parce que cette chose même nous semble participer à notre bonheur ; et réciproquement, nous faisons du bonheur quelque chose qui dépend de la satisfaction de nos désirs. Or, voilà le nœud du problème : nous faisons du bonheur l'idéal d'une satisfaction intensive, extensive et protensive de nos inclinations, autrement dit nous pensons qu'être heureux, c'est voir un maximum de nos désirs satisfaits de la façon la plus complète possible et le plus longtemps possible. Mais à bien y réfléchir, cette définition n'en est pas une et ne nous dit pas positivement ce que le bonheur est, précisément parce que nous n'arrivons pas à dire « en termes précis et cohérents » ce que nous désirons par-dessus tout : tout au plus parvenons-nous à énoncer une liste infinie de désirs particuliers que nous aimerions voir contentés, liste contradictoire au reste puisque la satisfaction de tel désir empêche nécessairement d'en satisfaire tel autre (ainsi, vouloir la gloire tout en bénéficiant des avantages de l'anonymat).
Le bonheur est donc un « concept » bien étrange puisqu'il est « indéterminé » : normalement, un concept énonce une détermination (le concept de table dit ce qu'une chose doit être pour être une table). Mais alors, comment expliquer cette indétermination même ? La raison en est simple : si le bonheur a partie liée avec la satisfaction sensible (le plaisir), alors « tous les éléments qui font partie » de son concept « sont dans leur ensemble empiriques ». Seule l'expérience en effet peut m'initier au plaisir et à la peine, c'est-à-dire m'apprendre que telle chose m'agrée et que telle autre me déplaît (je ne peux pas savoir si j'aime la tarte au citron avant d'en avoir goûté). Ainsi donc, alors qu'un concept doit être l'unité d'une diversité (le concept de table, c'est ce qui est commun à toutes les tables), ici la diversité est telle que son unité ne peut plus être connue : pour savoir ce qui véritablement me plaît, il faudrait que mon expérience s'étende à toute chose, ce qui est impossible pour un être fini.
Davantage même : parce que le plaisir et la peine ne se donnent que dans l'expérience, ils ne s'y donnent jamais de façon pure, et cela par définition. Ainsi, chaque fois que nous examinons un bien qui nous semble en soi désirable, nous découvrons que sa possession ne nous fera pas éprouver un plaisir sans mélange : la richesse suscite l'envie et la crainte de la voir diminuer, la connaissance quand elle s'étend peut aussi nous révéler notre propre misère, une longue vie peut être chargée de souffrances, une bonne santé peut être source d'excès. Kant peut alors conclure : nous ne pensons pas sous le terme de « bonheur » l'unité d'une satisfaction, mais un ensemble contradictoire de satisfactions elles-mêmes confuses. Pour savoir ce qui nous rendrait heureux, il nous faudrait un principe rationnel à même de nous guider dans tous les cas. Mais comme le plaisir et la peine ont une origine sensible et seulement sensible, un tel principe fera toujours nécessairement défaut à un être n'ayant pas l'omniscience en partage, c'est-à-dire à un être pour qui la connaissance passe nécessairement par l'expérience sensible.
2. a) Le bonheur n'est pas tant un concept qu'une idée, celle d'un « tout absolu » ou d'un « maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future » : le bonheur est l'idéal d'une satisfaction maximale de nos désirs. Cette définition n'en est pas une, de fait, parce qu'elle se contente au fond d'énoncer ce que le bonheur n'est pas (le bonheur n'est pas l'insatisfaction) sans nous fournir un critère permettant de faire le tri entre nos désirs, suivant qu'ils seraient indispensables ou non à notre félicité. Ainsi, tout ce qui nous semble désirable nous paraît à même de participer à notre bonheur, et pourtant rien de ce qui est désirable ne semble pouvoir à soi seul nous rendre heureux. Dira-t-on que l'indigence et la privation du nécessaire rendent malheureux ? Sans doute, mais la réciproque qu'on serait tenté d'en tirer n'est guère certaine : la richesse peut être source de bien des tourments, et l'on a vu des hommes désespérément riches désespérer de leur richesse même. De même, la connaissance désintéressée est en soi un bien et cause de joie ; mais comme le disait Byron, « l'arbre du savoir n'est plus l'arbre de la vie », et la vérité, source de bien des tristesses. Une longue existence peut devenir un calvaire dont on souhaite voir la fin ; une solide constitution peut nous amener à des excès de table, de boisson, de plaisirs de toutes sortes qui nous laisseront malades ou dégoûtés.
Ainsi donc, seul un être doué de sensibilité (entendons par là un être doté de sens) peut être ouvert au plaisir et à la peine, car plaisir et peine sont seulement sensibles : il faut avoir la vue pour éprouver la beauté du ciel, l'odorat pour être écœuré par une odeur trop lourde, le toucher pour avoir mal en se coupant ou frissonner à une caresse. Mais le propre de la sensibilité, c'est de ne nous livrer jamais que du singulier, du divers, de l'hétérogène : cette table-ci que je vois n'est pas cette autre, et je ne peux penser leur unité que par un concept. Or ici la diversité des plaisirs est telle que l'entendement est impuissant à produire cette unité : les éléments que nous pensons sous le terme de bonheur provenant en fait à chaque fois de sensations singulières, nous ne parvenons pas à les comparer pour en abstraire une forme commune. Ainsi donc, seule l'expérience peut m'apprendre que ceci est plaisant et non cela ; mais de ce fait même, nous ne pouvons pas en déduire que ceci sera toujours plaisant ou plus important pour notre propre bonheur que cela.
b) Il y a donc une inadéquation insurmontable entre notre définition du bonheur et le contenu que nous voulons donner à ce concept : il suffit d'essayer de lui en donner un pour que la contradiction apparaisse. Le bonheur en effet veut que la satisfaction dure toujours ; mais quel plaisir serait à même de toujours nous satisfaire ? Devant l'envie qu'il suscite, l'homme riche de ses succès se surprend parfois à regretter la pauvreté tranquille de ses débuts, et il n'est pas jusqu'au savant qui ne vive par moments la connaissance comme une malédiction dont il aurait mieux fait de se dispenser : aimer la tarte au citron n'indique pas qu'on prendrait plaisir à en manger tous les jours, c'est même à bien y réfléchir le meilleur moyen de s'en dégoûter. Nous revenons alors toujours au même problème : seule la sensibilité peut nous enseigner ce qui est source de plaisir, mais la sensibilité ne produit pas d'elle-même l'unité formelle du concept, puisque bien au contraire elle ne nous donne que la singularité.
Telle est au fond la contradiction : pour pouvoir ordonner nos désirs, il faudrait savoir ce qu'est le plaisir en soi, c'est-à-dire faire du plaisir un principe rationnel ; mais le plaisir en soi n'existe pas, il n'y a que des plaisirs singuliers éprouvés dans des expériences sensibles elles-mêmes à chaque fois singulières et insubstituables. Ainsi donc, parce qu'elle trouve son fondement dans son origine même (la sensibilité), l'hétérogénéité des désirs est indépassable, et l'unité impossible à déterminer. Cela signifie, on y revient, que la définition que nous avons tous du bonheur n'en est pas une, puisque c'est le rôle d'une définition que de produire une telle unité. Cela signifie également que le terme « bonheur » n'est pas un concept doté d'un contenu… puisque dès qu'on essaye de lui donner un contenu, ce dernier excède sans cesse la définition. Autant dire que le bonheur est ce que Kant nomme un concept vide, un concept incapable de recevoir un contenu sensible « précis et cohérent » : c'est une pure visée, c'est-à-dire une idée qui comme telle, et à la différence du concept, ne nous donne rien à connaître. Preuve en est que nous sommes impuissants à dire ce qu'il faudrait faire pour être heureux à coup sûr : pour décider des moyens propres à atteindre une fin, encore faut-il connaître cette fin elle-même. La raison peut bien déterminer, sous la forme d'un impératif conditionnel, ce que je dois faire pour satisfaire tel ou tel désir (sous la forme d'un « si tu veux ceci, alors fais cela ») ; mais elle ne saurait me dire ce que je dois faire pour être heureux, parce qu'en fait je ne pense sous l'idée de « bonheur » aucun contenu déterminé. En d'autres termes, si nous savions ce qu'est le bonheur, nous pourrions déterminer comment l'atteindre, et serions déjà heureux. Tel n'est pas le cas, et cela n'est pas tant dû à notre impuissance qu'à la nature du bonheur même, qui ne se laisse pas et ne se laissera jamais fixer dans une définition.
3. Le bonheur n'est pas un concept produit par l'entendement, mais un idéal de l'imagination : cela tient à l'origine même des éléments qu'il tente de rassembler et qui, ayant la sensibilité pour origine, constituent une diversité insurpassable que la raison humaine ne saurait ramener à l'unité. Comprenons bien la radicalité de la thèse kantienne : il ne s'agit pas de dire que tel individu n'aura pas la même définition du bonheur que tel autre, mais qu'aucun de nous n'a du bonheur quelque chose qui s'approcherait un tant soit peu d'une définition. Si chacun peut avoir son idée du bonheur, c'est précisément parce que le bonheur est une idée (nous n'avons pas chacun un concept différent du triangle !) : par « bonheur » donc, nous n'entendons pas quelque chose de précis, mais un ensemble confus de satisfactions confuses. Alors, est-il impossible de savoir ce qui nous rendrait heureux ? La question se pose avec d'autant plus de force que le bonheur a toujours été posé comme le souverain bien ou suprême désirable : dire que le bonheur ne se connaît pas, n'est-ce pas alors condamner l'humanité à l'aveuglement en affirmant de fait qu'elle ne sait pas ce qu'elle recherche ? Le problème est d'autant plus grave qu'on ne saurait trouver quelque chose si on ne sait pas quoi chercher. Alors, dire que le bonheur n'est pas un concept, n'est-ce pas vouer l'humanité au malheur même, puisque ne sachant ce qu'elle cherche, elle n'aurait partant aucune chance d'atteindre ce que pourtant elle désire par-dessus tout ?
Stoïciens comme épicuriens, et avec eux l'ensemble des écoles philosophiques de l'Antiquité, ont fait du bonheur le souverain bien, c'est-à-dire le bien pour lequel les autres biens ne valent qu'à titre de moyen : on l'a dit, nous ne désirons une chose que parce que nous pensons (même sans en avoir toujours une claire conscience) que sa possession nous rendra heureux. Or il est clair que les stoïciens et les épicuriens prétendent nous dire comment atteindre ce souverain bien, et par conséquent nous proposent une définition du bonheur : pour les épicuriens, le bonheur sera atteint quand nous aurons donné au plaisir la durée d'une vie en évitant les désirs illimités qui troublent l'âme et n'engendrent que de l'insatisfaction ; pour les stoïciens, le trouble vient bien plutôt de l'absence de maîtrise de soi : celui qui veut ce qui ne dépend pas de lui use ses forces en pure perte et désespère du monde, en sorte que le bonheur tient tout entier dans la vertu, où notre volonté s'applique à demeurer indifférente à tout ce qui ne dépend pas d'elle, et à ne suivre que la droite raison.
Aussi opposées que soient ces écoles, du moins s'accordent-elles sur un point : le bonheur est l'absence de souffrance (aponia) et l'absence de troubles dans l'âme, ou ataraxie. Mais alors, ces doctrines semblent bel et bien prêter le flanc à la critique kantienne : elles ne nous disent pas ce qu'est le bonheur, mais juste ce qu'il n'est pas. Or affirmer qu'on n'est pas heureux lorsque notre corps est souffrant ou notre âme troublée, cela n'équivaut pas à dire que l'absence de trouble de l'âme et de souffrance corporelle suffira à notre bonheur… Tout au plus cela nous permettra-t-il d'éviter bien des maux, mais il ne suffit pas de n'être point malheureux pour connaître le bonheur.
Sans doute alors faut-il accorder à Kant que nous ne saurons jamais d'avance et par avance ce qui nous rendrait heureux. Mais cela pour autant ne nous voue pas au malheur, bien au contraire : celui qui croit savoir ce qui le rendrait heureux éprouve alors la morsure du manque, et tout à l'espoir à venir, il en vient à oublier de profiter des joies du présent. Je serais heureux si seulement je possédais telle ou telle chose, si je voyais tel ou tel de mes désirs satisfaits : celui qui prononce ces paroles, par cela même qu'il les prononce, ne vit plus le présent que comme une attente douloureuse et insatisfaisante. Comme le disait Pascal, « nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». Ne pas savoir d'avance ce qui nous rendra heureux ne nous rend pas malheureux ; croire le savoir ne nous rend pas heureux, mais suffit souvent à faire notre malheur.