Corrigé
Introduction
Ce qui distingue les communautés humaines des sociétés animales, c'est que les premières ne se contentent pas (contrairement aux fourmis par exemple ou à certains animaux sociaux) de répartir les tâches entre leurs membres : les communautés humaines sont d'emblée politiques, entendons par là qu'elles se dotent de règles, qu'il s'agisse de coutumes oralement transmises ou de lois écrites. Vivre en société par conséquent, c'est vivre sous l'ombre de la loi, et donc renoncer à notre liberté naturelle comme pouvoir de « faire ce que l'on veut ». Il semble alors aller de soi que l'obéissance aux lois nous prive de la liberté dont nous jouissions à l'état de nature ; et si, à l'évidence, nous acceptons d'en être privés, c'est parce que nous recevons quelque chose en échange, qui soit d'une valeur au moins égale.Or que pourrait bien nous promettre la loi, si ce n'est effectivement la sûreté pour notre personne et pour nos biens ? Nous empêchant de faire ce que nous désirons, elle nous protège également du désir des autres, de leur jalousie, de leur soif de domination, de leur prédation et de leur violence. Tout semble donc se passer comme si la vie en société reposait sur un contrat, par lequel chacun renonce à sa liberté à condition d'être protégé contre celle des autres (la liberté de faire ce qu'ils veulent de moi, pourvu qu'ils soient plus forts).
Assurer notre sécurité paraît donc bien être le but de la loi ; mais autre chose est de dire que la loi doit assurer notre sécurité, autre chose de dire que c'est là sa finalité dernière. Alors, ne faudra-t-il pas bien plutôt se demander, comme le faisait Rousseau, si un État qui se bornerait à faire régner la sécurité ne se révélerait pas incapable par là même de la garantir effectivement ?
I. La sécurité comme promesse de la loi
1. Condition de l'homme à l'état de nature
Selon Hobbes, l'homme n'est pas qu'un être de besoin : contrairement à l'animal, il a aussi des désirs. Or tout désir est en son fond désir de pouvoir : je ne désire jamais un objet, je désire priver autrui de sa satisfaction, et par là même le contraindre à avouer son infériorité à mon égard. Ce que je désire en fait, c'est obliger autrui à me rendre honneur : voilà ce que montrent exemplairement les enfants, qui désirent s'emparer d'un jouet pour peu qu'un autre s'y intéresse. À l'état de nature donc, quand aucune convention ne vient limiter la seule loi qui ait alors cours (c'est-à-dire la loi du plus fort), chacun essaye d'asservir autrui autant qu'il est en lui ; s'ouvre alors la « guerre de tous contre tous », guerre sans fin ni trêve, puisqu'elle ne dépend en aucun cas des conditions objectives réelles. En d'autres termes, même si l'homme vivait dans un pays de cocagne où tous les biens étaient en surabondance, la sécurité de chacun ne serait par là aucunement assurée : si le désir est illimité, s'il se déplace d'objet en objet, si rien ne saurait jamais le satisfaire, c'est en fait parce que l'objet n'est qu'un prétexte pour initier la rivalité avec autrui. Tel est le fond de la nature humaine : je ne veux pas quelque chose, je veux que tu ne l'aies pas, en sorte qu'aucune possession jamais ne saurait me contenter. 2. Raisons du passage de l'état de nature à l'état civil
Mais l'homme n'est pas qu'un être de désir : c'est aussi un être de raison. Certes, lorsque cette raison se met au service de ses appétits, l'homme en devient d'autant plus redoutable, puisqu'il ne se contente pas de la force brute, mais qu'il est capable de ruse et de malice. Mais la raison est aussi ce qui lui permet d'entrevoir la fin logique de l'entretuerie généralisée, à savoir sa propre destruction. Cependant, la raison à elle seule est incapable de discipliner le désir, qui a tendance toujours à maximiser le profit et à minorer le risque : pour que l'homme renonce à son désir de pouvoir, il faudra le contraindre par toute la force de la loi. Voilà bien la raison du passage à l'état civil : chacun accepte de se démettre de sa liberté naturelle (celle d'asservir autrui à ses désirs autant qu'il est en son pouvoir), à la condition toutefois que tous les autres fassent de même. Je renonce à user de la violence pour satisfaire mes désirs, à condition que tu en fasses tout autant ; et comme rien ne m'assure que tel sera bien le cas, il faut faire intervenir un tiers pour garantir que ce contrat sera respecté par chacun. Ce garant n'est autre que l'État, qui devient alors le seul dépositaire de l'usage légitime de la force : la loi, expression de sa volonté, garantit ma sécurité précisément en me contraignant, ainsi que tout autre, à renoncer à ma liberté naturelle. Être libre désormais, ce n'est plus faire ce que je veux, mais tout et uniquement ce que la loi permet.
3. La sécurité comme finalité de la loi
Ici, la loi vient garantir la sécurité des citoyens en protégeant chacun contre la violence de tous les autres ; mais alors, elle nous apporte également plus que la sécurité qu'elle nous promet. À l'état de nature en effet, l'homme est dans l'impossibilité de suivre le commandement moral qu'il connaît pourtant, et qui lui ordonne de ne pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît : quand la seule loi qui règne est celle du plus fort, celui qui pour des raisons morales renoncerait à la force deviendrait par conséquent la victime toute désignée pour la rapacité de tous les autres. Ainsi donc, à l'état de nature, ma sécurité est sans cesse compromise, ma liberté même n'est qu'une chimère (puisqu'il suffit de tomber sur plus puissant que soi pour être réduit à l'esclavage, dépossédé de ses biens ou même mis à mort), et la conduite morale est impossible, à moins d'être un fou.Passant à l'état civil en revanche, je puis bien ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu'il me fît, puisque je suis assuré que de son côté effectivement, lui non plus ne me fera pas subir ce qu'il ne souhaiterait pas endurer. Ainsi donc, en limitant ma liberté, la loi ne fait pas que garantir ma sécurité : elle me fait accéder à une vie proprement humaine, guidée par la raison et non plus par le seul appétit, et surtout capable enfin de se conformer à ce que la moralité exige.
II. La loi comme accession à la liberté véritable
1. La sécurité, condition nécessaire mais non suffisante
Le contrat que nous propose Hobbes consiste en fait à échanger notre sécurité contre notre liberté ; mais il ne s'assure de l'obéissance de chacun qu'en déployant un arsenal de terreurs. Car enfin, au vu de la nature de l'homme, on ne peut selon Hobbes que le contraindre à l'obéissance : même l'intérêt bien compris (je respecte la loi parce qu'elle assure ma sécurité) est insuffisant pour tenir en respect l'impétuosité de nos désirs. Pour assurer la paix publique, l'État devra donc inspirer la crainte : il faut que chacun sache que la puissance publique peut lui faire infiniment plus de dommages qu'il n'en pourrait faire à autrui.L'objection de Rousseau est alors la suivante : une soumission forcée n'est jamais que provisoire, elle ne dure qu'aussi longtemps que le rapport de force m'est défavorable. Que la surveillance se relâche, que les sanctions ne soient plus appliquées dans toute leur sévérité, et chacun aura tôt fait de se soustraire aux lois, espérant être par elles protégé des autres tout en ne s'y conformant pas lorsqu'elles contredisent ses propres intérêts. Si nous voulons que la sécurité soit pérenne, alors il faut obtenir du citoyen une soumission volontaire ; il faut en d'autres termes que la loi fasse obligation, au lieu de seulement nous contraindre.
2. Insuffisance de la contrainte
Comme le disait Rousseau dans son Discours sur l'économie politique, « c'est beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre et la paix dans toutes les parties de la République ; c'est beaucoup que l'État soit tranquille et la loi respectée : mais si l'on ne fait rien de plus, il y aura dans tout cela plus d'apparence que de réalité, et le gouvernement se fera difficilement obéir s'il se borne à l'obéissance ». Pour que le sujet se soumette véritablement, il faut qu'il se soumette volontairement ; et comment le pourrait-il si la loi lui demande d'aliéner sa liberté ? Pour que la loi soit véritablement respectée, pour que règne la paix publique, il faut donc que ma sécurité ne se paye pas du prix de mon esclavage. Le problème est donc le suivant : pour que la tranquillité publique soit réelle, il faut que force demeure à la loi ; mais pour que la loi soit forte, il faut que le sujet en reconnaisse la légitimité et accepte librement de s'y soumettre. Or comment pourrions-nous demeurer libres tout en obéissant aux lois ? La solution rousseauiste est simple : il faut que le peuple qui se conforme aux lois en soit également l'auteur, en sorte que s'y soumettant il ne se soumette qu'à lui-même et demeure ainsi aussi libre qu'auparavant. 3. La loi comme promotion de la liberté civile
Quand c'est le peuple qui est souverain, c'est-à-dire le détenteur du pouvoir législatif, la loi devient l'expression de sa volonté. Notre soumission est alors volontaire et non contrainte, car elle ne repose plus sur la force, mais sur le consentement. Est-ce cependant assez dire ? Car enfin, la tentation demeure de jouir des droits du citoyen (être l'auteur de la loi) sans accomplir les devoirs du sujet (s'y soumettre une fois qu'elle est votée) : même lorsque nous savons que la loi défend l'intérêt général, nous avons tous tendance à nous en excepter lorsqu'elle contredit trop nos intérêts particuliers. Mais, en ce cas précis, celui qui se soustrait à l'autorité de la loi ne le fait pas réellement au nom de sa liberté : en ne la respectant pas, c'est sa propre volonté qu'il foule aux pieds, c'est sa propre liberté qu'il nie, si tant est que, comme le dit le Contrat social, « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». Chez cet homme alors, le désir parle plus fort que la raison, plus fort que l'amour de sa liberté même : il réclame de se soustraire aux lois au nom de son désir, oubliant qu'il n'est pas l'auteur de ses appétits, qu'il n'a pas choisi de désirer ceci ou cela (ce n'est pas moi qui décide d'aimer les petits pois et de détester les épinards !). En d'autres termes, celui qui est trop faible pour s'obliger lui-même devra être contraint au respect ; mais cette contrainte, loin de lui ôter la liberté, l'obligera à être libre.