Corrigé
Introduction
Lorsqu'un médecin sait que son patient est gravement malade et que sa vie même se trouve menacée à brève échéance, doit-il le lui dire, au risque de le conduire au désespoir et à la résignation ? Quand un enquêteur a identifié un meurtrier, doit-il répondre aux questions pressantes des journalistes, quitte à éveiller la crainte chez le coupable et à lui permettre d'organiser sa fuite ? Faut-il qu'un professeur, parce qu'il sait qu'en l'état l'élève n'aura pas son examen, s'empresse de lui en faire part, sous peine de l'inviter à baisser les bras et à perdre le peu de chances qui lui restait ? Ou doit-il se taire, et peut-être du coup maintenir quelqu'un dans l'illusion au lieu de lui permettre un réveil salvateur ? On pourrait multiplier les exemples à l'infini : d'abord et le plus souvent, quand nous nous demandons si la vérité doit réellement être partagée, c'est en considérant les conséquences d'une telle révélation que nous nous interrogeons. On se demande en fait s'il est moralement défendable de dire telle vérité à tel individu en telle occasion, si cela est utile, ou s'il ne serait pas plus efficace de se taire. Et effectivement, la bienséance, la prudence, le souci moral et l'habileté même réclament plus souvent qu'à leur tour de cacher ce qu'en vérité nous savons – au reste, celui qui proclame hypocritement que « toutes les vérités sont bonnes à dire » ne les dit justement pas toutes, mais uniquement celles qui concernent autrui ; en sorte qu'il y a sans nul doute là plus de soif de puissance que d'amour du vrai.La difficulté est donc réelle, mais elle n'est pas pour autant fondamentale : elle présuppose en effet que le médecin, l'enquêteur, le professeur savent ce qu'il en est en vérité, en d'autres termes elle présuppose que la vérité est déjà constituée et reconnue comme telle par celui qui la connaît, en sorte que la seule question, c'est de savoir à qui il doit la communiquer, et comment. Mais le médecin ne peut véritablement savoir ce qu'il en est de son patient que parce qu'il a discuté de ce cas avec d'autres, et parce que d'autres lui ont en leur temps, lors de ses études, appris à reconnaître telle maladie et à en prévoir l'évolution. D'une part donc, la constitution d'un savoir suppose toujours la transmission des connaissances, c'est-à-dire le partage de la vérité ; et d'autre part, c'est ce partage même, sous forme du dialogue, qui permet à chacun de s'assurer que ce qu'il croit vrai l'est effectivement, qu'il s'agit bien d'une vérité et non d'une opinion subjective. Je puis bien être absolument persuadé que la Terre a en fait la forme d'une banane géante : cette « vérité » ne sera sans doute partagée que par moi-même, en d'autres termes il s'agit là d'une opinion qui n'est vraie que pour moi. La question se pose alors à nouveaux frais : comment s'assurer qu'un jugement est vrai si nous ne le soumettons jamais à la critique d'autrui ?
I. L'insuffisance de la certitude subjective
1. Partage de la vérité et communauté de la raison
Selon Apollodore, Pythagore, lorsqu'il démontra pour la première fois son théorème, offrit par reconnaissance cent bœufs à Apollon, le dieu de la vérité. Quel était le motif de cette hécatombe ? La relation qui unit les trois côtés d'un triangle rectangle était vraie de toute éternité, vraie avant que Pythagore ne la découvrît, en sorte que si cette découverte avait été la sienne, et non celle d'un autre, c'était là le signe d'une faveur faite par Apollon lui-même. La vérité, en ce qu'elle est ce qu'il y a de plus manifeste, est justement commune et offerte à tous : c'est l'erreur qui est particulière, de même que l'idiotie au sens étymologique (est idiotès en grec ce qui ressortit de la simple particularité, par opposition à ce qui est koinon, commun à tous). Ce qui distingue alors la vérité de l'erreur, c'est précisément qu'elle peut être partagée, c'est-à-dire qu'elle résiste à l'examen d'autrui. La raison en est que tous les hommes ont également reçu la raison en partage, c'est-à-dire la capacité de distinguer le vrai du faux par preuves et démonstrations : l'erreur est toujours mienne, je me trompe, alors que la vérité caractérise au contraire une proposition dont la validité s'impose à la communauté des êtres raisonnables.2. Distinction de la conviction subjective et de la conviction objective
Comme le disait alors Descartes, « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Mais s'agit-il simplement de dire que tout homme, pourvu qu'il soit doué de raison, est ouvert à la vérité et à même de la reconnaître lorsqu'elle se présente à lui ? Peut-être pas : à admettre que les choses mondaines (la beauté, la richesse, le courage, etc.) ne se signalent pas précisément par l'équité de leur répartition, il faut sans doute comprendre que tous les hommes ne font pas montre de la même prudence lorsqu'il s'agit de distinguer le vrai du faux. Ce pourquoi, ajoute Descartes, « chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont ». Il est une chose que j'estimerai toujours posséder assez, c'est le bon sens, puisque c'est à partir de lui que je juge de tout – manière de dire que même l'opinion la plus stupide trouvera toujours ses défenseurs acharnés, qui s'estimeront dotés d'assez d'intelligence pour distinguer la vérité de l'erreur et trouveront là prétexte à demeurer convaincus de leurs certitudes subjectives, pour absurdes qu'elles soient. Il faut donc aussi comprendre l'affirmation cartésienne comme une invitation à nous servir effectivement de ce bon sens dont nous nous sentons tous si abondamment pourvus : pour un être de raison, la conviction subjective ne suffit pas, la certitude réclame pour être réelle d'être objective, c'est-à-dire fondée sur une démonstration universellement recevable. Ce que j'admets pour vrai sans l'avoir démontré, tout ce dont je suis persuadé sans en avoir jamais fourni la preuve, toutes ces convictions qui fondent ce que Husserl nommait notre « attitude naturelle », je dois donc le remettre en doute. 3. Le doute sceptique comme renoncement à la vérité
Tout le problème tient donc au statut ambigu de la certitude. Car enfin, être certain, c'est être convaincu de détenir la vérité ; mais cette conviction n'exprime-t-elle qu'un degré de la croyance ou se fonde-t-elle sur l'universalité objective du savoir certain parce que démontré rigoureusement ? Comment faire le tri, parmi mes certitudes, entre les jugements que je crois vrais sans les avoir démontrés et ceux qui sont objectivement indubitables ? Il ne suffit pas d'être intimement convaincu qu'une proposition soit vraie pour qu'elle le soit effectivement. Or rien, dans le sentiment subjectif qui accompagne la conviction, ne permet de distinguer les certitudes subjectives de l'opinion et les certitudes objectives du savoir. Si la simple prudence doit, comme on l'a vu, me conduire à remettre en doute tout ce qui n'est pas objectivement certain, comme je ne suis jamais assuré d'avoir affaire à une certitude objective, alors je dois douter de tout, et jusqu'à la vérité elle-même : telle est du moins la thèse sceptique.La doctrine sceptique pourrait en fait se résumer de la façon suivante : c'est précisément parce que la vérité est partagée, qu'elle n'est pas partageable. Qu'est-ce à dire ? Ce que prétendent démontrer les sceptiques, c'est qu'une même chose ne produit pas les mêmes représentations chez tel ou tel : ce qui apparaît ainsi à l'un apparaîtra différemment à l'autre, sans qu'il y ait jamais aucun moyen de décider qui a tort et qui a raison. Les sceptiques établissent alors une liste de dix modes, qui posent la diversité irréductible de l'apparition de quoi que ce soit : selon les circonstances, selon l'être qui en reçoit l'impression, l'organe qui est affecté, telle chose semblera telle ou telle. L'eau qui est froide pour le baigneur est chaude pour le pingouin, la tour carrée de loin apparaît ronde, le grain de sable pris tout seul semble rugueux mais une poignée de sable semble douce, telle pratique est barbare pour tel peuple et normale pour tel autre, etc. Il n'y a pas une vérité que les sujets pourraient partager entre eux, il y a autant de vérités que de sujets qui jugent : au lieu alors de vouloir partager la vérité, c'est-à-dire imposer à autrui ce qui me semble vrai, la sagesse recommande de ne plus rien tenir pour vrai effectivement, et de retenir mon jugement en toute chose.
Voudra-t-on échapper au doute par la certitude de la démonstration ? Mais toute preuve exige elle-même d'être prouvée, et ainsi de suite dans une régression à l'infini : il n'y a pas de fondement ultime à la connaissance, par conséquent ce prétendu savoir n'en a en fait que le nom et n'a pas d'assise plus solide que la simple conviction subjective.
II. Le dialogue comme seul chemin jusqu'au vrai
1. Doute sceptique et doute méthodique
Faudra-t-il alors en demeurer à la position sceptique, qui nous commande de suspendre toute créance et de plus rien tenir pour certain ? Peut-être pas, et tel est tout le sens de la méditation cartésienne. En effet, au moment même où je me prends à douter de tout, une vérité si certaine m'apparaît qu'elle résiste aux « plus extravagantes suppositions des sceptiques » (Discours de la méthode) : pour douter, il faut être, aussi mon existence (du moins en tant que « chose pensante ») est assurée par cela seul que je doute, et quand bien même toutes les autres idées qui me sont jamais entrées en l'esprit seraient quant à elles fausses. Ainsi se trouve dégagé le fondement premier du savoir : je pense, je suis, certitude intuitive et absolue qui va me permettre de reconstruire à neuf, et sur des bases solides, l'édifice de la connaissance. Le doute cartésien se distingue alors du doute sceptique en ceci qu'il fournit une méthode pour trouver l'indubitable, c'est-à-dire ce qui permet justement de ne plus douter de tout. Or le cogito, cette vérité première qui nous fournit un modèle pour établir la vérité de tous les autres jugements, n'a pas à être partagé, parce que tous les sujets l'ont déjà reçu en partage : il nous suffit de suivre la « lumière naturelle » pour trouver en nous le fondement certain de la connaissance. 2. Distinction de la persuasion et de l'opinion
Je pense, je suis : voilà une proposition absolument indubitable, qui met un terme à la régression à l'infini de la preuve. Cependant, au moment même où la vérité du cogito m'apparaît en toute certitude, tous les autres jugements que j'ai en ma créance demeurent quant à eux douteux. Peut-on alors établir la vérité de nos autres idées, comme le voulait Descartes lui-même, en comparant le degré de certitude qu'elles éveillent en moi à celui du cogito ? Mais comme le remarquera Leibniz, au moment même où je me trompe, c'est l'erreur qui me semble sûre et certaine : la certitude de la conviction est un critère trop subjectif encore pour fonder l'universalité (l'objectivité) du savoir. Il revient alors à Kant d'avoir pensé la difficulté : tantôt en effet la certitude désigne ce qui est subjectivement suffisant (ce que je crois être vrai), tantôt elle nomme ce qui est objectivement suffisant (ce qui est effectivement vrai). Tout naturellement donc, la suffisance subjective me suffit : on appelle persuasion (ce dont je suis persuadé) ce dont je suis tellement certain que je n'envisage même pas la possibilité que cela soit faux. Ainsi, le doute proposé par Descartes est effectivement la méthode qui doit être retenue : il transforme mes persuasions en opinions, parce que j'envisage désormais la possibilité que je me sois trompé. Je sais maintenant que ce que je crois être vrai est peut-être faux, et ce n'est pas rien : pour se mettre en quête de la vérité, encore faut-il ne plus être persuadé de la détenir déjà. Cependant, le doute méthodique, s'il est une étape nécessaire, n'est pas en soi suffisant : reste maintenant à déterminer comment je puis dépasser l'opinion et établir le savoir, c'est-à-dire fonder objectivement ma conviction. 3. L'intersubjectivité comme critère du vrai
C'est ici, dit Kant, l'élément du dialogue et de l'échange qui doit être retenu. Pour m'assurer que ce que je tiens pour vrai n'est pas qu'une conviction subjective (une opinion), le plus sûr moyen est encore de soumettre ce jugement à autrui : nul ne saurait témoigner de sa propre vérité, en sorte que la seule façon d'éprouver la solidité d'une démonstration, c'est de l'exposer à la critique d'un autre. Objecter et répondre : tel était déjà pour Platon le seul chemin susceptible de nous mener jusqu'au vrai. Il ne s'agit pas alors de dire que la vérité que je connais doit être partagée ; mais qu'il faut que je partage avec autrui ce que je crois être vrai pour m'assurer, autant qu'il est possible, qu'il s'agit bien là d'une vérité et non d'une opinion subjective. Car enfin, comment savoir si les représentations que j'ai en moi sont effectivement fondées ? Après tout, et en poussant le doute jusqu'à l'hyperbole, je n'ai peut-être affaire qu'à un « songe bien lié », comme le disait encore Descartes. Je ne puis sortir de moi-même pour comparer mes représentations aux choses en soi, puisque c'est dans mes représentations, dans ma conscience même, que l'objet m'est donné. Plutôt que de tenter vainement (parce que cela est absurde) de comparer mes représentations aux choses, mieux vaut alors comparer mes représentations des choses avec les représentations d'un autre sujet. Si ma représentation est partagée par tous (en droit, sinon en fait), on pourra alors dire qu'elle est vraie : tel est du moins le sens de la thèse husserlienne, selon laquelle c'est l'intersubjectivité qui définit l'objectivement suffisant.