1. Dans ce texte, Descartes entend montrer quel est « le vrai office de la raison » dans la conduite de notre vie. Tout le problème vient en effet de ce que l'homme n'est pas un pur être rationnel : il a aussi des passions et des appétits, et c'est ceux-là le plus souvent qu'il prend pour guide. Le plus souvent donc, nous n'écoutons que nos désirs, nous allons où nos passions nous mènent : ce sont ces dernières qui nous indiquent les choses « désirables », c'est-à-dire les buts que nous devons poursuivre, les biens qu'il nous faut acquérir. Mais la passion est-elle seulement bonne conseillère ? Celui qui l'écoute en toutes circonstances sera-t-il effectivement conduit jusqu'au bonheur, au contentement et à la satisfaction ? Selon Descartes, on en peut douter : toute livrée à son objet, marquée d'une essentielle passivité, la passion se caractérise en fait par une incapacité réelle à estimer la valeur de ce sur quoi elle se porte. Ce qu'elle désire, elle nous le présente à chaque fois comme ce qu'il y a de plus désirable, comme cela seul dont au fond la possession importe, comme ce dont il faut se soucier avant toute autre chose. Quelle n'est pas notre déception alors, une fois le but atteint et la chose possédée, lorsque nous nous apercevons qu'elle ne valait pas toutes ces menées, toutes ces peines et tous ces efforts ! Davantage même : moins l'objet est à notre portée et plus il nous semble désirable ; en sorte que c'est seulement sa « jouissance » (entendons par là sa possession) qui « nous en fait connaître les défauts »… un peu comme un château qui de loin semble magnifique, et qui vu de près s'avère n'être qu'une ruine.
Par conséquent, celui qui n'écoute que sa passion se condamne de lui-même à l'insatisfaction et (ce qui est pire) au dédain de soi : comment ai-je pu être aussi stupide ? Comment ai-je pu me donner tant de mal pour ce qui en valait si peu ? Celui donc qui veut se prémunir contre de telles désillusions et de tels regrets, celui-là fera bien d'écouter sa raison plutôt que d'aller aveuglément où la passion commande : le rôle de la raison, c'est précisément « d'examiner la juste valeur » des biens que les passions nous présentent comme désirables ; et, parmi ceux dont l'acquisition dépend de nous, de ne retenir que ceux qui sont effectivement dignes de nos efforts.
Il est certain cependant que si la conduite raisonnable nous met à l'abri des regrets, elle est insuffisante à soi seule pour engendrer à coup sûr notre satisfaction : même celui qui n'a pas lâché la bride à son désir, même celui qui a examiné soigneusement quels biens méritaient d'être désirés, peut se retrouver privé au dernier moment de l'objet sur lequel il aura jeté son dévolu. Nul n'est à l'abri des caprices du sort et des revers de la fortune ; mais précisément, que le hasard fasse bien ou mal les choses ne dépend pas de nous. Celui qui se sera conduit droitement, celui qui aura désiré ce que la raison elle-même lui aura présenté comme désirable, celui-là aura fait tout ce qui était en son pouvoir pour éprouver le contentement ; si ce dernier devait lui être refusé par un coup du sort, il n'aura du moins rien à se reprocher et connaîtra au moins la « satisfaction » de n'être pour rien dans la perte qui le frappe. Or, précisément, « n'avoir rien perdu par notre faute » et jouir de ce dont la possession était en notre pouvoir, voilà tout ce qui fait la « béatitude naturelle ».
2. a) L'homme qui se laisse guider par les passions est en fait peu capable de se projeter vers l'avenir : tout accaparé par le présent et la violence de ses appétits, il ne soupèse pas le poids des conséquences futures de ses décisions, lesquelles se révèlent à lui sans qu'il les ait le moins du monde prévues. Au lieu donc de se tourner depuis son présent vers le futur, il est confronté par le présent aux suites de ses erreurs passées : cet homme-là s'expose donc à la morsure du remords, au dédain de soi-même, aux regrets et au repentir. Tout livré à ses désirs et emporté par eux vers un but qu'il n'a en fait ni étudié, ni choisi, il ne peut que constater, une fois ce but atteint après bien des souffrances et de la peine, que ce n'était pas au fond cela qu'il lui fallait désirer : cette chose qui lui semblait la plus désirable, elle lui apparaît à présent comme étant indigne de ses efforts. Pire même : il sait que, dans sa quête aveugle, il a lâché la proie pour l'ombre, parce que se tournant de toute sa volonté vers ce qui lui semblait être un bien, il s'est en fait détourné de ce qui était nul doute bon davantage. La passion en effet se vit au présent ; elle est tout entière sous la coupe de l'objet désiré et marquée au coin d'une essentielle passivité. Laisser la passion nous déterminer, c'est alors laisser l'objet du désir orienter notre volonté sans plus d'examen ; et désirant ce qui n'est pas nécessairement en soi le plus désirable, c'est donc s'exposer au risque d'être déçus non pas tant par l'objet du désir que par nous-mêmes. Cela qu'à présent je possède et dont je vois bien maintenant l'inanité ou l'imperfection, il ne tenait qu'à moi de ne pas le désirer : il suffisait pour ce faire de ne pas me laisser aveugler par ma passion et d'examiner en raison si la chose en question méritait que je la désire. En plus alors d'être déçu par l'objet de mon désir, j'en viens à me reprocher ma propre sottise et à m'en repentir… Et si la déception est toujours cruelle, en être soi-même la seule cause est le seul véritable malheur.
b) La raison en revanche permet à l'homme d'anticiper ce qui est à venir : elle seule lui permet de se rapporter par avance à une chose qu'il ne possède pas encore, et de l'examiner comme s'il l'avait déjà sous les yeux. La raison en d'autres termes n'a pas qu'un rôle théorique : par cela même qu'elle est la faculté de connaître un objet, elle nous donne à savoir s'il est désirable ou non. La raison a donc par là une fonction pratique, celle de nous orienter dans la conduite de la vie : le « vrai office de la raison », c'est de nous offrir le vrai par l'examen et d'orienter le désir par la connaissance du désirable. En ce sens, l'homme insatisfait ne doit pas blâmer la faiblesse de sa volonté, mais celle de son entendement. Ce n'est pas parce que la volonté est faible qu'elle se plie chez l'intempérant aux caprices des passions : c'est parce qu'en lui le désir parle plus fort que la raison, qui seule peut déterminer par avance ce qu'est réellement une chose, et donc si elle est en soi ou non effectivement digne de nos efforts. La sagesse nous recommande donc de ne pas laisser notre volonté être déterminée par nos seules passions : il revient à la raison, et à elle seule, de fixer les buts que nous devons poursuivre. Celui qui cherche aveuglément la gloire ou la fortune tempérerait ses appétits s'il examinait de telles choses en raison : elles n'ont pas que des avantages, et leur lot d'inconvénients devrait, pour peu qu'on les connaisse, tempérer nos ardeurs.
c) Il est bien certain toutefois que savoir ce qui est réellement désirable ne suffit pas à l'obtenir. Celui qui a écouté sa raison, celui qui a choisi de désirer ce qu'il désire en toute connaissance de cause, celui-là même n'est pas assuré pour autant de le posséder un jour : il aura beau s'être déterminé rationnellement pour tel objet plutôt que pour tel autre, il aura beau avoir déployé les moyens adéquats à son obtention, il pourra toujours en être privé, à n'importe quel moment, par ce qu'il faut bien nommer un revers de fortune. Parfois, le hasard fait mal les choses : le propre du hasard, c'est de frapper aveuglément, aussi peut-il bien favoriser l'homme déraisonnable que ruiner les efforts du sage. Mais précisément : nous nommons hasard, chance ou fortune ce qui dans le train du monde échappe à notre pouvoir ; or il est finalement moins important d'obtenir satisfaction que de n'être pas la cause de cette insatisfaction même. Peut-être peut-on jouir d'une chose que l'on aura obtenue par un heureux coup du sort, et sans l'avoir en rien méritée ; ce qui est certain en revanche, c'est qu'il vaut mieux être privé du contentement par la fortune que par son propre fait. Celui qui s'est trompé de désir et s'en trouve à présent mécontent, celui-là ne peut s'en prendre qu'à lui-même : il ajoute alors le remords à l'insatisfaction. Celui qui a été privé de la possession de la chose désirée par un sort funeste, en revanche, n'est pour rien dans l'ennui qui le frappe ; et ce qui finalement seul importe, c'est de « n'avoir rien perdu par notre faute », c'est-à-dire de ne pas être la cause de notre malheur.
3. Aimer quelqu'un, c'est avoir l'impression que seul cet être est aimable : la passion est toujours exclusive, elle nous présente à chaque fois comme suprême désirable ce pour quoi elle se passionne. Comme le disait déjà Platon, l'homme amoureux est atteint d'une étrange ophtalmie, d'une maladie des yeux qui l'empêche de voir le détail de ce vers quoi ses élans l'emportent. Or ce qui est vrai de la passion amoureuse vaut en fait de tout appétit : chaque désir nous présente l'objet qu'il désire comme le seul élément indispensable à notre bonheur ; plus cet objet est loin et hors de notre portée, plus ses qualités sont magnifiées, en sorte que les choses désirées nous apparaissent toujours comme « beaucoup meilleures et plus désirables qu'elles ne sont ». Il revient alors à la raison, selon Descartes, de déciller notre regard et, au sens propre, de nous ouvrir les yeux : en étudiant sans passion l'objet que le désir nous présente comme désirable, en l'examinant attentivement, sans hâte et sans emportement, nous serons à même de savoir quelle en est « la juste valeur », autrement dit de proportionner nos efforts à ce que l'objet effectivement en mérite. La passion nous emporte, la raison nous retient, nous garantissant alors contre le dédain de soi et les regrets de celui qui se sera laissé convaincre par ses appétits sans mûr examen ; alors, l'usage de la raison fournit-il la seule garantie possible de notre bonheur ?
Il ne s'agit pas d'affirmer qu'écouter la raison nous permettra à coup sûr d'éprouver le contentement, mais qu'au moins, cela nous évitera d'être déçus par nous-mêmes, par notre cécité et pour tout dire notre sottise. Mais après tout, est-il si certain que le désir soit une telle puissance d'aveuglement ? Selon Épicure en effet, tout désir est en lui-même bon, parce que le plaisir dont il est la promesse est quant à lui le souverain bien. Seulement, il faut distinguer les désirs purs ou naturels qui ont la sensation pour critère, des désirs corrompus par l'imagination, c'est-à-dire par la crainte des dieux et la peur de la mort. C'est parce que j'ai peur de mourir et que je veux qu'il reste à ma mort quelque chose de moi, que l'imagination me présente la gloire comme désirable ; mais ce désir est vain, illimité (plus j'ai de gloire et plus j'en veux), et ne fera que me vouer aux affres de l'insatisfaction. Or ce désir n'est tel que parce qu'au fond il n'est pas véritablement un désir : tout naturellement, le désir s'oriente vers le plaisir, c'est-à-dire vers ce qui nous fait éprouver un contentement à même notre chair. La sensation est le seul critère du bien, elle seule permet de faire le tri entre les désirs naturels qu'il faut suivre et les désirs corrompus dont il faut se séparer. Ainsi donc, selon Épicure, ce n'est pas le désir qui nous emporte et la raison qui nous tempère : c'est l'imagination et ses craintes illusoires qui viennent fausser le cours naturel du désir, en sorte que c'est la sensation seule, et non la raison, qui doit constituer notre guide vers une vie bienheureuse.
Pour les stoïciens en revanche, le désir s'applique à moi sans dépendre de moi : le désir vient pour ainsi dire déterminer ma volonté de l'extérieur sans que j'y puisse rien, en sorte que celui qui l'écoute ne s'appartient plus, n'est plus maître de lui-même et par conséquent se livre pieds et poings liés aux caprices des circonstances. Il ne faut vouloir que ce qui dépend de nous ; et ce qui dépend de nous, c'est de ne déterminer notre volonté que par ce que la raison ordonne. Ainsi donc, l'homme vertueux, celui qui en toutes choses se comporte droitement, sera heureux par cela même qu'il demeure maître de lui en toutes circonstances : ce pourquoi les stoïciens finissent par affirmer qu'on peut être parfaitement heureux sur un banc de torture, pour peu qu'on demeure maître de soi.
Il revient à Descartes d'ouvrir ici une position médiane : la passion n'est pas en soi un mal dont il faudrait se déprendre, mais la sensation immédiate n'est pas non plus un guide certain. Celui-là seul qui écoute sa raison peut, par un libre examen, déterminer la valeur réelle de ce que la passion présente toujours comme suprêmement désirable. En s'appliquant alors à suivre sa raison, l'homme sage fera tout ce qui est en son pouvoir pour acquérir ce qui mérite d'être désiré ; et si sa raison ne peut le prémunir contre les coups du sort, elle lui évitera du moins d'être au principe de sa propre infortune, connaissant par là toute la « béatitude naturelle » que peut éprouver un homme, cet être qui n'est ni de pure raison ni de purs désirs, ni ange ni bête, qui ne peut pas tout mais peut ce qui au fond importe : choisir la direction vers laquelle ses pas le porteront.