La culture nous libère-t-elle des préjugés ? (sept. 2010)
Énoncé
La culture nous libère-t-elle des préjugés ?
Annexes
Corrigé
Introduction
Tous nous avons des goûts particuliers, et que comme tels nous ne partageons pas nécessairement avec autrui ; tous aussi nous avons sur quantité de choses des jugements qui nous sont propres, et dont nous sommes à chaque fois intimement persuadés. Mais alors se confronter à la culture, aux œuvres et aux savoirs qui la constituent, n'est-ce pas un moyen de dépasser notre particularité subjective en nous ouvrant à autre chose qu'à nous-mêmes ? Ces goûts et opinions qui sont les nôtres, sont-ils réellement les nôtres, ou bien plutôt le reflet de notre éducation, de notre milieu social d'origine, de l'époque même où nous avons grandi et sommes devenus hommes ? L'homme inculte, en ce sens, ce serait celui qui demeurerait prisonnier de déterminations qui se sont appliquées à lui pour ainsi dire de l'extérieur, et qu'il n'éprouve comme autant d'évidences que parce qu'il les a incorporées au point qu'elles lui semblent aller de soi. L'homme cultivé en revanche, ce serait celui qui s'est enrichi au contact des œuvres que la culture nous a transmises comme un héritage ; et ce détour par l'altérité l'ouvrirait au monde d'une manière tout à la fois plus ample et plus profonde.Le problème, c'est qu'on peut fort bien prendre les choses à rebours : ce que nous nommons « la » culture, ce que nous estimons être de « grandes » œuvre culturelles, tout cela n'est-il pas bien au contraire le résultat d'autant de préjugés, par exemple ceux d'une classe sociale imposant par là ses goûts à toutes les autres afin d'assurer sa domination, et d'abord par sa mainmise sur le système éducatif ? Ainsi, l'école nous apprend que Baudelaire est un grand poète ; mais qui au juste en a décidé, et qui a autorité pour nous imposer un tel jugement ?
Davantage même : nous savons désormais qu'il existe d'autres cultures, au sens d'autres modes de civilisation. Notre langage, nos manières, le moindre de nos comportements sont en fait prescrits par le type culturel dans lequel nous avons grandi : ce que nous faisons tout naturellement n'a rien de naturel ; pour preuve, d'autres communautés humaines s'organisent autour de valeurs foncièrement distinctes, et parfois même en contradiction avec les nôtres. En ce sens, notre culture n'est-elle finalement que la sédimentation de préjugés d'autant plus respectés qu'ils sont anciens, préjugés que nous érigeons en autant de normes absolues et que nous plaquons ensuite sur les autres cultures ?
I. La culture comme expression de l'esprit d'un peuple
1. La culture comme manifestation d'un préjugé de classe
La culture au premier sens, c'est ce que nous nommons la « culture générale », celle qui distingue l'homme « cultivé » de l'homme « inculte ». Comme telle, la culture établit d'emblée une hiérarchie non seulement entre les œuvres, mais aussi entre les individus : il y a ceux qui la maîtrisent et ceux qui ne la maîtrisent pas. On peut alors se demander s'il n'y a pas là un rapport de cause à effet : la culture ne classe les œuvres (il y a celles qui doivent être connues par les gens instruits, et celles qui n'ont aucune valeur culturelle) que parce qu'elle permet de hiérarchiser les gens. Telle est du moins la thèse du sociologue Pierre Bourdieu, selon laquelle « la » culture est en fait un instrument de discrimination sociale : la classe dominante érige ses goûts et préjugés en normes culturelles, car cela lui permet de faire de ses enfants autant d'héritiers qui seront favorisés dans leur parcours scolaire, parce qu'ils sont les seuls dont la culture familiale est la même que la culture transmise à l'école. En somme, la « culture » décrète que Baudelaire vaut mieux que le rap, parce que cela permet à la classe dominante (celle dont les enfants connaissent Baudelaire avant de le découvrir au lycée) de favoriser son auto-reproduction : pour faire partie des classes supérieures de la société, il faut avoir réussi son parcours scolaire ; mais ce parcours sera d'autant plus aisé à réussir qu'on sera déjà initié par la culture de ses parents à ce qui sera effectivement enseigné par l'institution éducative. La culture, loin de nous libérer du préjugé, permet alors à la classe qui concentre tous les pouvoirs (financiers, politiques, symboliques) d'asseoir sa domination : c'est un préjugé, et même un préjugé intéressé, que de croire que Baudelaire est un grand poète et que le rap est un genre mineur.
2. La connaissance des œuvres comme enrichissement de soi
N'est-ce pas cependant ici prendre proprement les choses à l'envers ? Car enfin, on peut soutenir, comme le fait Alain Finkielkraut, que le rôle de la culture (et de l'institution scolaire qui la transmet), c'est justement de nous sortir de notre classe sociale d'origine et d'établir peu à peu un territoire commun qui dépasse nos goûts et dégoûts individuels. La culture est en ce cas bien un héritage, mais en un tout autre sens que ne l'entendait Pierre Bourdieu : elle est une invitation à nous libérer de ce qu'à présent nous sommes (et que nous n'avons pas choisi d'être) en nous confrontant à l'altérité. L'inactualité des grandes œuvres de la culture n'est pas alors le signe qu'elles ne nous disent plus rien, et n'ont plus rien à nous dire : c'est au contraire la preuve qu'elles disent quelque chose que notre présent lui-même ne dit pas, le signe qu'elles enrichissent le discours de notre temps et permettent de le mettre à distance. Comme le disait Nietzsche, les œuvres de l'art et de la pensée grecs ont quelque chose d'infiniment dépaysant, et quiconque les fréquente non seulement s'approprie son propre passé, mais se libère de ses préjugés présents en les faisant apparaître comme préjugés. 3. La mort de la culture
La question toutefois se pose : pourquoi sommes-nous à présent tentés de voir la culture comme quelque chose de mort, d'encombrant, d'inutile, bref, comme constituée d'autant de préjugés qui nous emprisonnent et dont il faudrait se libérer ? C'est ici sans doute qu'il faut songer à ce que disait Hegel de la mort des vieillards : les vieillards meurent contents, ce qui ne signifie pas qu'ils sont contents de mourir, mais qu'ils cessent de vouloir vivre parce qu'ils ont obtenu de la vie le contentement, c'est-à-dire qu'ils n'en attendent plus rien. Or il en va de même pour la culture : la culture, c'est l'ensemble des œuvres par lesquelles un peuple a transformé son monde et l'a fait à son image. L'esprit du peuple grec se reflète parfaitement dans la statuaire grecque ou dans la tragédie ; en d'autres termes, l'esprit grec s'est parfaitement objectivé dans des œuvres qui l'incarnaient exactement. Or, précisément, une culture n'est productive que pour autant qu'elle demeure insatisfaite de son monde, pour autant que le réel lui semble devoir être transformé ; du coup, quand une culture a peuplé ce monde d'objets dans lesquels elle se retrouve sans reste, elle finit par s'éteindre, parce qu'elle devient incapable d'inventer encore. Les cultures ne meurent pas d'indigence, mais de richesse : au moment où un peuple se reconnaît parfaitement dans le monde tel que ses œuvres l'ont transformé, il finit par s'ennuyer à en mourir, au sens propre. Il y a désormais trop de choses à connaître, le passé est devenu trop riche, l'individu est noyé dans les œuvres et ne sait plus quoi choisir, quoi prendre, quoi aimer : le destin d'une culture, c'est d'éclater d'indigestion. Or c'est justement quand une culture se meurt qu'elle se met à douter de sa propre nécessité, que les hiérarchies établies entre les œuvres lui semblent autant de préjugés, qu'elle est vécue elle-même et dans son ensemble comme un poids inutile dont il faut se défaire : penser que la culture ne nous libère pas, c'est nul doute l'indice qu'au fond nous n'y croyons plus, et c'est pour cette raison même qu'elle nous semble n'être qu'un long préjugé.
II. Culture et civilisation
1. L'ouverture à d'autres cultures comme mise à distance du préjugé
C'est donc parce que notre culture étouffe sous le poids de sa propre richesse qu'elle nous semble insupportable : notre fatigue la frappe d'un indice de fragilité, nous ne croyons plus aux valeurs dont elle est porteuse. Sans doute n'est-ce pas un simple hasard de l'histoire si c'est au même moment que l'homme occidental s'est tout à la fois détourné des œuvres de sa culture et qu'il s'est ouvert à des cultures autres, entendons par là à d'autres civilisations. Ici donc, il ne s'agit plus de la culture comme ensemble d'œuvres reflétant l'esprit d'un peuple, mais comme ensemble de normes ou valeurs définissant un mode d'être : c'est la culture de l'homme occidental, par opposition par exemple aux cultures d'Asie, d'Afrique ou d'Océanie ; non plus la « culture générale », mais celle qu'étudie l'ethnologue. Or ce que nous apprend l'ethnologie justement, c'est que ce que nous prenons pour des normes absolues et universelles ne sont que des normes culturelles propres à une communauté donnée : nous avons cru que celui qui avait une culture autre n'avait pas de culture du tout. Non seulement alors la culture est un terme relatif, mais elle n'a de valeur absolue que pour celui qui, empêtré dans ses propres valeurs, est incapable de sortir l'ethnocentrisme naïf qui caractérise d'abord toute civilisation. Découvrant l'altérité d'autres modes culturels, nous apprenons alors à dépasser nos préjugés, parce que là encore c'est dans cette confrontation à ce qui n'est pas comme nous qu'ils apparaissent comme tels.
En ce sens, si toute culture peut être ramenée à un ensemble de normes dont nous préjugeons, ce qui nous libère du préjugé, ce n'est pas l'absence de culture, mais l'ouverture à des cultures différentes. Telle est la leçon des Lettres persanes de Montesquieu : l'étrangeté de l'étranger doit m'amener à comprendre qu'à ses yeux, c'est moi qui suis étrange, en d'autres termes elle doit m'amener à prendre vis-à-vis de mes propres normes culturelles un regard critique et distancié.
2. Le problème de l'ethnocentrisme
Faut-il alors, au nom de la critique d'un ethnocentrisme coupable (et d'autant plus coupable que nous avons imposé, avec une violence inouïe, notre modèle de civilisation à la terre entière), réduire notre propre culture à un ensemble de préjugés dont il serait urgent de se déprendre ? Il faut remarquer tout d'abord, on l'a dit, que l'ethnocentrisme n'est pas une invention occidentale : toute culture se pense comme étant la seule et a spontanément tendance à limiter l'humanité à ceux qui partagent ses normes. Qu'on songe ici seulement à ce que l'ethnologue Pierre Clastres décrivait à propos des Indiens Guayakis : ils désignent les membres des autres ethnies en des termes qui indiquent assez que ce ne sont à leurs yeux pas des hommes mais des « larves », des « poux », des singes. En ce sens, une des caractéristiques de la culture occidentale, c'est d'avoir inventé le concept de barbarie, qui initialement désigne non pas celui qui n'est pas un homme parce qu'il n'a pas de culture, mais celui qui a une culture autre que la mienne, celui qui parle bien un langage humain, mais que je ne comprends pas. C'est parce que l'Occident a pensé la diversité des cultures qu'il a pu songer à imposer son modèle culturel : on n'impose ses normes qu'à celui dont on reconnaît d'abord l'humanité. On en arrive donc au paradoxe suivant : c'est l'homme occidental qui a dévasté les autres cultures au nom de la supériorité de sa culture à lui, mais il a fondé cette supériorité sur le fait qu'il était le seul à croire qu'il y avait une seule humanité, par-delà les diversités culturelles. Nous avons acculturé la planète, mais nous avons également inventé l'ethnologie : ces deux phénomènes ne sont pas sans rapport.3. La raison comme exigence
Peut-être alors faut-il en revenir au geste qui a fondé notre culture : c'est, à en croire Husserl, la position du logos comme exigence telle qu'elle s'est effectuée en Grèce antique, c'est-à-dire l'affirmation selon laquelle l'homme est le seul être dont tout l'être est un devoir-être. Nous ne sommes pas des êtres de raison : nous avons à le devenir, en sorte qu'il y a, commune à l'humanité tout entière, une exigence de rationalité, de preuve et de démonstration. C'est la Grèce qui a inventé la philosophie ; c'est la Grèce qui a inventé la mathématique : c'est en Grèce qu'est apparue l'idée selon laquelle le préjugé, pour certain qu'il apparaisse, ne suffisait pas à fonder l'universalité du savoir. Ce qui fait la spécificité de la culture occidentale en d'autres termes, c'est justement qu'elle se pense elle-même comme une lutte contre l'autorité de la croyance. Il ne s'agit pas de dire que la position d'une telle exigence nous conférerait une supériorité telle, que nous aurions le droit d'imposer notre culture à tous les hommes ; il s'agit plus profondément de signifier que notre culture se distingue des autres, en ceci qu'elle a posé que la raison était universellement partagée, que nous étions tous, quel que soit notre système de valeurs, membres d'une humanité commune.Conclusion
Sans doute notre culture en est-elle venue à douter d'elle-même à cause de ses succès : la supériorité technique et économique de l'homme occidental lui a longtemps permis de se croire partout chez lui, d'imposer ses propres normes, c'est-à-dire aussi de colporter partout ses propres œuvres ; la world culture cache mal son origine, et c'est à présent partout ou presque la même musique que l'on écoute, le même monde que l'on voit. Cette uniformisation dévastatrice est pourtant sans doute, à bien y réfléchir, plus la négation du geste fondateur de l'Occident que son aboutissement : affirmer l'universalité de la raison présente en chaque homme, c'est d'abord exiger de soi la liberté et la défiance envers les préjugés, et non imposer ces derniers en guise de pensée à tout ce qui n'est pas nous.© 2000-2024, rue des écoles