Reconnaître la vérité, est-ce renoncer à sa liberté de penser ? (sept. 2009)
Énoncé
Reconnaître la vérité, est-ce renoncer à sa liberté de penser ?
Corrigé
Introduction
Philosopher, Platon le répète, c'est chercher la vérité. C'est, ajoute-t-il, aller à la vérité avec toute son âme, entraîné par la puissance de l'amour. Parce qu'aimer c'est désirer, et parce que désirer c'est manquer de, alors l'histoire de la philosophie peut se lire comme l'histoire d'une pensée libre à la recherche de la vérité. L'amant comblé n'a plus rien à désirer. Cesse-t-il alors d'aimer ? Reconnaître la vérité, est-ce renoncer à sa liberté de penser ? La conversion de l'âme par laquelle elle se tourne vers la vérité est décrite en particulier au début du Livre VII de La République. L'allégorie de la caverne nous donne d'abord à voir des prisonniers enchaînés depuis l'enfance de telle sorte qu'ils n'ont jamais pu ni voir ni entendre autre chose que des ombres et des échos. Les chaînes sont ici l'image de la condition humaine : l'âme est, lors de son retour à une existence terrestre, enchaînée à un corps dont elle doit plus ou moins passivement subir les ordres et les désordres. Ayant bu l'eau du fleuve Lèthè avant sa nouvelle existence, elle revient sur terre en ayant oublié ce qu'elle savait. Le nom de ce fleuve, Lèthè, désigne le voile qui cache l'oubli. Les prisonniers dans la caverne sont donc ces âmes amnésiques qui demeurent dans un monde obscur : le monde sensible, celui des corps, est leur prison et elles sont ainsi en situation de croire qu'il est à lui seul l'unique réalité. Monde des illusions, des fausses croyances et des opinions vaines, monde où règne la doxa et où l'on tue celui qui voudrait les libérer. Imaginons maintenant qu'on détache un de ces prisonniers par force, qu'on l'oblige, après l'avoir traîné dehors, à regarder la lumière du soleil, « ne penses-tu pas qu'il souffrira et se révoltera ? », qu'il exigera de redescendre dans la caverne avant d'accepter d'accoutumer sa vue à l'éclat de la lumière, c'est-à-dire d'apprendre à reconnaître le vrai ?I. Reconnaître la vérité, c'est se libérer
Reconnaître la vérité ne dispense pas, dit le Ménon, « de la peine et du temps de la recherche ». Une âme ne se ressouviendra qu'à la condition de prendre conscience de son ignorance, de désirer savoir, d'aimer chercher, de bien poser les questions ou, pour le moins, d'écouter le Socrate qui les pose.
Sa maïeutique (l'art d'accoucher les esprits) est particulièrement efficace dans une sorte d'expérience philosophique qu'il organise avec un jeune esclave. Personnage symbolique ? L'esclave et le prisonnier ont en commun de n'être pas libres, c'est-à-dire qu'ils sont tous les deux dans un état de privation. On peut supposer que cette liberté qui leur manque est celle de la pensée. Mais le prisonnier croit savoir, c'est pourquoi il faut recourir à la force pour le sortir de ses illusions, alors que l'esclave reconnaît son ignorance. Quand Socrate lui demande de doubler la surface d'un carré, l'esclave commence par donner une solution « naïve » et se trompe. Il tombe alors dans un état de torpeur, fréquent chez ceux qu'interroge Socrate et qui est probablement symétrique de l'état d'oubli provoqué par l'eau du Lèthè. Il lui faut maintenant aller chercher en lui-même ce qu'il va devoir dé-voiler (au sens littéral l'alèthêia grecque, la « vérité »), et en avoir une connaissance qui ne corresponde à aucun savoir acquis. « Examine ce qu'à partir de cet engourdissement il va encore découvrir en cherchant avec moi, sans que je fasse autre chose que l'interroger, et non lui enseigner », dit Socrate à Ménon. L'esclave trouve la solution… « Et pourtant il ne la savait vraiment pas il y a peu… En celui qui ne sait pas, donc, sans qu'il sache rien sur elles, il y a des opinions vraies sur ces choses qu'il ne sait pas. » L'esclave du Ménon ne trouve pas en lui toute prête la solution du problème ; il découvre sa capacité de réfléchir sur une réalité intelligible à partir de la figure dessinée sur le sable. Il y a reconnaissance de la vérité (réminiscence) quand l'âme ressaisit sa puissance de penser et la libère (la rend active au sens spinoziste). Reconnaître la vérité, c'est affirmer sa liberté de penser. Toutes les âmes le peuvent, mais toutes ne le désirent pas. Car l'expérience socratique n'est pas celle d'une liberté créatrice, mais plutôt celle d'une pensée qui retrouve son autonome logique (logos, la pensée présente dans le langage, déjà là avant que je ne parle : la maïeutique accouche les mots des idées qui s'y logent).
Cette liberté de la pensée est assez proche de ce que Descartes nommera libre arbitre, la liberté du jugement qui amène l'esclave à trouver la vérité parce qu'il en est capable pourvu qu'il soit mis sur le chemin, et qui le mènera vers d'autres dé-couvertes maintenant qu'il sent le plaisir de cette recherche. « C'est qu'il entre toujours, dans l'ivresse de comprendre, la joie de nous sentir responsables des vérités que nous découvrons. Quel que soit le maître, il vient un moment où l'élève est tout seul en face du problème mathématique : s'il ne détermine pas son esprit à saisir les relations, s'il ne produit pas de lui-même les conjectures, s'il ne provoque pas une illumination décisive, les mots restent signes morts, tout est appris par cœur. » (Jean-Paul Sartre, Situations I). La liberté intellectuelle a besoin de l'intériorisation des règles nécessaires pour accéder au vrai des solutions, mais c'est une liberté vivante, capable par conséquent d'éprouver du plaisir à ses propres efforts.
Et si dans d'idée de reconnaître la vérité le singulier est présent, c'est que « n'y ayant qu'une vérité en chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on en peut savoir, et par exemple un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut trouver assuré d'avoir trouvé tout ce que l'esprit humain saurait trouver » (Discours de la méthode II). Reconnaître la vérité, c'est exercer sa liberté de penser, c'est-à-dire guider sa pensée fermement sur le chemin (sens premier de « méthode ») de la vérité. Et puisque la vérité est une et que nos pensées sont en notre pouvoir, alors la liberté de penser est en quelque sorte garantie par l'existence de la vérité en elle-même. Si je connais « toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serai jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrai faire : et ainsi je serai entièrement libre, sans jamais être indifférent » (Méditations métaphysiques IV). Reconnaître la vérité, c'est éprouver et prouver sa liberté de penser.
Sa maïeutique (l'art d'accoucher les esprits) est particulièrement efficace dans une sorte d'expérience philosophique qu'il organise avec un jeune esclave. Personnage symbolique ? L'esclave et le prisonnier ont en commun de n'être pas libres, c'est-à-dire qu'ils sont tous les deux dans un état de privation. On peut supposer que cette liberté qui leur manque est celle de la pensée. Mais le prisonnier croit savoir, c'est pourquoi il faut recourir à la force pour le sortir de ses illusions, alors que l'esclave reconnaît son ignorance. Quand Socrate lui demande de doubler la surface d'un carré, l'esclave commence par donner une solution « naïve » et se trompe. Il tombe alors dans un état de torpeur, fréquent chez ceux qu'interroge Socrate et qui est probablement symétrique de l'état d'oubli provoqué par l'eau du Lèthè. Il lui faut maintenant aller chercher en lui-même ce qu'il va devoir dé-voiler (au sens littéral l'alèthêia grecque, la « vérité »), et en avoir une connaissance qui ne corresponde à aucun savoir acquis. « Examine ce qu'à partir de cet engourdissement il va encore découvrir en cherchant avec moi, sans que je fasse autre chose que l'interroger, et non lui enseigner », dit Socrate à Ménon. L'esclave trouve la solution… « Et pourtant il ne la savait vraiment pas il y a peu… En celui qui ne sait pas, donc, sans qu'il sache rien sur elles, il y a des opinions vraies sur ces choses qu'il ne sait pas. » L'esclave du Ménon ne trouve pas en lui toute prête la solution du problème ; il découvre sa capacité de réfléchir sur une réalité intelligible à partir de la figure dessinée sur le sable. Il y a reconnaissance de la vérité (réminiscence) quand l'âme ressaisit sa puissance de penser et la libère (la rend active au sens spinoziste). Reconnaître la vérité, c'est affirmer sa liberté de penser. Toutes les âmes le peuvent, mais toutes ne le désirent pas. Car l'expérience socratique n'est pas celle d'une liberté créatrice, mais plutôt celle d'une pensée qui retrouve son autonome logique (logos, la pensée présente dans le langage, déjà là avant que je ne parle : la maïeutique accouche les mots des idées qui s'y logent).
Cette liberté de la pensée est assez proche de ce que Descartes nommera libre arbitre, la liberté du jugement qui amène l'esclave à trouver la vérité parce qu'il en est capable pourvu qu'il soit mis sur le chemin, et qui le mènera vers d'autres dé-couvertes maintenant qu'il sent le plaisir de cette recherche. « C'est qu'il entre toujours, dans l'ivresse de comprendre, la joie de nous sentir responsables des vérités que nous découvrons. Quel que soit le maître, il vient un moment où l'élève est tout seul en face du problème mathématique : s'il ne détermine pas son esprit à saisir les relations, s'il ne produit pas de lui-même les conjectures, s'il ne provoque pas une illumination décisive, les mots restent signes morts, tout est appris par cœur. » (Jean-Paul Sartre, Situations I). La liberté intellectuelle a besoin de l'intériorisation des règles nécessaires pour accéder au vrai des solutions, mais c'est une liberté vivante, capable par conséquent d'éprouver du plaisir à ses propres efforts.
Et si dans d'idée de reconnaître la vérité le singulier est présent, c'est que « n'y ayant qu'une vérité en chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on en peut savoir, et par exemple un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut trouver assuré d'avoir trouvé tout ce que l'esprit humain saurait trouver » (Discours de la méthode II). Reconnaître la vérité, c'est exercer sa liberté de penser, c'est-à-dire guider sa pensée fermement sur le chemin (sens premier de « méthode ») de la vérité. Et puisque la vérité est une et que nos pensées sont en notre pouvoir, alors la liberté de penser est en quelque sorte garantie par l'existence de la vérité en elle-même. Si je connais « toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serai jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrai faire : et ainsi je serai entièrement libre, sans jamais être indifférent » (Méditations métaphysiques IV). Reconnaître la vérité, c'est éprouver et prouver sa liberté de penser.
II. La liberté pourrait-elle renoncer à elle-même ?
Mais la question est aussi celle d'un renoncement possible à la liberté de penser. Quel peut être le sens de cette hypothèse ? Si l'on prend le mot de « renoncement » au sens strict, choisir de dire non, il apparaît très vite que la question est plus que simplement paradoxale : absurde. Car elle suppose une sorte de suicide de la liberté de penser qui peut paraître invraisemblable. Dans un autre contexte, certes, mais dans le même sens, Rousseau constate que « renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme ». Que la liberté, en tant que capacité de choisir et de décider consciemment, lucidement, volontairement, puisse opter pour sa propre disparition semble donc invraisemblable et même inimaginable.
Et pourtant, Étienne de La Boétie montre que, dans le domaine politique, mais aussi d'une façon plus large, dans le cours de notre existence, la servitude peut être volontaire : « la seule liberté, les hommes ne la désirent pas » et « les gens asservis, outre le courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol, incapable de toutes choses grandes ». Kant dans son opuscule intitulé Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? évoque de même ce qui peut nous faire renoncer à notre liberté de penser : la paresse, la négligence, la lâcheté, voire la complicité face aux pouvoirs. Les dogmatismes se nourrissent de l'assentiment de leurs publics, ils n'ont pas toujours besoin de recourir à la violence pour s'imposer, il leur suffit de plaire. La censure trouve des arguments dans la nécessité d'assurer l'ordre et la sécurité, qui lui assurent des soutiens auprès de ceux qu'elle touche. Mais ce n'est pas tout. « À la liberté de penser s'oppose en premier lieu la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. » Voici en plus l'illusion par laquelle leurs victimes cautionnent les censeurs : en croyant que la liberté de penser reste définitivement hors d'atteinte, elles acceptent volontiers d'être privées de toute liberté de communication. Personne ne peut m'empêcher de penser ce que je veux ! Effectivement : nul ne peut me priver de ma pensée – si ce n'est en me tuant, ce qui n'est pas si invraisemblable. « Mais, continue Kant, penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » La pensée est une faculté, mais penser est l'usage que nous faisons de cette faculté. Or c'est dans cet usage que se situe la liberté de penser, et cet usage, pour être réel et fécond, a besoin d'informations, d'échanges, de débats voire même de confrontations. Pour « penser beaucoup », nous avons besoin de penser en commun avec d'autres. Et la même condition est nécessaire pour pouvoir « penser bien », c'est-à-dire penser vrai. Accéder à la vérité n'est pas renoncer à sa liberté de penser : au contraire, l'accès au vrai n'est possible que pour une pensée libre dans son activité. Ce qui suppose une réelle liberté de communication car l'un des critères qui permet ici de reconnaître la vérité au terme d'un débat est l'accord des raisons sur une conclusion : la raison humaine étant universelle et identique en tous, l'unanimité est (devrait être ?) possible. Encore faut-il que tous soient attentifs à ne soumettre leur raison « à aucune autre loi que celle qu'elle se donne à elle-même » sinon, ajoute Kant, « la liberté de penser est perdue par étourderie au sens propre de ce terme ». Renoncer à la liberté de penser n'est donc pas aussi invraisemblable qu'il nous paraissait plus tôt, mais il s'agit moins, semble-t-il, d'un acte de volonté que d'une sorte de veule indifférence (La Boétie) teintée de mépris de soi, ou encore d'une paresseuse lâcheté (Kant). La cause n'en est donc pas la connaissance de la vérité mais au contraire une indifférence totale à l'égard de celle-ci, peut-être accompagnée d'une haine de la raison ?
Et pourtant, Étienne de La Boétie montre que, dans le domaine politique, mais aussi d'une façon plus large, dans le cours de notre existence, la servitude peut être volontaire : « la seule liberté, les hommes ne la désirent pas » et « les gens asservis, outre le courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol, incapable de toutes choses grandes ». Kant dans son opuscule intitulé Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? évoque de même ce qui peut nous faire renoncer à notre liberté de penser : la paresse, la négligence, la lâcheté, voire la complicité face aux pouvoirs. Les dogmatismes se nourrissent de l'assentiment de leurs publics, ils n'ont pas toujours besoin de recourir à la violence pour s'imposer, il leur suffit de plaire. La censure trouve des arguments dans la nécessité d'assurer l'ordre et la sécurité, qui lui assurent des soutiens auprès de ceux qu'elle touche. Mais ce n'est pas tout. « À la liberté de penser s'oppose en premier lieu la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. » Voici en plus l'illusion par laquelle leurs victimes cautionnent les censeurs : en croyant que la liberté de penser reste définitivement hors d'atteinte, elles acceptent volontiers d'être privées de toute liberté de communication. Personne ne peut m'empêcher de penser ce que je veux ! Effectivement : nul ne peut me priver de ma pensée – si ce n'est en me tuant, ce qui n'est pas si invraisemblable. « Mais, continue Kant, penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » La pensée est une faculté, mais penser est l'usage que nous faisons de cette faculté. Or c'est dans cet usage que se situe la liberté de penser, et cet usage, pour être réel et fécond, a besoin d'informations, d'échanges, de débats voire même de confrontations. Pour « penser beaucoup », nous avons besoin de penser en commun avec d'autres. Et la même condition est nécessaire pour pouvoir « penser bien », c'est-à-dire penser vrai. Accéder à la vérité n'est pas renoncer à sa liberté de penser : au contraire, l'accès au vrai n'est possible que pour une pensée libre dans son activité. Ce qui suppose une réelle liberté de communication car l'un des critères qui permet ici de reconnaître la vérité au terme d'un débat est l'accord des raisons sur une conclusion : la raison humaine étant universelle et identique en tous, l'unanimité est (devrait être ?) possible. Encore faut-il que tous soient attentifs à ne soumettre leur raison « à aucune autre loi que celle qu'elle se donne à elle-même » sinon, ajoute Kant, « la liberté de penser est perdue par étourderie au sens propre de ce terme ». Renoncer à la liberté de penser n'est donc pas aussi invraisemblable qu'il nous paraissait plus tôt, mais il s'agit moins, semble-t-il, d'un acte de volonté que d'une sorte de veule indifférence (La Boétie) teintée de mépris de soi, ou encore d'une paresseuse lâcheté (Kant). La cause n'en est donc pas la connaissance de la vérité mais au contraire une indifférence totale à l'égard de celle-ci, peut-être accompagnée d'une haine de la raison ?
III. Aimer la vérité, à quoi est-ce renoncer ?
Serait-ce plutôt la haine de la vie qui est à l'origine de ce renoncement ? Jusqu'à présent, nous avons implicitement tenu la vérité et son corollaire la connaissance pour des valeurs éminemment positives et « vivantes », communes à tous les philosophes, si ce n'est à tous les humains. Mais une voix s'élève : « Qu'est-ce qui en nous veut la vérité ? […] Nous nous sommes interrogés sur la valeur de ce vouloir. En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l'incertitude ? […] Il nous semble que le problème n'avait jamais été posé jusqu'à présent, que nous sommes les premiers à le voir, à l'envisager, à l'oser […] », ainsi s'ouvre Par-delà le Bien et le Mal où Nietzsche veut en finir avec la philosophie des vieilles valeurs, casser à coups de marteau les idées et les idéaux postsocratiques. Il faut renverser le « coup d'œil » appréciateur que nous avions sur eux, opérer une transmutation des valeurs (Vertu, Bien, Beau, Juste, Vérité…), car notre devoir envers nous-mêmes est de « changer constamment en lumière et en flamme tout ce que nous sommes » (Le Gai Savoir).
Mais pourquoi la vérité est-elle dangereuse pour la vie ? Et de quelle vie s'agit-il ? De la vie violente de tout ce qui s'affirme, la vie du jeu et la danse dionysiaque, cette vie qu'il faut aimer au risque de la perdre tout en gagnant un surcroît de jouissance, c'est-à-dire de vie : « le secret de la plus grande jouissance de l'existence consiste à vivre dangereusement ». Il faut aimer la vie, croire que la vie est au-dessus de toute objection, de tout soupçon, qu'elle dit oui en toute innocence. Alors que la vérité socratique est « nihiliste », que le daïmôn de Socrate ne sait dire que non, que l'idéal platonicien de la parfaite connaissance du vrai suppose cette « libération » pour l'âme que constitue la mort du corps et que dès lors toute la philosophie devient négation de ce monde où nous sommes au profit d'une surestimation des mondes métaphysiques. « Voudrais-tu ceci encore une fois et d'innombrables fois ? Aimerais-tu la vie, cette vie, telle que tu la vis maintenant si tu devais la vivre encore une fois et d'innombrables fois ? » Le marteau de l'éternel retour permet de tester la justesse de nos vouloirs en les faisant sonner comme un métal. La vérité n'est plus dans le monde des idées, mais dans l'être où elle est « légère et bondissante », célébrée dans une connaissance nouvelle au service de la vie et libre de tout « esprit sacerdotal » comme de tout « idéal ascétique ». Gaya scienza, le « Gai Savoir », est une connaissance créatrice et destructrice des vieilles idoles, impérative et sans nécessité, gaie et tragique, une connaissance esthétique, tout entière habitée par cette seule vérité : la vie n'a pas de sens. La tragédie grecque savait donner à cette vérité une forme poétique capable de nous la rendre supportable. Quel art sera encore capable de le faire ?
Mais pourquoi la vérité est-elle dangereuse pour la vie ? Et de quelle vie s'agit-il ? De la vie violente de tout ce qui s'affirme, la vie du jeu et la danse dionysiaque, cette vie qu'il faut aimer au risque de la perdre tout en gagnant un surcroît de jouissance, c'est-à-dire de vie : « le secret de la plus grande jouissance de l'existence consiste à vivre dangereusement ». Il faut aimer la vie, croire que la vie est au-dessus de toute objection, de tout soupçon, qu'elle dit oui en toute innocence. Alors que la vérité socratique est « nihiliste », que le daïmôn de Socrate ne sait dire que non, que l'idéal platonicien de la parfaite connaissance du vrai suppose cette « libération » pour l'âme que constitue la mort du corps et que dès lors toute la philosophie devient négation de ce monde où nous sommes au profit d'une surestimation des mondes métaphysiques. « Voudrais-tu ceci encore une fois et d'innombrables fois ? Aimerais-tu la vie, cette vie, telle que tu la vis maintenant si tu devais la vivre encore une fois et d'innombrables fois ? » Le marteau de l'éternel retour permet de tester la justesse de nos vouloirs en les faisant sonner comme un métal. La vérité n'est plus dans le monde des idées, mais dans l'être où elle est « légère et bondissante », célébrée dans une connaissance nouvelle au service de la vie et libre de tout « esprit sacerdotal » comme de tout « idéal ascétique ». Gaya scienza, le « Gai Savoir », est une connaissance créatrice et destructrice des vieilles idoles, impérative et sans nécessité, gaie et tragique, une connaissance esthétique, tout entière habitée par cette seule vérité : la vie n'a pas de sens. La tragédie grecque savait donner à cette vérité une forme poétique capable de nous la rendre supportable. Quel art sera encore capable de le faire ?