Corrigé
Introduction
Préjugé fort commun, être libre, c'est ne rien devoir à quiconque, n'obéir qu'à soi-même et ne dépendre de personne. « Libre comme l'air », donc sans attache ni contrainte dans un imaginaire monde sauvage où l'animalité apparaît comme un modèle de vie idéal. Toutes ces images du monde du vivant ou de celui des choses inanimées s'associent dans une même idée : être libre, c'est ne connaître aucune limite, aucune contrainte… Mais est-ce là être vraiment libre ? Être libre, est-ce n'obéir à personne ?Libertas est un mot du vocabulaire des paysans latins : on y trouve liber, le nom de la chair vive de l'arbre, celle qui sous l'écorce le fait croître spontanément d'un mouvement naturel, et à quoi l'expérience des agriculteurs associe l'idée que cette croissance doit être guidée. Littéralement, libertas signifie « contrainte », celle de la taille qui permet à l'arbre de devenir meilleur. Ainsi, dans son sens originel, la liberté est-elle d'abord cette contrainte, positive certes car avantageuse – l'arbre va fructifier abondamment –, mais qui est quand même une contrainte. Alors, être libre, est-ce être contraint ? Ou est-ce n'obéir à personne ?
Remarquons d'abord que l'expérience des paysans s'inscrit dans le temps de l'horticulture, temps qui par définition est celui des soins que l'on donne pour obtenir une amélioration, semblable au temps humain de l'éducation. L'arbre et l'enfant ont besoin d'un tuteur. Mais le tuteur de l'arbre n'existe que comme contrainte inerte, simplement attaché et rigide, alors que le tuteur humain est vivant ; il a conscience des buts qu'il se donne et doit distinguer la rigueur du rigorisme, voire de la rigidité, en d'autres termes se demander quel type d'éducation peut être source de liberté ?
I. Apprendre à être libre, à n'obéir qu'à soi-même
Dans un premier sens, celui de l'éducation de l'enfant, c'est au Rousseau de l'Émile que nous allons poser la question. Le but du tuteur est d'aider l'enfant à atteindre par lui-même la conscience morale, présente en lui dès sa naissance, ou plutôt par sa naissance en tant qu'être humain et que les négligences d'une éducation conformiste habituellement déforment, étouffent. Pour cela, Rousseau préconise de laisser à l'enfant le libre usage de ses forces et de ne l'aider que dans les strictes limites de ses besoins. Ce qui, en plus de l'innéité de la conscience morale (« instinct divin ! »), présuppose aussi une aptitude naturelle à se servir de sa liberté avec « bonté ». C'est ce même postulat que l'on retrouve chez A. S. Neil lorsqu'il décrit dans Libres Enfants de Summerhill le projet pédagogique autour duquel s'organise son école : l'éducation n'est pas acquisition des savoirs, mais développement de la connaissance de soi par l'expression des désirs. Maïeutique de la liberté qui vise l'épanouissement personnel, elle veut épargner à l'enfant les conditionnements sociaux normatifs et répressifs.
Ainsi Émile, devenu adulte, aura-t-il appris à n'écouter en lui que la voix de sa conscience, laquelle ne lui dictera que le bien. Au sens littéral (puisque le sens étymologique d'obéir est « écouter »), il n'obéira qu'à lui-même. Être libre, c'est n'obéir qu'à soi-même. Nous retrouvons ici l'idée grecque de l'autonomie qui, associée à l'autarcie, représente la forme concrète de l'indépendance (Platon) et qui, lorsqu'elle se développe chez l'individu au niveau du jugement, le rend capable de prévoir et de choisir. Cette double capacité donne au sujet la libre disposition de lui-même : « Je suis libre, écrit Épictète, et ami de Dieu, afin de lui obéir volontairement et de bon gré : et il me faut ne m'incliner devant personne ni ne céder à aucun événement. » Et de quel Dieu s'agit-il ? De la « Loi naturelle », « la raison souveraine et innée qui nous commande ce que nous avons à faire […], la véritable loi… conforme à l'ordre, qui est diffuse et la même chez tous les hommes. » (Cicéron, Des lois). L'obéissance à soi-même est donc bien à la fois condition d'affranchissement et réalisation de notre être.
Mais Épictète était esclave et rien n'empêcha son maître de lui casser la jambe pour éprouver à quoi cette liberté pouvait résister. Banni par l'empereur, il dut quitter Rome, affranchi et boiteux… Hegel note que l'idéal stoïcien de liberté est sublime autant qu'inutile : incapable de changer en quoi que ce soit la condition réelle de l'esclave. Et l'on peut s'interroger en effet sur les conséquences pratiques d'une telle définition. N'y a-t-il pas un risque que cette autonomie se transforme en repli sur soi ? L'indépendance considérée comme ultime critère de liberté risque effectivement de se pervertir en devenant cet individualisme que Tocqueville décrit ainsi : « Un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. » (De la démocratie en Amérique). Revenons sur ce qui a été analysé : pour que la liberté existe, il faut que je n'obéisse à personne d'autre qu'à moi-même. Mais il n'est pas question pour autant que je suive le caprice de mes intérêts immédiats et égoïstes. La liberté suppose que je n'obéisse qu'à la loi que ma raison me représente (Kant le démontre amplement) et que je me fixe alors à moi-même. Mais comment concevoir que tous puissent ensemble n'obéir qu'à une loi que chacun se fixe ? Comment associer le principe de liberté à la vie en société et à l'exigence d'égalité ?
Ainsi Émile, devenu adulte, aura-t-il appris à n'écouter en lui que la voix de sa conscience, laquelle ne lui dictera que le bien. Au sens littéral (puisque le sens étymologique d'obéir est « écouter »), il n'obéira qu'à lui-même. Être libre, c'est n'obéir qu'à soi-même. Nous retrouvons ici l'idée grecque de l'autonomie qui, associée à l'autarcie, représente la forme concrète de l'indépendance (Platon) et qui, lorsqu'elle se développe chez l'individu au niveau du jugement, le rend capable de prévoir et de choisir. Cette double capacité donne au sujet la libre disposition de lui-même : « Je suis libre, écrit Épictète, et ami de Dieu, afin de lui obéir volontairement et de bon gré : et il me faut ne m'incliner devant personne ni ne céder à aucun événement. » Et de quel Dieu s'agit-il ? De la « Loi naturelle », « la raison souveraine et innée qui nous commande ce que nous avons à faire […], la véritable loi… conforme à l'ordre, qui est diffuse et la même chez tous les hommes. » (Cicéron, Des lois). L'obéissance à soi-même est donc bien à la fois condition d'affranchissement et réalisation de notre être.
Mais Épictète était esclave et rien n'empêcha son maître de lui casser la jambe pour éprouver à quoi cette liberté pouvait résister. Banni par l'empereur, il dut quitter Rome, affranchi et boiteux… Hegel note que l'idéal stoïcien de liberté est sublime autant qu'inutile : incapable de changer en quoi que ce soit la condition réelle de l'esclave. Et l'on peut s'interroger en effet sur les conséquences pratiques d'une telle définition. N'y a-t-il pas un risque que cette autonomie se transforme en repli sur soi ? L'indépendance considérée comme ultime critère de liberté risque effectivement de se pervertir en devenant cet individualisme que Tocqueville décrit ainsi : « Un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. » (De la démocratie en Amérique). Revenons sur ce qui a été analysé : pour que la liberté existe, il faut que je n'obéisse à personne d'autre qu'à moi-même. Mais il n'est pas question pour autant que je suive le caprice de mes intérêts immédiats et égoïstes. La liberté suppose que je n'obéisse qu'à la loi que ma raison me représente (Kant le démontre amplement) et que je me fixe alors à moi-même. Mais comment concevoir que tous puissent ensemble n'obéir qu'à une loi que chacun se fixe ? Comment associer le principe de liberté à la vie en société et à l'exigence d'égalité ?
II. Le contrat social : n'obéir qu'à la loi qu'on se donne
Rousseau montre que le pacte par lequel le peuple se constitue est une première étape : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons chaque membre comme partie indivisible du tout. » Mais que signifie cette mise en commun des personnes et des puissances ? Il s'agit pour l'individu de muer : d'accepter d'aliéner (d'abandonner) ses droits individuels, sa liberté naturelle à la volonté générale, donc d'accepter de disparaître en tant qu'individu pour naître comme citoyen. La liberté civile est désormais l'obéissance à la volonté générale : j'accepte désormais de voir ma liberté comme ce que garantit la loi commune, c'est-à-dire ce qu'elle protège mais aussi ce qu'elle limite. Je comprends que c'est la volonté générale qui s'exprime dans cette loi, et que, par conséquent, c'est la même volonté en moi, comme membre du peuple, qui fait la loi et qui y obéit. Or la loi ayant pour but le bien commun et l'intérêt général, j'abandonne mes intérêts égoïstes en lui obéissant. Et tous doivent également y consentir. « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre. »
En obéissant à la loi prescrite par la souveraineté populaire, nous n'obéissons à personne (tyran, despote, oligarque…) parce que nous obéissons à tous. Liberté et obéissance coïncident. Toutes deux consistent en l'intériorisation d'une contrainte consentie, et cette contrainte n'est pas de la violence. Face à la violence, il n'y a pas d'obéissance, seulement de la soumission, par nécessité et par prudence. « La bourse ou la vie ? » est une proposition cynique qui ne propose en réalité aucun choix. La véritable obéissance se reconnaît au fait qu'elle est voulue et que la désobéissance est réellement possible. Obéir, c'est accepter de ne pas désobéir. L'exemple qu'Alain propose est à ce propos éclairant. À la guerre, des hommes nombreux et armés obéissent, leur vie étant en jeu, aux ordres d'un homme seul et sans arme : le rapport des forces physiques est à l'avantage des soldats, et pourtant ils obéissent, comme ils ont obéi à un texte sur une affiche seule qui ordonnait la mobilisation… L'obéissance est bien un choix. Mais n'obéir à personne en est un aussi.
Ni Dieu ni Maître ! Telle est la radicale revendication de l'anarchie face à toute forme de pouvoir, spirituel et temporel. Mais cette contestation s'oppose principalement à l'exercice du pouvoir par des institutions, églises, États, qui perdent toute légitimité par les violences et les mensonges qui accompagnent les privilèges qu'elles se réservent. C'est au nom du caractère irremplaçable des libertés individuelles que Max Stirner dénonce l'escroquerie du contrat social qui confisque à l'individu son être « unique » sans jamais rien lui rendre d'équivalent. L'État, par ce contrat, se réserve « la part du lion », et chacun sait qu'un contrat léonin n'a aucune valeur. La dissolution du contrat social et la disparition de l'État ne sont donc qu'une restauration de l'état de nature, pas un radical refus d'obéir.
L'hypothèse de la désobéissance à laquelle nous nous intéressons maintenant est d'un autre contenu. Il s'agit de la désobéissance civile que John Rawls définit ainsi : « On parle de désobéissance civile lorsque des citoyens, mus par des motivations éthiques, transgressent délibérément, de manière publique, concertée et non violente, une loi en vigueur pour exercer une pression visant à faire abroger cette loi. » (Théorie de la justice).
En obéissant à la loi prescrite par la souveraineté populaire, nous n'obéissons à personne (tyran, despote, oligarque…) parce que nous obéissons à tous. Liberté et obéissance coïncident. Toutes deux consistent en l'intériorisation d'une contrainte consentie, et cette contrainte n'est pas de la violence. Face à la violence, il n'y a pas d'obéissance, seulement de la soumission, par nécessité et par prudence. « La bourse ou la vie ? » est une proposition cynique qui ne propose en réalité aucun choix. La véritable obéissance se reconnaît au fait qu'elle est voulue et que la désobéissance est réellement possible. Obéir, c'est accepter de ne pas désobéir. L'exemple qu'Alain propose est à ce propos éclairant. À la guerre, des hommes nombreux et armés obéissent, leur vie étant en jeu, aux ordres d'un homme seul et sans arme : le rapport des forces physiques est à l'avantage des soldats, et pourtant ils obéissent, comme ils ont obéi à un texte sur une affiche seule qui ordonnait la mobilisation… L'obéissance est bien un choix. Mais n'obéir à personne en est un aussi.
Ni Dieu ni Maître ! Telle est la radicale revendication de l'anarchie face à toute forme de pouvoir, spirituel et temporel. Mais cette contestation s'oppose principalement à l'exercice du pouvoir par des institutions, églises, États, qui perdent toute légitimité par les violences et les mensonges qui accompagnent les privilèges qu'elles se réservent. C'est au nom du caractère irremplaçable des libertés individuelles que Max Stirner dénonce l'escroquerie du contrat social qui confisque à l'individu son être « unique » sans jamais rien lui rendre d'équivalent. L'État, par ce contrat, se réserve « la part du lion », et chacun sait qu'un contrat léonin n'a aucune valeur. La dissolution du contrat social et la disparition de l'État ne sont donc qu'une restauration de l'état de nature, pas un radical refus d'obéir.
L'hypothèse de la désobéissance à laquelle nous nous intéressons maintenant est d'un autre contenu. Il s'agit de la désobéissance civile que John Rawls définit ainsi : « On parle de désobéissance civile lorsque des citoyens, mus par des motivations éthiques, transgressent délibérément, de manière publique, concertée et non violente, une loi en vigueur pour exercer une pression visant à faire abroger cette loi. » (Théorie de la justice).
III. Être libre, n'est-ce pas aussi être capable de désobéir ?
Il s'agit alors d'une manifestation de civisme, et non d'un acte d'insurrection ou d'une infraction criminelle, décidée en conscience dans le but d'obtenir des changements allant dans le sens d'une valeur supérieure. C'est le choix de désobéir à une loi positive au nom d'une loi préférable, au nom d'une transcendance de la justice par rapport à l'histoire. C'est pour dénoncer l'injustice absolue des lois de ségrégation que Rosa Parks choisit de désobéir publiquement à celle qui lui interdit de s'asseoir dans un bus : la transgression est en soi plus qu'une manifestation. C'est une sorte de preuve par l'acte qu'un règlement, une loi écrite sont absurdes et que la liberté humaine peut s'affirmer le plus clairement possible dans la désobéissance.
C'est ce que dit l'Antigone de Sophocle à Créon : « Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux qui de toujours ont vigueur sans que nul ne sache d'où rayonne leur lumière. » C'est aussi, mais comme toujours avec une paradoxale ironie, ce que Socrate répond à Criton qui le presse de désobéir à l'injuste condamnation à mort : je préfère obéir aux lois éternelles et je laisse aux juges de commettre l'injustice… Désobéir à la sentence ne serait pas désobéir aux juges, mais aux lois et, répète-t-il, « je préfère subir l'injustice plutôt que de la commettre ».
C'est ce que dit l'Antigone de Sophocle à Créon : « Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux qui de toujours ont vigueur sans que nul ne sache d'où rayonne leur lumière. » C'est aussi, mais comme toujours avec une paradoxale ironie, ce que Socrate répond à Criton qui le presse de désobéir à l'injuste condamnation à mort : je préfère obéir aux lois éternelles et je laisse aux juges de commettre l'injustice… Désobéir à la sentence ne serait pas désobéir aux juges, mais aux lois et, répète-t-il, « je préfère subir l'injustice plutôt que de la commettre ».