Corrigé
Introduction
D'un point de vue biologique, les échanges sont absolument nécessaires au vivant. Chez les protozoaires, par exemple, les échanges avec le milieu structurent l'organisation de la cellule. Cette nécessité vitale nous apparaît à travers l'expérience du manque : éprouver des besoins, c'est chercher de quoi les satisfaire. Mais les humains, à la différence d'autres êtres vivants, entreprennent de combler ces manques par des activités spécifiques qui constituent ce que les aristotéliciens nomment globalement « l'économie ».Adam Smith considère même l'échange comme un instinct humain au moyen duquel les besoins trouvent, dans leur grande diversité, de quoi se satisfaire. On peut donc en déduire que l'échange présente d'incontestables avantages qui concernent la dimension naturelle de notre existence. Mais l'échange, envisagé comme système (nous dirons alors les échanges), nous apparaît aussi comme un fondement social et culturel mettant en jeu des valeurs qui ne sont plus uniquement « économiques ». Nous rencontrons alors cette question : l'échange est vital (et il est avantageux), mais un échange désintéressé est-il possible ?
Étymologiquement, « intérêt » est un mot qui semble plutôt neutre puisqu'il désigne ce qu'il y a d'important dans quelque chose, un être, une situation, un fait, etc. Ainsi, si je m'intéresse à vous, vous êtes important pour moi. Mais s'il faut que j'y trouve mon intérêt, c'est que je dois être important pour vous. Littré a deux définitions de l'intérêt : « Sentiment égoïste qui nous attache à notre utilité particulière » et « Sentiment opposé à l'intérêt égoïste et qui nous inspire le souci d'une personne ou d'une chose ». Que s'ensuit-il alors ? Le problème se situe dans une possible contradiction entre un jugement de fait et un jugement de valeur : notre intérêt nous commande d'échanger, mais il est moralement condamnable de n'échanger que par intérêt égoïste. Il nous faut donc commencer par analyser ce qu'est l'échange, en choisissant d'exclure de notre propos les expressions métaphoriques qui portent sur les échanges d'idées ou de sentiments car ils ne correspondent pas assez à la définition stricte de l'échange.
I. L'intérêt d'échanger
Claude Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires de la parenté, cherche à comprendre pourquoi toutes les sociétés humaines, alors qu'elles présentent par ailleurs une grande diversité d'institutions, adoptent universellement la prohibition de l'inceste. Ayant éliminé les hypothèses biologiques et psychologiques, il a recours au raisonnement suivant : que se passerait-il si les groupes épars vivant dans la forêt de l'humanité primitive n'entretenaient aucune relation avec les groupes voisins et restaient ainsi à l'état d'autarcie économique ?
Inévitablement, pour des causes démographiques et saisonnières en particulier, l'autarcie comme repli sur soi mènerait à une carence alimentaire. Ce qui pousserait tout « naturellement » le groupe affamé au pillage des ressources d'un groupe voisin. Et que se passerait-il par ailleurs si le même repli sur soi était aussi de mise en ce qui concerne la reproduction (absence de prohibition de l'inceste donc), si l'endogamie accompagnait l'autarcie ? Rapidement, le groupe deviendrait le lieu d'une « filiation intensive » où l'on ne sait plus, en deux générations, qui est qui par rapport à qui, à qui revient quoi, etc., ce qui provoquerait un désordre très rapidement invivable. Et parce que les femmes sont moins nombreuses que les hommes, entre autres causes, les hommes manqueraient de partenaires et seraient alors plus que probablement tentés par le rapt des femmes des groupes voisins. Il s'ensuivrait, note Lévi-Strauss, des désordres et des violences qui rendraient impossible la survie de ces groupes archaïques et qui empêcheraient la constitution de quelque société.
Or l'histoire montre au contraire que des groupes se sont développés en organisant des relations d'échanges entre eux, rendant possible l'émergence des liens sociaux stables dans l'espace. Pour rendre obligatoire ces échanges, le moyen le plus simple et le plus efficace est d'interdire de prendre une femme à l'intérieur du groupe auquel on appartient. En devenant « preneur » dans un groupe B, le groupe A s'engage à être « donneur » pour B et ainsi de suite. Les femmes, selon l'analyse de Lévi-Strauss, sont des « signes qui circulent comme dans un langage » dans un système d'échanges qui se généralise. L'équivalence des signes et la réciprocité des échanges fondent un réseau de communication de biens, de services et de prestations diverses.
À cette stabilité dans l'espace que garantit l'obligation d'échanger s'ajoute, elle aussi instituée, la division sexuelle du travail qui, en assignant aux femmes et aux hommes des tâches de production complémentaires, les rend solidaires et garantit par l'échange interne la durée dans le temps de leur union. Que ce soit au niveau de la famille, base de toute société, ou au niveau plus élevé et donc plus complexe des relations interclaniques, l'échange est la solution la plus intéressante pour les groupes humains. Et ce d'autant plus qu'à l'intérieur de chaque système apparaît la possibilité de spéculer, à court ou à long terme, selon les intérêts de chacun. L'échange est donc intéressé car il permet à chacun d'avoir avec tous des relations dont la signification est claire : le don suppose le contre-don, et cela va, en théorie, dans le sens d'intérêts communs et réciproques. À partir de quoi chacun peut aussi exprimer, en jouant sur des échéances diverses, son sens de l'intérêt.
Inévitablement, pour des causes démographiques et saisonnières en particulier, l'autarcie comme repli sur soi mènerait à une carence alimentaire. Ce qui pousserait tout « naturellement » le groupe affamé au pillage des ressources d'un groupe voisin. Et que se passerait-il par ailleurs si le même repli sur soi était aussi de mise en ce qui concerne la reproduction (absence de prohibition de l'inceste donc), si l'endogamie accompagnait l'autarcie ? Rapidement, le groupe deviendrait le lieu d'une « filiation intensive » où l'on ne sait plus, en deux générations, qui est qui par rapport à qui, à qui revient quoi, etc., ce qui provoquerait un désordre très rapidement invivable. Et parce que les femmes sont moins nombreuses que les hommes, entre autres causes, les hommes manqueraient de partenaires et seraient alors plus que probablement tentés par le rapt des femmes des groupes voisins. Il s'ensuivrait, note Lévi-Strauss, des désordres et des violences qui rendraient impossible la survie de ces groupes archaïques et qui empêcheraient la constitution de quelque société.
Or l'histoire montre au contraire que des groupes se sont développés en organisant des relations d'échanges entre eux, rendant possible l'émergence des liens sociaux stables dans l'espace. Pour rendre obligatoire ces échanges, le moyen le plus simple et le plus efficace est d'interdire de prendre une femme à l'intérieur du groupe auquel on appartient. En devenant « preneur » dans un groupe B, le groupe A s'engage à être « donneur » pour B et ainsi de suite. Les femmes, selon l'analyse de Lévi-Strauss, sont des « signes qui circulent comme dans un langage » dans un système d'échanges qui se généralise. L'équivalence des signes et la réciprocité des échanges fondent un réseau de communication de biens, de services et de prestations diverses.
À cette stabilité dans l'espace que garantit l'obligation d'échanger s'ajoute, elle aussi instituée, la division sexuelle du travail qui, en assignant aux femmes et aux hommes des tâches de production complémentaires, les rend solidaires et garantit par l'échange interne la durée dans le temps de leur union. Que ce soit au niveau de la famille, base de toute société, ou au niveau plus élevé et donc plus complexe des relations interclaniques, l'échange est la solution la plus intéressante pour les groupes humains. Et ce d'autant plus qu'à l'intérieur de chaque système apparaît la possibilité de spéculer, à court ou à long terme, selon les intérêts de chacun. L'échange est donc intéressé car il permet à chacun d'avoir avec tous des relations dont la signification est claire : le don suppose le contre-don, et cela va, en théorie, dans le sens d'intérêts communs et réciproques. À partir de quoi chacun peut aussi exprimer, en jouant sur des échéances diverses, son sens de l'intérêt.
II. Échanger pour accumuler l'intérêt
Qu'il s'agisse d'échanger des biens ou des services, la règle est universelle : il faut qu'il y ait entre les termes de l'échange équivalence et réciprocité entre les partenaires.La réciprocité, celle du don et du contre-don, étant assez facile à observer, elle ne pose pas immédiatement problème.
L'équivalence mérite plus d'attention. Dans les formes archaïques de l'échange, elle fait entrer en compte la valeur d'usage des biens échangés : quel besoin, et en quelle quantité ce bien est-il capable de satisfaire ? C'est Aristote qui a le premier distingué la valeur d'usage de la valeur marchande, destinée spécifiquement à l'échange commercial. Dès lors, deux types d'évaluation se présentent : « L'une par les travaux et l'économie rustique, l'autre par le commerce ; la première est indispensable et mérite des éloges, la deuxième par contre […] ne tient rien de la nature, mais tout de la convention. »
Cette dernière conduit à la recherche d'une valeur chrématistique, c'est-à-dire d'une valeur qui n'a de sens que celle du pur profit pécuniaire qu'il condamne. Cette valeur paraît scandaleuse à Aristote parce qu'elle est produite de façon non naturelle. « L'argent, écrit-il, ne fait pas de petits. » Cette condamnation constitue depuis une ligne de partage des jugements sur l'échange associé à la recherche intéressée du profit : pour une tradition religieuse d'inspiration biblique, comme pour certains penseurs libertaires (Proudhon) et socialistes (Marx), l'obligation morale (la charité) ou sociale (la solidarité) interdisent toute forme de pratique uniquement guidée par l'intérêt (et, au premier degré, les prêts usuraires). Mais un autre courant, de Calvin à Keynes et ceux qui s'en inspirent, admet au contraire comme légitimes les échanges de type chrématistique.
La valeur d'échange confirme son caractère intéressé en devenant valeur marchande, ainsi que Marx l'analyse dans Le Capital. Cette valeur cesse d'être un attribut propre à l'objet par son usage et transforme la valeur d'échange en valeur marchande par l'ajout d'une valeur proprement abstraite, la « plus-value ». La valeur marchande exprime dès lors des rapports sociaux propres à l'économie capitaliste : la force de travail est considérée elle-même comme une marchandise échangée contre un salaire mesuré par la somme d'argent nécessaire à la récupération de la force de travail. La relation salariale est une forme d'échange dans laquelle l'écart quantitatif entre le temps de travail productif acheté par le capitaliste et le temps de travail nécessaire au producteur pour acheter son produit (la plus-value) est la marque d'un contrat léonin : combien de jours de travail pour produire une voiture, combien pour l'acheter ? La plus-value exprime une situation sociale caractéristique, celle de l'exploitation. L'accumulation progressive de la plus-value est à l'origine financière du capital et sa croissance en est le but puisqu'elle permet de transformer la quantité d'échange en « taux de profit ». « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises. »
L'équivalence mérite plus d'attention. Dans les formes archaïques de l'échange, elle fait entrer en compte la valeur d'usage des biens échangés : quel besoin, et en quelle quantité ce bien est-il capable de satisfaire ? C'est Aristote qui a le premier distingué la valeur d'usage de la valeur marchande, destinée spécifiquement à l'échange commercial. Dès lors, deux types d'évaluation se présentent : « L'une par les travaux et l'économie rustique, l'autre par le commerce ; la première est indispensable et mérite des éloges, la deuxième par contre […] ne tient rien de la nature, mais tout de la convention. »
Cette dernière conduit à la recherche d'une valeur chrématistique, c'est-à-dire d'une valeur qui n'a de sens que celle du pur profit pécuniaire qu'il condamne. Cette valeur paraît scandaleuse à Aristote parce qu'elle est produite de façon non naturelle. « L'argent, écrit-il, ne fait pas de petits. » Cette condamnation constitue depuis une ligne de partage des jugements sur l'échange associé à la recherche intéressée du profit : pour une tradition religieuse d'inspiration biblique, comme pour certains penseurs libertaires (Proudhon) et socialistes (Marx), l'obligation morale (la charité) ou sociale (la solidarité) interdisent toute forme de pratique uniquement guidée par l'intérêt (et, au premier degré, les prêts usuraires). Mais un autre courant, de Calvin à Keynes et ceux qui s'en inspirent, admet au contraire comme légitimes les échanges de type chrématistique.
La valeur d'échange confirme son caractère intéressé en devenant valeur marchande, ainsi que Marx l'analyse dans Le Capital. Cette valeur cesse d'être un attribut propre à l'objet par son usage et transforme la valeur d'échange en valeur marchande par l'ajout d'une valeur proprement abstraite, la « plus-value ». La valeur marchande exprime dès lors des rapports sociaux propres à l'économie capitaliste : la force de travail est considérée elle-même comme une marchandise échangée contre un salaire mesuré par la somme d'argent nécessaire à la récupération de la force de travail. La relation salariale est une forme d'échange dans laquelle l'écart quantitatif entre le temps de travail productif acheté par le capitaliste et le temps de travail nécessaire au producteur pour acheter son produit (la plus-value) est la marque d'un contrat léonin : combien de jours de travail pour produire une voiture, combien pour l'acheter ? La plus-value exprime une situation sociale caractéristique, celle de l'exploitation. L'accumulation progressive de la plus-value est à l'origine financière du capital et sa croissance en est le but puisqu'elle permet de transformer la quantité d'échange en « taux de profit ». « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises. »
III. Échanger pour dépasser l'intérêt
Il existe encore un autre type d'échange, présent dans de nombreuses sociétés sous des formes plus ou moins semblables, et que l'on désigne par un terme chinook : potlatch, verbe qui signifie à la fois donner et consommer, voire même consumer.
Tel qu'il est décrit et interprété par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, le rituel réunit différents clans, représentés par des chefs qui se rencontrent au cours de cérémonies tapageuses, festives et dispendieuses. Pendant la fête, l'hôte distribue de la façon la plus ostentatoire possible des cadeaux de toutes sortes, et en particulier des disques de cuivre poli qui semblent n'avoir pas d'autre usage que de circuler de groupe en groupe pendant le rituel, leur valeur – qui n'est pas valeur marchande – augmentant à chaque nouvel échange.
Car l'originalité du potlatch est qu'il suit une double règle. Celle de la réciprocité, sans laquelle il n'y a pas d'échange, et celle de l'escalade, qui remplace l'équivalence des termes. Le receveur d'un don doit impérativement faire un contre-don d'une valeur supérieure. C'est pourquoi Mauss dit du potlatch qu'il est un rituel « agonistique », ce que Lévi-Strauss traduit par « combat à coup de cadeaux ». Ce rituel met à jour une réalité sous-jacente à la règle d'équivalence : chaque échange au moment où il s'engage provoque un déséquilibre, puisque le fait de donner assure une supériorité à celui qui donne en mettant celui qui reçoit en position de devoir rendre, donc d'infériorité. Recevoir est toujours moins intéressant que donner. Donner est plus intéressant, donc plus intéressé, même si en apparence c'est se dessaisir de quelque chose. Dans l'échange ordinaire, le contre-don et son équivalence au don permettent de rétablir l'équilibre.
Dans le cas du potlatch, l'affrontement entre les chefs a pour but le déséquilibre parce que le véritable enjeu est ici politique. L'ostentation nécessaire au rituel est celle qui accompagne le prestige des pouvoirs. Son achèvement est de montrer que le pouvoir est dans le prestige (ce que soutient G. Bataille dans La Part maudite), puisqu'il consiste pour celui qui a reçu le plus grand nombre de richesses à les mettre dans une barque et les mener au large pour, le plus visiblement possible, et dans le plus grand tapage, les détruire en les jetant à la mer. Par la destruction des richesses, le chef montre que son pouvoir est d'une nature autre que matérielle car il lui permet de consumer les biens accumulés, que la véritable richesse est celle de l'esprit capable de dépasser l'intérêt pour les choses. Selon Bataille, il s'agit d'une morale « aristocratique », celle qu'on reconnaît dans l'acte de « jeter l'argent par les fenêtres », dans le goût du jeu et de la « pure perte ».
Tel qu'il est décrit et interprété par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, le rituel réunit différents clans, représentés par des chefs qui se rencontrent au cours de cérémonies tapageuses, festives et dispendieuses. Pendant la fête, l'hôte distribue de la façon la plus ostentatoire possible des cadeaux de toutes sortes, et en particulier des disques de cuivre poli qui semblent n'avoir pas d'autre usage que de circuler de groupe en groupe pendant le rituel, leur valeur – qui n'est pas valeur marchande – augmentant à chaque nouvel échange.
Car l'originalité du potlatch est qu'il suit une double règle. Celle de la réciprocité, sans laquelle il n'y a pas d'échange, et celle de l'escalade, qui remplace l'équivalence des termes. Le receveur d'un don doit impérativement faire un contre-don d'une valeur supérieure. C'est pourquoi Mauss dit du potlatch qu'il est un rituel « agonistique », ce que Lévi-Strauss traduit par « combat à coup de cadeaux ». Ce rituel met à jour une réalité sous-jacente à la règle d'équivalence : chaque échange au moment où il s'engage provoque un déséquilibre, puisque le fait de donner assure une supériorité à celui qui donne en mettant celui qui reçoit en position de devoir rendre, donc d'infériorité. Recevoir est toujours moins intéressant que donner. Donner est plus intéressant, donc plus intéressé, même si en apparence c'est se dessaisir de quelque chose. Dans l'échange ordinaire, le contre-don et son équivalence au don permettent de rétablir l'équilibre.
Dans le cas du potlatch, l'affrontement entre les chefs a pour but le déséquilibre parce que le véritable enjeu est ici politique. L'ostentation nécessaire au rituel est celle qui accompagne le prestige des pouvoirs. Son achèvement est de montrer que le pouvoir est dans le prestige (ce que soutient G. Bataille dans La Part maudite), puisqu'il consiste pour celui qui a reçu le plus grand nombre de richesses à les mettre dans une barque et les mener au large pour, le plus visiblement possible, et dans le plus grand tapage, les détruire en les jetant à la mer. Par la destruction des richesses, le chef montre que son pouvoir est d'une nature autre que matérielle car il lui permet de consumer les biens accumulés, que la véritable richesse est celle de l'esprit capable de dépasser l'intérêt pour les choses. Selon Bataille, il s'agit d'une morale « aristocratique », celle qu'on reconnaît dans l'acte de « jeter l'argent par les fenêtres », dans le goût du jeu et de la « pure perte ».