1. Dans ce texte, Stuart Mill se demande quelle place il faut accorder à la transmission de la coutume dans l'éducation, et plus généralement quelle place on doit accorder à l'expérience des générations passées dans notre présent.
Le propre de l'être humain en effet, c'est justement de pouvoir transmettre son expérience aux autres, ce qui est le fondement de tout progrès : c'est grâce à cette transmission que, de génération en génération, le savoir s'accumule et s'accroît. La thèse de Stuart Mill est alors la suivante : si cette transmission est nécessaire en soi, il ne faut pas que la tradition devienne elle-même la source de toute autorité, en sorte que le présent se bornerait à répéter ce que le passé lui a appris. Car enfin, l'expérience est toujours singulière : ce qu'elle a appris à certains hommes par le passé ne vaut pas nécessairement pour tous les hommes ou pour la situation présente. Les traditions sont le fruit de ces expériences passées ; en cela, elles sont riches d'enseignements et dignes de respect. Mais quand le respect se mue en obéissance aveugle, quand la tradition s'impose comme une loi nécessaire, alors elle se pervertit, et cela pour trois raisons que détaille la seconde partie de notre texte.
La première, c'est que le savoir que véhicule la tradition est issu de l'expérience singulière d'individus singuliers ; cette dernière était alors nécessairement partielle ; or ils ont pu en tirer des conclusions trop générales et par là même fausses (ou du moins inexactes) ; d'autre part, ces conclusions elles-mêmes peuvent fort bien ne pas valoir pour la situation présente, elle aussi singulière et qui peut beaucoup différer des situations passées.
La seconde, c'est que la tradition ne retient que les expériences les plus communes, qui ont été faites par beaucoup de gens. Lorsqu'un individu s'y conforme, il se conforme en fait à des règles peu à peu dégagées parce que souvent vérifiées. Mais il est des individus qui, parce qu'ils ont une vie et un caractère extraordinaires, perdraient justement beaucoup à se soumettre aux règles communes : c'est précisément parce qu'il ne se laisse pas dominer par la tradition qu'un inventeur peut découvrir de nouvelles choses, un scientifique poser les problèmes de manière neuve, un artiste peindre comme on n'avait jamais peint. Que les savoirs transmis par la tradition soient généralement vrais, cela ne veut donc pas dire qu'ils sont vrais absolument, pour tous et dans toutes les situations.
Troisièmement et surtout, même dans le cas où ce qu'enseigne la tradition est adapté aux circonstances et aux individus qui y cherchent un guide, il se peut qu'une trop stricte observance ne se fasse qu'à leur détriment : ce qui distingue l'homme de tous les autres vivants, c'est qu'il est capable de juger, de discerner le vrai du faux, de penser et de comprendre, de différencier le bien du mal. Or faut-il accepter que ce soit la tradition qui prescrive impérativement ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, ce qui est vrai et ce qui est faux ? Mais à l'autorité absolue correspond l'obéissance aveugle, laquelle nous prive de tout choix : se conformer aux traditions parce qu'elles sont traditions, c'est perdre tout sens critique, c'est rendre impossible l'exercice du jugement. Quand la coutume devient un impératif prescriptif au lieu d'être un simple guide éclairant l'action, quand elle réclame de nous une obéissance servile au lieu de demeurer à notre service, alors cette obéissance même vient entraver l'exercice des plus hautes qualités humaines.
2. a) Le propre de la jeunesse, c'est d'avoir une faible expérience de la vie. La laisser à elle-même, c'est donc la condamner à répéter des erreurs que de bons conseils auraient pu lui éviter : celui qui a beaucoup vécu, celui qui connaît les affaires humaines pour les avoir longtemps fréquentées, celui-là a acquis au long des années une expérience à même d'élever et d'instruire ceux qui débutent sur le chemin de la vie. Céder à telle passion te rendra malheureux, dit l'homme de bon conseil : je le sais, parce qu'en mon temps, j'y ai cédé moi-même et que cela ne m'a apporté que de la tristesse. Ainsi donc, l'homme mûr (celui qui, précisément, a été mûri par l'expérience) a peu à peu appris quelque chose de la vie, qu'il peut et doit essayer de transmettre aux autres. La maturité n'est donc pas seulement un âge : c'est une qualité, celle que possède celui que les années ont rendu sage et prudent. Pourquoi cela ? Parce que précisément c'est « dans la maturité de ses facultés » que l'homme conquiert le « privilège […] de se servir de l'expérience et de l'interpréter à sa façon ». En d'autres termes, la maturité ne vient pas simplement avec le nombre des années et l'accumulation des expériences : n'en retirera quelque chose de positif que celui qui saura s'en instruire, or la capacité de s'instruire de l'expérience, c'est précisément cela, la maturité. Autrement dit, il faut avoir de l'expérience pour savoir tirer quelque chose de l'expérience, parce que l'interpréter et lui donner un sens est toujours délicat : cela réclame du doigté et de l'habitude. Comment tirer de « l'expérience transmise », c'est-à-dire vécue par d'autres en d'autres temps, quelque chose qui pourrait m'être utile à moi, individu singulier plongé dans une situation singulière ? Cela même s'apprend peu à peu, par expérience. Par conséquent, s'il est incontestable que l'expérience transmise dans la tradition peut « élever et instruire » la jeunesse, cette instruction est toujours délicate et n'a rien d'automatique ; ce pourquoi la tradition ne saurait être un guide absolu et sûr.
b) Faire une expérience, c'est être confronté à une situation nouvelle et en retirer un enseignement pour l'avenir : faire l'expérience de la peur, ce n'est pas simplement éprouver à même sa chair ce que peut être la terreur panique, c'est savoir désormais qu'on peut y céder et faire son possible pour que cela ne se reproduise plus ou avec des conséquences moins funestes. Tous alors nous faisons des expériences qui peuvent nous instruire et qui peuvent également, dans une certaine mesure, instruire autrui ; et la façon de partager ce savoir est d'en porter le « témoignage ». La seule chose que je puis dire avec une expérience, c'est ce que moi j'en ai retiré et qui ne vaudrait pas nécessairement pour un autre. Simplement, si certaines expériences sont communes et partagées par beaucoup et si tous en retirent la même chose, ce savoir se déposera dans « les traditions et les coutumes ». Ces dernières ne sont donc pas si absurdes qu'elles ne pourraient le sembler à première vue : si la coutume énonce qu'il faut faire ceci et non cela, si la tradition prescrit telle manière de faire, c'est généralement parce que ces règles générales ont à de multiples reprises prouvé leur efficacité par le passé. Cela veut-il dire alors que leur respect est un impératif absolu et que ne pas se soumettre à la tradition, c'est courir au-devant de l'échec ? Non pas : traditions et coutumes sont certes des « témoignages » de ce que les générations passées ont retiré de certaines expériences, mais seulement « jusqu'à un certain point ». La tradition transmet certes quelque chose du passé, mais elle le défigure toujours aussi un peu en même temps qu'elle le transmet, parce que s'agrègent à ce que l'expérience a appris aux hommes du passé des considérations venant des croyances de l'époque, de superstitions qui avaient alors force de loi, de mésinterprétations sur le sens et la valeur de ces expériences mêmes. C'est pourquoi le rapport à la tradition doit être tout à la fois respectueux et critique : sacraliser la coutume, c'est le meilleur moyen de ne pas comprendre ce qu'elle peut nous enseigner.
c) L'homme est un être capable de percevoir, mais aussi de juger, de discerner, de comprendre et de distinguer ce qui est bien de ce qui ne l'est pas. Or, selon Stuart Mill, de telles facultés ne peuvent se développer qu'en les exerçant, et les exercer (affirme-t-il), c'est toujours choisir. Qu'est-ce à dire ? En quoi par exemple la perception impliquerait-elle un choix ? La réponse est simple : apprendre à conduire une automobile par exemple, c'est savoir ce à quoi on doit être attentif lorsqu'on est au volant, en d'autres termes savoir ce qu'il faut regarder. Parmi tout ce qui s'offre à nous dans le champ perceptif, on ne saurait être attentif à tout : percevoir, c'est choisir de porter son attention sur ceci plutôt que sur cela, sur la voiture qui est devant la mienne plutôt que sur l'oiseau qui vole au-dessus de la rue.
De même, l'exercice du jugement passe toujours par l'épreuve d'un choix : juger qu'une proposition est vraie, par exemple, c'est choisir de lui attribuer la vérité à elle, et non à la proposition contraire. Juger, c'est choisir d'affirmer ou de nier quelque chose de quelque chose : c'est par exemple dire « la table est rectangulaire » plutôt que « la table n'est pas rectangulaire ».
Discerner, c'est distinguer une chose d'une autre, c'est-à-dire choisir de rapprocher certaines choses entre elles et de les distinguer du reste. L'orpailleur qui doit distinguer l'or des autres métaux est capable de décider si ce qu'on lui soumet est ou n'est pas de l'or : il a à faire un choix justifié, c'est-à-dire qu'il doit être capable de distinguer ce qui est de l'or et ce qui n'en est pas autrement qu'en se fiant au hasard.
Quant à la connaissance, c'est-à-dire « l'activité intellectuelle », elle consiste également à choisir : connaître un phénomène, c'est être capable de le ramener à sa cause, c'est-à-dire être capable de dire pourquoi il se produit. Or il existe toujours plusieurs causes possibles : connaître, c'est choisir laquelle semble la plus vraisemblable, et rendre raison de ce choix.
Enfin, lorsqu'il s'agit de « préférence morale », c'est-à-dire de savoir quelle action est préférable du point de vue éthique, il est à l'évidence question de choisir : de deux actions également possibles, laquelle dois-je faire pour bien agir ? Quelle est l'action que je dois préférer à l'autre et quelle est celle à laquelle je dois renoncer ?
3. « Ne mets pas tes doigts dans la prise ! » : voilà un impératif qu'ont entendu tous les jeunes enfants à un moment ou à un autre. Ce qui le dicte, c'est l'expérience qu'ont ses parents, et dont il est pour l'instant dépourvu : on ne peut pas laisser un bébé faire tout ce qu'il veut, parce qu'il n'a aucune idée des conséquences que ses actes pourraient avoir ; au nom de son propre intérêt, et pour son propre bien, l'expérience de ses parents doit venir lui interdire certaines actions, qui ne pourraient lui être que dommageables.
Mais passé l'âge de l'enfance, l'expérience des autres est-elle suffisante pour guider l'individu dans ses choix ? L'expérience, en d'autres termes, peut-elle instruire quelqu'un d'autre que celui qui la fait ? Peut-elle être transmise, et si tel est le cas, cette expérience, qui est alors celle d'un autre, permet-elle de guider mes propres décisions ?
Selon Aristote, l'expérience suppose tout à la fois la sensation et la mémoire : pour qu'expérience il y ait, il faut que ce que j'ai ressenti puisse être retenu, afin que puisse justement se constituer un apprentissage tirant leçon du passé.
Elle est donc « quelque chose qui provient de la mémoire » et qui, en tant que tel, suppose une répétition : l'expérience veut la durée, et si l'on ne devient pas du jour au lendemain un homme d'expérience, c'est que l'expérience, comme recueil en moi d'un commerce avec les choses, suppose leur fréquentation assidue. Ainsi, c'est peu à peu qu'un artisan, par l'exercice de son art, finit par le maîtriser et en avoir une parfaite expérience ; mais cette expérience qu'il a acquise, peut-il la transmettre à son apprenti ? Certes non : il peut lui enseigner les règles de son art, mais pas le tour de main qui ne viendra qu'avec le temps. Comme le dit Aristote, « c'est en forgeant qu'on devient forgeron », et précisément parce que l'expérience ne se transmet pas aux autres, qu'elle n'instruit que celui qui la fait.
Cela ne veut pas dire que l'homme d'expérience, par exemple celui que le temps a rendu sage et prudent, n'est d'aucune utilité pour autrui : celui qui, parvenu à la maturité, en sait long sur la vie, peut aider celui qui y débute en lui donnant des conseils. Tel est chez Aristote le rôle du prud'homme, c'est-à-dire de l'homme instruit des affaires humaines : il peut nous guider par ses bonnes paroles, mais il ne peut donner que des conseils et non des ordres, parce que ce qui a valu pour lui ne vaut pas nécessairement pour nous.
Ainsi donc l'expérience d'autrui peut-elle, si ce dernier est de bon conseil, éclairer les conditions de notre choix, par exemple en nous montrant qu'il a des conséquences que seul nous n'aurions peut-être pas aperçues. Mais elle s'avère effectivement insuffisante pour nous guider dans nos choix. Comme l'affirmait Kierkegaard, celui qui laisse les autres décider à sa place en se remettant à leur expérience, celui-là en fait, par peur, renonce à choisir : « Marcher seul ! Personne, absolument personne ne peut choisir pour toi ni te donner à la fin le conseil décisif touchant la seule chose qui compte […] ; et quand beaucoup y seraient disposés, ils le ne pourraient faire qu'à ton détriment. Seul ! Car après le choix, tu trouveras certes des compagnons de route ; mais au moment décisif et en chaque danger mortel, tu restes seul. » Lorsqu'il s'agit de savoir ce que je dois faire de ma vie par exemple, il est bon d'écouter les conseils de la prudence. Mais ces conseils, si éclairés soient-ils, ne sauraient décider à ma place, et du même coup m'ôter la responsabilité de mon choix.