1. a) Dans ce texte, Hume pose la question du rôle joué par l'expérience dans nos connaissances, et plus précisément du statut qu'il faut accorder à l'inférence. Si je sais en effet que le pain nourrit, que le feu brûle ou que l'eau bout à cent degrés, c'est uniquement parce que l'expérience me l'a appris. Mais l'expérience est toujours singulière : ce qu'elle m'a appris en fait, c'est que ce pain que j'ai mangé l'autre jour m'avait nourri, que cette flamme m'avait brûlé, et ainsi de suite. Comment puis-je être certain, alors, que le pain en soi est nourrissant, c'est-à-dire qu'il me nourrira aussi bien demain qu'hier ?
b) Ce que je nomme pain, c'est un ensemble de qualités sensibles, autrement dit un certain nombre de déterminations fournies par mes sens (le pain, c'est ce qui a telle couleur, dégage telle odeur, tel son quand on le frappe, ce qui a telle texture, tel goût). Par habitude, lorsque ces qualités sensibles se présentent ensemble, je nomme « pain » l'objet perçu. Or le pain que j'ai mangé hier m'a nourri, de même celui d'avant-hier ; j'en déduis qu'il existe quelque chose comme le pain en soi, et qui en soi est nourrissant. Sans m'en rendre compte, je procède ici à une double inférence : j'infère de certaines qualités sensibles (tel goût, telle odeur, etc.) une idée générale de pain (tout objet qui présente les mêmes qualités pourra s'appeler pain). Et j'attribue à cette idée, également par inférence, les propriétés constatées par le passé dans les différents pains que j'ai mangés. Bref, je dis : le pain en soi est nourrissant, en d'autres termes tous les objets présentant les qualités sensibles de ce que j'appelle « pain » auront pour propriété de pouvoir me nourrir.
Or rien ne permet de m'assurer que cette inférence doive être toujours valable : ce n'est pas parce que tous les merles que j'ai vus jusqu'à présent étaient noirs, qu'il n'existe pas de merles blancs. De même, ce n'est pas parce que tous les objets ayant cette couleur, cette odeur et ce goût m'ont nourri par le passé, que cet objet-là, que je nomme pain, ne va pas ce coup-ci m'empoisonner, par exemple parce qu'il serait fait à partir de grains germés et qu'il contiendrait de l'ergot de seigle, qui est un poison violent. L'habitude me fait attribuer des propriétés abstraites à des objets identifiés par leurs qualités sensibles ; mais rien, en définitive, ne vient fonder cette inférence, si ce n'est la régularité et la répétition des expériences passées. Or un tel fondement est insuffisant pour tirer des conclusions nécessaires et universelles : que ce que je nomme « pain » (en fait un ensemble de qualités sensibles) m'ait jusqu'à présent nourri, je ne saurais conclure que le pain est en soi nourrissant.
2. a) Lorsque Hume dit que l'expérience passée donne « une information directe et certaine », il affirme que l'expérience sensible, la perception, est bien la source de toute connaissance possible. Les sens, en d'autres termes, sont bien à l'origine de nos idées : ce que j'appelle « pain », c'est un ensemble de qualités sensibles qui se présentent ensemble (tel goût, telle couleur, telle odeur, etc.). Quand de telles perceptions se répètent en effet, mon imagination en abstrait une idée qui leur est commune, l'idée du pain en général, qui serait doté de telles qualités sensibles. Ainsi donc, le rôle de l'imagination, c'est de transformer des perceptions qui se ressemblent et se présentent dans le même ordre en identités (le pain en soi). Il faut donc distinguer dans la connaissance ce qui provient effectivement de la perception (les qualités sensibles) et ce qui provient de l'imagination, par l'abstraction et l'habitude (le fait d'associer ces qualités à une idée que je nomme pain). Or c'est cette idée que je dote de propriétés abstraites qui ne tombent pas sous les sens, c'est-à-dire de « pouvoirs cachés » : ici, le fait d'être en soi nourrissant. Expliquons ce point : rien dans la couleur, l'odeur, la texture ou le goût que je perçois ne m'indique que l'objet perçu a la propriété de me nourrir, et non de m'empoisonner. Les fraises sont rouges et ont un goût sucré ; cela suffit-il pour en conclure que tous les fruits de couleur rouge et au goût sucré sont comestibles ? Ce champignon que j'ai cueilli et que j'appelle amanite des césars est un mets de choix ; mais il a des qualités sensibles très voisines de cet autre, l'amanite tue-mouches, qui est un violent émétique. Ainsi comprenons-nous la précision apportée par Hume : l'expérience passée donne une information directe et certaine « sur les seuls objets précis et sur cette période précise de temps qui sont tombés sous sa connaissance ». À rigoureusement parler, la seule chose que m'apprend mon expérience passée, c'est que ce champignon que j'avais mangé hier avait telle apparence sensible : voilà une information directe et certaine. Si je n'ai pas été malade après l'avoir ingéré, j'en déduis qu'il était également comestible, mais c'est là une propriété que je ne peux déduire des seules qualités sensibles. Quand j'affirme alors que tel objet, déterminé par telles qualités sensibles, a la propriété d'être nourrissant, je fais une extrapolation et j'affirme que l'association, vérifiée par le passé, entre qualités sensibles et propriétés, sera également vraie demain. Mais rien en fait dans la perception elle-même ne me permet de faire une telle inférence, qui repose bien plutôt sur deux de nos facultés : la mémoire et l'imagination. Quand j'étends la connaissance que mon expérience m'a fournie à propos des objets passés sur d'autres objets qui ont la même apparence sensible, je tire en fait une conséquence qui n'est « en rien nécessaire », c'est-à-dire qui n'est pas obligatoirement vraie.
b) Tel est le sens de l'exemple fourni par Hume : soit une suite de perceptions sensibles. Mon imagination me permet de rapporter ces perceptions à un objet qui serait le support de ces qualités sensibles et que je nomme « pain ». Mais comment puis-je rapporter une suite de qualités sensibles à un nom ? Comme ces qualités sensibles se sont par le passé présentées d'une façon très voisine et dans le même ordre pour d'autres objets, j'en infère que les objets qui les présentent ont une identité commune : le nom « pain » désigne en fait non ce pain-ci, mais l'idée de pain en général, obtenue par abstraction d'une série de perceptions concordantes. Or, jusqu'à présent, l'objet que je nomme « pain » m'a nourri. Parce que cette expérience s'est répétée souvent, j'en ai inféré qu'il existait une idée de pain en soi, et que le pain en soi était un aliment doté du pouvoir de me nourrir. J'ai donc opéré une abstraction ici (en imaginant ce qu'il y avait de commun à tous les objets présentant les mêmes qualités sensibles et en nommant ce qu'ils avaient de commun avec un nom, ici le terme pain). Puis j'ai fait une inférence à partir de mes expériences passées en affirmant que, parce que le pain est un objet qui jusqu'à présent m'a nourri, il a en soi la propriété d'être nourrissant. Or rien dans l'expérience ne me permet de justifier cette inférence : l'association des qualités sensibles manifestes et des propriétés ou pouvoirs cachés ne saurait être déduite de l'expérience sensible, c'est en fait une information indirecte et incertaine. Pour preuve, il se peut fort bien que ce pain-ci ait été fabriqué à partir de grains germés. Rien dans son apparence sensible ne le distinguera des pains que jusqu'ici j'ai mangés ; pourtant, si je m'aventure à consommer celui-ci, je risquerai d'en mourir.
3. Ce pain qu'hier j'ai mangé m'a nourri ; puis-je pour autant en conclure que le pain en général est un aliment nourrissant ? Quand je fais une telle inférence, j'attribue au pain en soi une propriété révélée par mon expérience passée, mais qui n'est justement pas une information directe et certaine tirée de la perception. En rigueur, il n'y a rien dans mon expérience passée qui me permette de tirer des conclusions certaines pour mon expérience à venir : mon jugement sera au mieux probable, et non pas certain, c'est-à-dire nécessairement vrai.
Or, si l'on en croit Hume, l'expérience passée est pourtant la seule source de toute connaissance possible ; de là il ressort que nos connaissances ne sont jamais certaines et ne font en fait qu'énoncer des probabilités. Or une vraie connaissance est par définition une connaissance vraie : une connaissance fausse est en fait une fausse connaissance, c'est-à-dire autre chose qu'une connaissance, par exemple une illusion, une erreur, un préjugé infondé. Dire que toute connaissance provient de l'expérience et qu'elle n'est par conséquent jamais absolument certaine, n'est-ce pas alors affirmer qu'il est illusoire de croire que nos jugements sont effectivement des jugements de connaissance ? À admettre que toute connaissance provienne bien de l'expérience, cette dernière ne peut-elle pas fournir quelque certitude ? Ou ne faut-il pas bien plutôt affirmer que, parce qu'il existe des connaissances absolument certaines, l'expérience ne peut être la seule source de la connaissance ?
Selon Hume, l'expérience passée ne peut fournir qu'un seul genre de connaissance certaine. De ce que le pain d'hier m'a nourri, je ne peux en conclure en toute certitude qu'une seule chose : le pain d'hier était nourrissant. Quand je m'aventure plus loin et décrète qu'il existe un pain en soi, possédant telles qualités sensibles manifestes et toujours identiques, et telles propriétés communes, qui pourtant n'apparaissent pas parmi ces qualités sensibles, je tire une conséquence qui « ne semble en rien nécessaire », c'est-à-dire universellement vraie. Quand je dis que le pain est nourrissant, alors je fais une inférence, c'est-à-dire que je pars d'une collection de cas particuliers (l'ensemble des fois où manger du pain m'a nourri) et j'en déduis une propriété générale : le pain en général est nourrissant. Or, précisément, la généralité n'est pas l'universalité : dire que le pain nourrit en général, c'est dire qu'il y a des exceptions à ce jugement (par exemple que certains pains avariés ne nourrissent pas ou que certaines personnes ne sont pas nourries par le pain, par exemple à cause d'une allergie au gluten). Une généralité en d'autres termes est un jugement qui tolère des exceptions : le général n'est pas l'universel et seul l'universel est nécessairement vrai, c'est-à-dire certain.
Il faut donc répondre par la négative à la question posée : l'expérience ne pourra jamais fournir de connaissance absolument certaine. Pourtant, quand j'énonce que 2 + 2 = 4, j'énonce un jugement nécessaire, qui en d'autres termes ne connaît aucune exception, c'est-à-dire est universellement vrai. Si toute connaissance provenait de l'expérience, alors les vérités des mathématiques ne seraient pas certaines ; or tel n'est pas le cas. Il faut donc, affirme Kant, que tout dans la connaissance ne provienne pas de l'expérience : si l'expérience sensible ou perception fournit à la connaissance sa matière, le concept que cette matière vient remplir provient quant à lui de l'entendement. La part absolument certaine de la connaissance ne provient donc pas de l'expérience, mais du concept. Et si la mathématique est une science certaine, c'est précisément qu'elle est une connaissance où l'expérience sensible n'a aucune place.