Corrigé
Introduction
La technique occupe dans notre vie contemporaine une place de plus en plus importante et nécessite de notre part un effort permanent d'adaptation. S'adapter à la technique ne signifie pas simplement apprendre à utiliser une bonne fois pour toutes certains objets en acquérant des savoir-faire. S'adapter à la technique signifie désormais être en mesure de suivre son développement et, par conséquent, se mettre régulièrement à jour dans l'usage de moyens toujours plus nombreux, et nécessitant la maîtrise de nouveaux savoirs et savoir-faire. Mais cela implique également d'adapter son mode de vie à la présence de la technique dans notre quotidien. Il semblerait donc que nous soyons comme contraints de maîtriser une technique dont nous subissons le développement. Ce qui invite à penser que le développement des techniques obéit à une logique quasiment autonome. Ce constat peut sembler paradoxal dans la mesure où la technique est le produit de l'activité humaine. Il peut donc paraître étrange que nous soyons dans l'incapacité de maîtriser ce dont nous sommes les auteurs. La question est donc ici de savoir pourquoi nous ne parvenons pas toujours à contrôler ce que nous produisons, et de définir la voie à suivre pour parvenir à une plus grande maîtrise du développement technique.
I. La technique et son développement
1. Qu'est-ce que la technique ?
Aristote dans Éthique à Nicomaque définit la technique comme une « disposition à produire accompagnée de règles ». Si cette définition est intéressante, c'est parce qu'elle ne réduit pas la technique à l'usage des objets techniques (outils, instruments, machines, etc.), mais qu'elle présente principalement la technique comme une certaine manière d'appréhender le monde ouvrant sur un large champ concernant tout aussi bien les objets techniques que les savoirs et les savoir-faire. Dans cette optique, le monde est perçu comme ce à partir de quoi quelque chose peut être produit par l'activité humaine, à partir du moment où un certain nombre de règles sont respectées. Ce rapport au monde détermine d'ailleurs le rapport à la technique elle-même, puisqu'il peut conduire à penser qu'il est à l'origine du développement technique, la technique étant ce qui peut se transformer d'elle-même et par elle-même.
2. Le développement technique
Si l'on peut considérer que la technique est le propre de l'homme, ce n'est certainement pas au sens où il est capable d'utiliser des moyens pour s'adapter à son environnement. Les animaux savent eux aussi fabriquer et construire des dispositifs utiles à leur survie et leur permettant d'aménager leur environnement d'une manière qui leur convienne. On peut citer l'exemple des castors, capables de détourner des cours d'eau pour construire leur hutte. Là où l'homme présente un caractère particulièrement exceptionnel, c'est dans sa capacité à faire évoluer les techniques qu'il invente et qu'il utilise. Comme le fait remarquer Henri Bergson dans L'Évolution créatrice, ce qui fait le propre de l'homme, en tant qu'homo faber, ce n'est pas de fabriquer et d'utiliser des outils, mais d'inventer « des outils à faire des outils », c'est-à-dire de produire des moyens susceptibles d'en produire d'autres plus efficaces et performants :
« Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication. »
Ainsi est rendu possible le progrès technique, dont la trajectoire semble indéfinie. Autrement dit, la technique produit la technique et s'inscrit dans un processus de développement que rien ne semble pouvoir arrêter.
3. Technique et technologie
Toute la question est désormais de savoir si ce développement technique est inéluctable, ou s'il n'est propre qu'à certaines civilisations. En effet, la technique est présente, mais elle n'atteint pas dans toutes les sociétés le même niveau de développement. Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, la technique se limite à l'usage d'outils et de procédés élaborés à partir d'un savoir empirique, c'est-à-dire tiré de l'expérience que les hommes ont des phénomènes naturels. Autrement dit, lorsque les hommes de ces sociétés utilisent une technique, ils ne savent pas nécessairement pourquoi elle fonctionne, et peuvent très bien croire que son efficacité relève d'un prodige ou de l'intervention de forces surnaturelles. C'est ce que fait d'ailleurs remarquer Alain dans l'un de ses propos :
« L'inventeur de l'arc n'avait aucune idée de la pesanteur, ni de la trajectoire ; et même quand il perçait son ennemi d'une flèche, il croyait encore que c'était un sortilège qui avait tué l'ennemi. Nous n'avons, de ce genre de pensée, que des restes informes, mais qui rendent tous le même témoignage. Et cela conduit à juger que la technique quoique réglée sur l'expérience, et fidèlement transmise de maître en apprenti, n'a pas conduit toute seule à la science, et qu'enfin inventer et penser sont deux choses. »
Il semblerait donc que le développement technique ne soit pas apparu sous la forme que nous lui connaissons dès les origines de la technique, mais qu'il se soit accentué ensuite lorsque la technique subit une mutation qu'elle ne rencontra pas dans toutes les civilisations. Cette mutation est celle du passage de la technique à la technologie. Nous avons tendance à croire de nos jours que la technique est une application de la science, mais comme le fait remarquer Jacques Ellul dans un ouvrage publié en 1954 et intitulé La Technique ou l'Enjeu du siècle, il n'en a pas toujours été ainsi :
« (…) historiquement, la technique a précédé la science, l'homme primitif a connu des techniques. Dans la civilisation hellénistique, ce sont les techniques orientales qui arrivent les premières, non dérivées de la science grecque. Donc, historiquement, ce rapport science-technique doit être inversé. »
Tandis que la technique reste empirique, la technologie consiste à s'appuyer sur la connaissance scientifique pour produire des moyens d'agir de plus en plus efficaces et performants. Cette mutation a été encouragée par Descartes lorsqu'il recommande, dans la VIe partie du Discours de la méthode, une plus grande collaboration entre science et technique afin de rendre l'homme « comme maître et possesseur de la nature ». Le développement technique semble donc s'être initié à partir de cette évolution conjointe de la science et de la technique.
On peut en conclure que c'est à partir du moment où l'homme commence à prendre la nature comme un objet, et non comme le milieu dans lequel il est plongé et dont il fait intégralement partie, que le développement technique va s'accélérer et s'intensifier. Phénomène que l'on ne rencontre pas, ou qui se manifeste sous une forme plus atténuée, dans les civilisations qui perçoivent le rapport de l'homme à la nature de manière plus inclusive.
II. La question de la maîtrise
1. L'homme « comme maître et possesseur de la nature »
À la lire trop rapidement, on serait tenté d'interpréter cette formule de Descartes comme l'expression d'une entreprise prométhéenne de domination de la nature.
Prométhée est, dans la mythologie grecque, celui qui a volé aux dieux le feu et le secret des arts — art devant être compris ici au sens de technique — ce qui a entraîné la colère de Zeus, car en faisant cela, Prométhée à donner aux hommes des pouvoirs divins sans qu'ils disposent de la sagesse nécessaire pour en faire bon usage. Platon reprend d'ailleurs ce mythe dans un passage d'un dialogue intitulé Le Protagoras.
Faut-il voir dans la formule de Descartes l'expression d'une volonté de faire de l'homme un dieu disposant d'une totale maîtrise sur la nature ?
Ce serait faire injustice à Descartes que de l'accuser de vouloir dominer la nature sans limite, et d'être l'initiateur de tous les excès qui résultent aujourd'hui du progrès technique et technologique. En effet, lorsqu'il évoque ce projet, Descartes ne prétend pas faire de l'homme un dieu, et son intention est totalement étrangère à un quelconque délire prométhéen. Le rapport qu'il établit entre l'homme et la maîtrise ainsi que la possession de la nature n'est qu'un rapport d'analogie et non d'identité. Le recours à la conjonction de subordination « comme » exprime clairement ce point que l'on a trop souvent tendance à oublier. Il ne s'agit pas de faire de l'homme le maître et le possesseur de la nature, il n'y a pour Descartes qu'un seul et unique maître et possesseur de la nature, qui est Dieu. Il s'agit plutôt de faire de l'homme le médiateur entre Dieu et la nature afin qu'il agisse sur elle conformément à la loi de Dieu « qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes ». Néanmoins, si les intentions qui président au développement technologique sont souvent louables, les conséquences qu'entraînent certains progrès ne nous sont pas toujours bénéfiques pour autant.
2. Distinguer les fins des effets
Toute technique est principalement conçue en obéissant à une intention, c'est-à-dire en poursuivant une fin, en visant un objectif. Ainsi, la fin que poursuit le couteau est de pouvoir trancher. Néanmoins, lorsque l'usage d'une technique se généralise, il produit des effets, des conséquences, qui n'ont pas toujours été prévus par ceux qui l'ont inventée. C'est ce qui explique que chaque révolution technologique entraîne toujours une transformation de la société sur le plan social, politique et culturel. De la révolution néolithique, qui, avec l'invention de l'agriculture, de l'élevage et de la métallurgie, entraîne la sédentarisation des hommes, en passant par la révolution industrielle qui débouche sur une plus grande urbanisation, le taylorisme et la naissance de la société de consommation, jusqu'à la révolution numérique, dont, avec les progrès de la robotique et de l'intelligence artificielle, on ignore encore les conséquences sur notre mode de vie ; on s'aperçoit que toutes les transformations radicales qu'ont vécues les grandes civilisations reposent d'abord sur une révolution technique ou technologique. S'il en va ainsi, c'est que toute technique produit un monde, un horizon de sens que l'on ne parvient pas nécessairement à décrypter immédiatement. Ce monde est d'abord le produit du fonctionnement réticulaire des objets techniques. Comme le fait remarquer Gilbert Simondon dans son livre Du mode d'existence des objets techniques, les outils, mais surtout les machines que nous utilisons fonctionnent en réseau, elles sont interdépendantes, et leur usage nécessite que d'autres techniques se développent. Les objets techniques que nous utilisons quotidiennement nécessitent le déploiement d'infrastructures considérables. Envoyer un message de son téléphone mobile est un acte devenu aujourd'hui banal. Il ne pourrait cependant s'effectuer si n'était mis en œuvre un réseau complexe de moyens technologiques allant de la centrale électrique, qui aliment la prise de courant sur laquelle se recharge l'appareil, jusqu'au réseau satellitaire, qui permet aux informations de circuler à travers le monde. La constitution de ces réseaux est plus la conséquence de l'usage de ces techniques que le fruit de l'intention de ceux qui les ont inventées. C'est donc en ce sens que l'on peut parler d'un développement technique que nous ne maîtrisons pas nécessairement.
3. Maîtrise-t-on la maîtrise ?
Si, pour reprendre la formule de Descartes, la technique nourrie par le savoir scientifique nous rend « comme maître et possesseur de la nature », elle ne nous rend pas pour autant maîtres de cette seconde nature que produit la technique, et dont les lois jusqu'à présent nous échappent. Nous savons, en effet, utiliser les lois de la nature pour transformer celle-ci. Il importe de le rappeler ici, la technique ne transgresse jamais les lois de la nature, elle les utilise pour orienter certains phénomènes naturels dans un sens qui convient à la satisfaction de nos besoins ou de nos désirs. L'aéronautique ne transgresse pas les lois de la pesanteur, elle se doit même de les respecter scrupuleusement. Comme le faisait déjà remarquer au xviie siècle le philosophe anglais Francis Bacon dans son Novum organum, « on ne commande à la nature qu'en lui obéissant ». La technique n'est donc pas, à proprement parler contre-nature. Elle peut même, en un certain sens, être interprétée comme l'action de l'homme, en tant que force naturelle, sur son environnement. Cependant, ce qui fait problème concerne les conséquences de cette action, que nous ne maîtrisons pas toujours. Les inventeurs de l'automobile n'avaient certainement pas prévu les conséquences qu'aurait la généralisation de ce moyen de locomotion sur notre environnement au point d'entraîner une forte pollution, dont beaucoup pensent aujourd'hui qu'elle est la cause du réchauffement climatique. Il semblerait donc que nous soyons pour le moment dans l'incapacité de maîtriser notre maîtrise de la nature et les développements que celle-ci entraîne, et que l'urgence consiste aujourd'hui à penser la technique afin de mieux saisir et comprendre en quoi consiste son mode de développement.
III. Penser la technique
1. Technophobie et technophilie
Face aux inquiétudes générées par les difficultés que nous rencontrons pour maîtriser le développement technique, nous pourrions être tentés de nourrir une certaine peur, voire une haine, de la technique. Cette attitude, que l'on pourrait qualifier de technophobe, n'est certainement pas la plus pertinente. On ne peut nier le fait que l'homme soit par définition un être technique, voire un être prothétique, c'est-à-dire qui a besoin de prolonger son corps au-delà de l'espace qui est initialement le sien pour s'exprimer et s'accomplir. Ainsi, l'outil est-il le prolongement de la main et, au-delà de l'outil, les machines et leur fonctionnement en réseau ne sont finalement que des extensions des corps humains qui parviennent ainsi à agir et à communiquer à distance. Rejeter la technique serait donc rejeter ce qui fait une grande partie de l'humanité de l'homme. L'homme est un être de culture, et, comme le souligne Gilbert Simondon, la technique fait totalement partie de la culture humaine. Néanmoins, si la technophobie est une attitude inappropriée, il en va de même d'une technophilie aveugle, c'est-à-dire d'un amour sans réserve de la technique qui ne se soucierait pas des conséquences de son développement. L'attitude la plus raisonnable semblerait donc consister à admettre cette nécessaire dimension technique de l'humanité, tout en s'efforçant de mieux comprendre notre rapport à la technique afin de se préserver des effets indésirables qu'elle peut produire.
2. Mieux comprendre notre rapport à la technique
Parmi les critiques formulées à l'encontre de la technique, la plus radicale est celle qui s'attache à dénoncer l'autonomie du système technique lui-même. C'est cette critique que développe Jacques Ellul dans son livre La Technique ou l'Enjeu du siècle. La technique y est présentée comme un mode d'appréhension du réel et de traitement des problèmes qui oublierait l'humain, et pourrait nous conduire insidieusement vers une certaine forme de barbarie. Cette critique s'appuie sur la distinction que nous avons précédemment exposée entre les fins poursuivies par la technique et les effets qu'elle entraîne. Le développement technique est alors présenté comme la mise en œuvre de processus dont nous ne sommes pas toujours maîtres, qui peuvent être irréversibles, et qui nous conduisent à subir des effets que nous n'avons pas nécessairement prévus. L'univers de la technique se comporte donc comme une seconde nature, à laquelle nous sommes contraints de nous adapter. Notre immersion dans un tel monde, dominé par la technique, aurait tendance à limiter notre perception de la vie à sa dimension technique et à nous faire oublier que la technique ne prend sens qu'en poursuivant des fins qui ne sont pas purement techniques, mais qui relèvent d'un développement proprement humain. En conséquence, réduire notre rapport au monde à la technique consisterait à penser que les solutions des problèmes que pose la technique sont elles-mêmes techniques. Or, si ces solutions ont incontestablement une dimension technique, elles ne peuvent s'y réduire.
3. Pour une philosophie de la technique
De même qu'on ne commande à la nature qu'en lui obéissant, c'est-à-dire en comprenant ses lois, il semblerait que l'on ne puisse maîtriser le développement technique qu'en comprenant plus finement les facteurs qui le déterminent. Une telle compréhension des modalités du développement technique ne relève pas de la technique elle-même, ni de la science à elle seule. Une telle démarche doit être déterminée par une réflexion philosophique sur l'essence de la technique, sur son mode de fonctionnement, sur la genèse des objets techniques et les processus d'individuation et de concrétisation qui sont à l'œuvre lors de leur conception et de leur production, ainsi que sur les rapports qui s'établissent entre les procédés, les objets et le mode de pensée technique pour produire le système technique dans lequel nous sommes insérés. Il s'agit donc de promouvoir cette nouvelle science que Gilbert Simondon appelle de ses vœux, cette mécanologie, science des machines, qui n'est pas la mécanique, mais qui est science des effets produits par les machines et leur fonctionnement en réseau. Il s'agirait, à proprement parler, d'une véritable technologie, d'une science de la technique, qui nous conduirait à une plus grande maîtrise du développement technique. Il s'agirait de penser notre rapport technique au monde pour en comprendre la véritable nature et la véritable signification afin de ne pas devenir esclave de ce que l'humanité a d'abord conçu pour se libérer de sa trop grande dépendance par rapport à un milieu naturel perçu comme trop hostile.
Conclusion
Pour qu'une maîtrise du développement technique soit possible, il ne suffit donc pas de maîtriser techniquement la technique, il faut tout d'abord la penser philosophiquement, c'est-à-dire s'efforcer d'en comprendre l'essence et la signification. Cette réflexion passe par une interrogation de l'être humain au sujet de la place qu'il doit occuper dans la nature. Certes, l'homme est un être technique, mais cela ne signifie pas qu'il peut totalement s'affranchir de sa dépendance par rapport à l'environnement qui est le sien. Bien au contraire, c'est en s'efforçant de penser cette dépendance que les êtres humains parviendront à développer une technique proprement humaine, une technique dont le développement ne sera plus totalement subi, mais pourra contribuer pleinement au développement humain. Penser la technique, c'est donc se donner les moyens de ne plus subir le développement technique, mais d'en faire un processus libérateur au service du bonheur humain.