La fuite du temps en poésie du Moyen Âge au xviiie siècle
Fiche
La poésie se fait l'écho de l'interrogation de l'homme face à la fuite du temps, étroitement liée à la mort. Les poètes alternent, d'époque en époque, entre une volonté de la sublimer avec lyrisme, et une volonté contraire de la traiter avec réalisme.
1. Des origines antiques
• La fuite du temps est un thème privilégié par les écrivains et philosophes antiques. Beaucoup de poètes latins font le constat que le temps passe irrémédiablement et l'expriment à l'aide de formules qui ont traversé le temps, et qu'ont souvent utilisées les artistes après eux. Fugit irreparabile tempus (« Le temps fuit sans retour ») affirme ainsi Virgile dans ses Géorgiques (ier siècle), ajoutant que l'homme, trop préoccupé qu'il est par des détails, tend à oublier que tout doit mourir, lui compris. Tout est vanité : Vanitas vanitatum, et omnia vanitas (« Vanité des vanités, tout est vanité »), comme il est écrit dans l'Ecclésiaste.
• Dans la Rome antique, selon la légende, un esclave devait rappeler aux généraux triomphants qu'ils allaient mourir un jour : c'est le fameux memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »), formule devenue depuis très célèbre. Jouir de sa vie, voici le seul impératif auquel devrait obéir l'homme. Le poète romain Horace le résumait ainsi : carpe diem qui signifie « cueille le jour », soit « profite de chaque jour », car tu ne le pourras plus après la mort. Pour les poètes latins, la sagesse consiste à prendre conscience que le temps s'écoule fatalement, nous conduisant vers une mort inévitable, et qu'il faut savoir jouir de chaque instant.
2. Pourquoi la poésie ?
• La fuite du temps a toujours été un thème particulièrement apprécié des poètes, comme s'il n'était de forme plus adéquate que la poésie pour en parler. En effet, le poème, par sa forme versifiée et souvent courte, se prête particulièrement bien à la mémorisation, à la récitation, et donc à la transmission, survivant en quelque sorte malgré le passage du temps. Il devient alors une sorte de souvenir qui traverse les âges et immortalise son objet. La poésie développera en outre des images symbolisant le temps et la mort, devenues de véritables lieux communs, comme la fleur se fanant, ou encore les cours d'eau, fleuve ou rivière, s'écoulant à la manière du temps.
• Enfin, le poème, parce qu'il produit de nombreux effets esthétiques et qu'il tend à être beau, est une forme d'hommage parfaite, célébrant pour toujours son sujet, notamment lorsqu'il s'agit d'une femme que le poète a autrefois aimé : le poème devient le souvenir élogieux de la dame.
3. Au Moyen Âge : l'omniprésence de la mort
L'angoisse de la mort
• À la fin du Moyen Âge, l'homme prend peu à peu conscience de sa propre existence (non plus comme faisant partie d'une communauté mais en tant qu'individu) : la peur de la mort, à laquelle est intrinsèquement liée la fuite du temps, s'exacerbe et se fait plus présente dans les textes poétiques.
• François Villon exprimera particulièrement cette angoisse de la mort et du temps qui fuit, notamment au travers de son long recueil Le Testament (1461) dans lequel il reprend le thème antique du tempus fugit, de même que le motif médiéval de l'ubi sunt qui s'inspire de la locution latine Ubi sunt qui ante fuerunt ? (« Où sont passés ceux qui nous précédèrent ? ») et questionne la mort des grands personnages du passé. L'un de ses poèmes les plus connus est sans doute la Ballade des Dames du temps jadis dans laquelle est répété le fameux vers « Mais où sont les neiges d'antan ? » : Villon compare les grandes dames du passé aux neiges évanescentes, qui, si pures et lumineuses soient-elles, fondent toujours au soleil.
• Dans sa très célèbre Ballade des pendus (1489), Villon va jusqu'à décrire les cadavres pourrissant des condamnés qui demandent aux vivants de prier Dieu de les pardonner :
« Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »
La jeune fille et la mort
• De nombreux poètes développent parallèlement le thème de la jeune fille enlevée trop tôt par la mort. Ainsi les vers de la ballade « Las, mort, qui t'a fait si hardie… » de Charles d'Orléans :
« Las ! Mort, qui t'a fait si hardie
De prendre la noble Princesse
Qui était mon confort, ma vie,
Mon bien, mon plaisir, ma richesse ! »
De prendre la noble Princesse
Qui était mon confort, ma vie,
Mon bien, mon plaisir, ma richesse ! »
• La mort est présentée comme impartiale, voire aveugle, car elle ne fait cas ni de l'âge, ni des richesses, ni de la moralité : elle emporte tout le monde, les jeunes comme les vieux, les riches comme les pauvres, les saints comme les criminels. La mort de la bien-aimée, qui incarne la jeunesse, la beauté et l'amour, représente à ce titre la pire des injustices.
4. À la Renaissance : l'imitation des anciens
• À la Renaissance, les poètes, notamment sous l'impulsion de la Pléiade, cherchent à renouveler la poésie médiévale en s'inspirant des genres et auteurs gréco-latins. Ils reprennent ainsi, entre autres, les motifs majeurs de la poésie antique, tels que la fuite du temps, mais sur un mode plus élégiaque et lyrique qu'au Moyen Âge.
Fugit irreparabile tempus
• Les poètes de la Renaissance déplorent à leur tour la fuite irrémédiable du temps et travaillent particulièrement le motif de souvenir. Cette conscience du temps qui fuit provoque moins l'angoisse que la mélancolie, contrairement à ce qui était exprimé dans la poésie du Moyen Âge. Dans son épigramme « De moi-même », Clément Marot, précurseur de la Pléiade, regrette par exemple sa jeunesse :
« Plus ne suis ce que j'ai été,
Et ne le saurais jamais être.
Mon beau printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre. »
Et ne le saurais jamais être.
Mon beau printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre. »
• Le souvenir des moments heureux et des personnes que l'on a aimées apparaît alors comme le moyen de lutter contre leur disparition. Pierre de Ronsard voit ainsi dans la poésie le moyen de rendre permanente la beauté et la jeunesse qui ne sont plus. Dans ses Sonnets pour Hélène (1578), il explique à Hélène de Fonsèque que ses poèmes rendront sa beauté immortelle :
« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. »
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. »
• Il est à noter qu'en inscrivant son nom dans ces vers, Ronsard semble chercher sa propre immortalité.
Memento mori
• Cette mélancolie face au temps qui fuit conduit les poètes à décrire la vanité du monde et de l'homme. Dans Les Antiquités de Rome (1558), Joachim du Bellay médite sur la chute de la civilisation romaine. L'anéantissement de cet immense épisode de l'histoire devient pour lui le signe que tout meurt :
« Espérez-vous que la postérité
Doive, mes vers, pour tout jamais vous lire ?
Espérez-vous que l'œuvre d'une lyre
Puisse acquérir telle immortalité ?
Si sous le ciel fût quelque éternité,
Les monuments que je vous ai fait dire,
Non en papier, mais en marbre et porphyre,
Eussent gardé leur vive antiquité. (Sonnet XXXII) »
Doive, mes vers, pour tout jamais vous lire ?
Espérez-vous que l'œuvre d'une lyre
Puisse acquérir telle immortalité ?
Si sous le ciel fût quelque éternité,
Les monuments que je vous ai fait dire,
Non en papier, mais en marbre et porphyre,
Eussent gardé leur vive antiquité. (Sonnet XXXII) »
Carpe diem
• Parallèlement à cette mélancolie passive face au temps qui passe, certains poètes, et notamment Pierre de Ronsard, revisitent l'épicurisme antique en cherchant à jouir de chaque instant. Le poète reprend alors presque explicitement le fameux carpe diem d'Horace : le motif de la fleur qu'il faut cueillir est très présent dans ses poèmes. Ainsi la fin de « Quand vous serez bien vieille… » :
« Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. »
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. »
• Ou encore, la fin de ce sonnet devenu très célèbre « Mignonne, allons voir si la rose », extrait des Amours de Cassandre (1545) :
« Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté. »
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté. »
5. Au xviie siècle : un thème baroque par excellence
Un contexte de crise
• Le mouvement baroque apparaît dans un contexte de crise et de métamorphose : les guerres de Religion, extrêmement meurtrières, et la révolution copernicienne (découverte que le Soleil, et non la Terre, est au centre de l'univers) rappellent brutalement l'instabilité du monde.
• Dans un contexte si particulier, la mort et l'inconstance du temps deviennent des sujets prisés, mais sur un mode plus ostentatoire et plus violent qu'auparavant.
Les symboles de l'éphémère
• C'est à cette époque que se développe l'art de la « vanité », ces natures mortes visant à rappeler à l'homme sa condition mortelle et représentant un crâne entouré d'objets symbolisant la fuite du temps (montres, sabliers…), l'éphémère (fleurs flétries, bulles de savon, bougies se consumant…) et les activités humaines présentées comme vaines (livres, pinceaux, partitions, nourriture…). La poésie baroque reprend ces symboles de vanité. Ainsi, dans son sonnet « Mais si faut-il mourir », extrait d'Essay de quelques poèmes chrétiens (1588), Jean de Sponde multiplie les métaphores de ce genre, comparant le temps aux fleurs, à une « ampoule venteuse », à un « flambeau qui lance une flamme fumeuse », à une « rive écumeuse », à de « clairs éclairs » ou encore à la « neige » qui fond.
• Face à l'inconstance et l'imprévisibilité du temps, la vie est présentée comme une illusion trompeuse et éphémère, et fréquemment comparée à un rêve. Ce poème de Jean-Baptiste Chassignet, extrait du Mépris de la vie et consolation contre la mort (1594), est à ce titre éloquent :
« Est-il rien de plus vain qu'un songe mensonger,
Un songe passager vagabond et muable ?
La vie est toutefois au songe comparable
Au songe vagabond muable et passager […]. »
Un songe passager vagabond et muable ?
La vie est toutefois au songe comparable
Au songe vagabond muable et passager […]. »
La charogne
• Dans cette perspective de la mort décrite avec violence et brutalité, le cadavre fait sa réapparition en poésie. Ainsi Jean-Baptiste Chassignet dans son poème « Un corps mangé de vers » :
« Ici l'une des mains tombe de pourriture,
Les yeux d'autre côté détournés à l'envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d'ordinaire pâture :
Le ventre déchiré cornant de puanteur
Infecte l'air voisin de mauvaise senteur,
Et le nez mi-rongé difforme le visage […]. »
Les yeux d'autre côté détournés à l'envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d'ordinaire pâture :
Le ventre déchiré cornant de puanteur
Infecte l'air voisin de mauvaise senteur,
Et le nez mi-rongé difforme le visage […]. »
• De telles descriptions, crues et violentes, ont une fonction de memento mori : elles visent à rappeler à l'homme sa condition mortelle dans ce qu'elle a de plus violent et de plus terrible, la décomposition de la chair, afin d'éveiller la conscience du lecteur.
Le classicisme
• Dans la seconde moitié du xviie siècle, les poètes classiques traitent également de la fuite du temps, mais avec moins de prépondérance et de façon plus formelle : la poésie compte alors plus que ce qu'elle dit, et la fuite du temps est davantage un prétexte à des jeux de formes et de versification. Le temps et la mort sont mis à distance. Dans les « Stances à Marquise » (1658), Pierre Corneille reprend les motifs chers à la Renaissance, tels que la vieillesse de la bien-aimée :
« Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge,
Vous ne vaudrez guère mieux.
L'image de la fleur flétrie :
[Le temps] saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front. »
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge,
Vous ne vaudrez guère mieux.
L'image de la fleur flétrie :
[Le temps] saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front. »
• Ou encore cette idée que la poésie rendra la beauté de la dame immortelle :
« Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit. »
Qu'autant que je l'aurai dit. »
• Jean de La Fontaine traite également des thèmes de la fuite du temps et de la mort dans ses Fables (1668) avec une certaine légèreté. Ainsi imagine-t-il, dans sa fable « La Mort et le Mourant », un personnage reprochant à la mort de venir le chercher « au pied levé », sans qu'il n'ait pu se préparer.
6. Au xviiie siècle : les premiers pas du romantisme…
• La poésie du xviiie siècle, qui est assez peu passée à la postérité, est une continuité de la forme poétique classique, puisqu'elle conserve la versification traditionnelle, mais aussi de la poésie baroque dont elle reprend les thèmes pour les traiter peu à peu avec lyrisme, mélancolie et sensibilité. Elle prépare ainsi la poésie romantique qui sera par excellence le mouvement poétique de la mélancolie et de la fuite du temps.
• André Chénier reprend notamment le motif de la jeune fille emportée trop tôt par la mort en relatant l'histoire de Myrto qui, alors qu'elle navigue pour rejoindre son futur époux, se fait emporter par le vent et meurt noyée. Le début du poème est devenu extrêmement célèbre :
« Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez.
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine. »
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez.
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine. »
Au début du xixe siècle, le romantisme fera en effet de la fuite du temps un thème privilégié qui sera alors décrit sans brutalité, mais au contraire dans une sorte de douce mélancolie. Les célèbres vers extraits du poème « Le Lac » (1820) d'Alphonse de Lamartine résument cette appréhension romantique du temps :
« « Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! » »
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! » »
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