Les séductions de la parole


Fiche

La séduction est un terme provenant du verbe latin seducere signifiant « amener à part, amener à l'écart ». Les séductions de la parole désignent donc essentiellement la puissance par laquelle la parole parvient à nous ensorceler, à nous charmer, voire à nous détourner de ce que l'on pensait ou faisait avant de l'entendre.
I. La puissance du discours
• Le sophiste grec Gorgias a particulièrement exposé la puissance de la parole capable de produire des effets sur les hommes en les touchant sur le plan affectif et émotionnel. Voici un extrait de l'Éloge d'Hélène de Gorgias :
« 13. […] En second lieu, considérons les plaidoyers judiciaires qui produisent leur effet de contrainte grâce aux paroles : c'est un genre dans lequel un seul discours peut tenir sous le charme et persuader une foule nombreuse, même s'il ne dit pas la vérité, pourvu qu'il ait été écrit avec art. En troisième lieu, considérons les discussions philosophiques : c'est un genre de discours dans lequel la vivacité de la pensée se montre capable de produire des retournements dans ce que croit l'opinion. » (Gorgias de Léontium, Éloge d'Hélène)
• Cette éloquence au service de l'argumentation n'est pas sans danger, et peut devenir une manipulation dans la mesure où son objectif n'est pas la vérité, mais seulement la vraisemblance (l'interlocuteur adhère à ce qui lui semble être vrai). Publicité, propagande, discours politique… sont autant de formes qui utilisent les ressorts de la persuasion et qu'il faut appréhender en connaissance de cause, sans jamais se départir de son esprit critique. Gorgias le souligne ainsi :
« 14. Il existe une analogie entre la puissance du discours à l'égard de l'ordonnance de l'âme et l'ordonnance des drogues à l'égard de la nature des corps. De même que certaines drogues évacuent certaines humeurs, et d'autres drogues, d'autres humeurs, que les unes font cesser la maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d'autres qui enhardissent leurs auditeurs, et d'autres qui, avec l'aide maligne de Persuasion, mettent l'âme dans la dépendance de leur drogue et de leur magie. » (Gorgias de Léontium. Éloge d'Hélène)
II. La poésie
• Mais la séduction par la parole n'est pas seulement le propre des rhéteurs, c'est aussi bien sûr celui des poètes, d'hier à aujourd'hui, dont la parole charme celui qui les écoute ou les lit.
• Outre les poètes antiques, que nous lisons toujours (Homère, Virgile, etc.), une figure mythique se détache lorsqu'on évoque la poésie des origines : Orphée. Selon la légende, Apollon lui aurait fait don d'une lyre, et les muses lui auraient appris à en jouer. Orphée devient ainsi capable de charmer les animaux, mais aussi les arbres et les rochers. Il participe d'ailleurs à l'expédition des Argonautes, et son chant parvient à charmer le serpent gardien de la Toison d'or. Lorsque son épouse Eurydice, voulant échapper aux avances d'un dieu, est mordue par un serpent et meurt, Orphée est inconsolable : il se rend à l'entrée des Enfers et, grâce à son chant et à sa musique, réussit à attendrir Charon, le passeur, mais aussi le chien Cerbère, et même Hadès. Ce dernier permet à Orphée de ramener Eurydice à la vie, à une condition : il ne doit pas se retourner vers sa femme avant d'avoir revu la lumière du jour. Mais Orphée ne parvient pas à respecter cette condition : juste avant d'arriver à la lumière, il se retourne, et perd définitivement Eurydice. Orphée donne ainsi de la figure du poète une image double : il est celui qui reçoit un don et qui est proche des dieux, en même temps qu'il est profondément homme. Il permet également de mettre l'accent sur une fonction fondamentale du poète : celle de l'enchanteur, grâce à la puissance du lyrisme et aux liens qui unissent poésie et musique (remarquons que la figure d'Orphée, poète inspiré, a été également inspirante : qu'on pense aux Métamorphoses d'Ovide, à l'opéra de Monteverdi, au film de Cocteau, etc.).
• Plus généralement, on peut dire que la poésie puise sa puissance de séduction dans le fait qu'elle permet une redécouverte de notre langue.
• Lorsqu'un artiste s'empare de la langue pour y trouver des termes rares, lorsqu'il écoute les combinaisons sonores obtenues par l'enchaînement des vers, il offre au lecteur la possibilité de redécouvrir la matérialité des mots.
Dans la vie quotidienne, nous avons tendance à confondre le mot et la chose et à ne plus « écouter » ni « voir » les mots pour eux-mêmes – même si certaines circonstances font que nous choisirons tel terme plutôt que tel autre, à cause précisément de ses sonorités ou de l'image qu'il évoque pour nous. Le poème est le lieu où l'attention aux termes est portée au paroxysme. Nous nous laissons bercer, ou nous sommes frappés, par une émotion musicale parfois même détachée du sens.
Certains textes nous touchent d'abord par leur forme – avant même que nous ne comprenions tout à fait leur sens. Si l'on pousse cette conception plus loin encore, le thème du poème peut alors n'avoir que peu d'importance. La description d'une scène, d'un objet, ou l'évocation d'un épisode, deviennent ainsi pour le poète des « pré-textes ». Les poètes parnassiens s'inscrivent notamment dans cette conception.
• À partir du xixe siècle, et même si certains poètes avaient déjà exploré cette voie auparavant, la recherche esthétique ne passe plus forcément par la forme fixe. Les romantiques d'abord, puis les symbolistes, revendiquent une liberté créatrice, les poètes assouplissent le vers et se mettent à employer des vers moins fréquents. Ainsi Verlaine écrit-il dans son Art poétique :
• « De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l'Impair »
• Les vers de ce poème comptent neuf syllabes, c'est-à-dire un nombre impair, alors que la tradition allait plutôt vers les mètres pairs. À partir de cette époque, la perfection formelle ne passe plus par l'observation de cadres déjà créés, mais au contraire par l'ouverture sur un langage neuf.
Mallarmé, lui, souhaite « redonner un sens plus pur aux mots de la tribu » : il cherche un langage originel, redonne aux mots leur sens étymologique (le plus souvent oublié), il mêle les différents sens d'un mot polysémique, etc. L'objectif de tels poètes n'est plus seulement d'orner la pensée selon des codes préétablis, il est de déployer toutes les richesses d'une langue et ainsi d'accéder à des sens multiples afin de donner un pouvoir de séduction à la parole qui devient ainsi une sorte de musique qui touche l'âme de celui qui l'écoute.
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