Comme on l'a vu dans le précédent axe, la puissance peut prendre plusieurs formes. Parmi celles-ci, le soft power a été théorisé par Joseph Nye, qui l'oppose au hard power, comme la capacité de disposer d'une puissance qui ne passe pas par la contrainte mais par l'influence. Dans le monde actuel, ces voies indirectes de puissance prennent plusieurs formes. Elles peuvent être mises en œuvre par des États, mais aussi par des entreprises, ou par des groupes d'influence de plusieurs natures. Elles contribuent ainsi à transformer les rapports traditionnels à la puissance. Plusieurs enjeux peuvent être mis en évidence : l'enjeu culturel, l'enjeu du rapport entre États et acteurs non étatiques, ainsi que le rapport entre réseaux de transport et influence.
La culture, forme indirecte de la puissance
La culture peut être un atout au service de l'influence. Elle relève à la fois du choix des États et d'acteurs non-étatiques, voire supra-étatiques.
Une géopolitique des influences culturelles
La culture est le premier enjeu. La diffusion de la culture d'un pays ou d'une aire de civilisation dans le monde prend plusieurs voies. La première est celle de la présence d'une communauté originaire d'un territoire dans un autre territoire, en raison des migrations. Ces diasporas peuvent accroître le rayonnement culturel et aussi soutenir d'importants flux économiques entre le pays d'origine et les territoires, sous forme de remises. On peut citer l'exemple de la diaspora chinoise, qui compte 50 millions de personnes, essentiellement en Asie du Sud-Est, mais aussi en Amérique du Nord ou en Europe. Il y aurait actuellement autant de personnes dans la diaspora libanaise (Afrique, Amérique, Europe, Moyen-Orient) que dans le pays. Quant à l'Italie, elle a connu la migration définitive, entre 1885 et 2008, de près de 20 millions de personnes. Ces influences culturelles passent par la diffusion de formes de gastronomies, souvent réinterprétées en Amérique du Nord puis diffusées comme produits de la global food. Les ressources de la haute culture, du design, de la mode, sont également mobilisées dans ce rayonnement, où le rôle des métropoles est fondamental. Une cité comme Dubaï dispose d'une influence qui dépasse largement le poids du hard power de l'État dans lequel elle se trouve. New York, Londres, Paris et Tokyo sont des villes mondiales à l'influence planétaire.
Les enjeux linguistiques
La pratique d'une langue au-delà du pays dont elle est originaire est également un facteur de puissance. Ces diffusions des langues sont souvent le fruit d'une domination coloniale ou économique. Ce fut le cas de l'espagnol et du portugais dès le xve siècle, puis du français et de l'anglais. Aujourd'hui, dans les pays anciennement colonisés devenus indépendants, la pratique de l'ancienne langue coloniale ouvre des enjeux économiques importants. Pour les anciennes métropoles, elle permet le maintien d'une influence dans certaines régions du monde, à la fois diplomatique et économique. Ainsi, la francophonie représente 300 millions de locuteurs et l'Organisation mondiale de la francophonie regroupe 88 États. Quant à l'anglais, il est devenu la langue véhiculaire des échanges internationaux, à la fois grâce à l'héritage colonial britannique et à la puissance dominante des États-Unis dans le monde. Les puissances émergentes peuvent aussi jouer la carte des langues : le Brésil accroît son influence au sein de la lusophonie, dans le même temps qu'il renforce son partenariat économique avec l'Angola. Enfin, la Chine développe dans le monde les instituts Confucius pour diffuser sa langue et sa culture : il en existe actuellement 510 répartis dans 140 pays.
Religion et soft power
Les religions sont également des exemples d'influences transnationales. Le catholicisme possède ainsi un réseau territorialisé en diocèses présents dans presque tous les pays et centralisé par le Saint-Siège. L'islam est davantage polycentrique, mais son influence est portée par plusieurs puissances : la diffusion de l'islam wahhabite renforce l'influence culturelle des pays de la péninsule arabique et reçoit les financements issus de la rente pétrolière, alors que l'islam chiite est promu par l'Iran.
Exercice n°1Exercice n°2Acteurs étatiques et acteurs non-étatiques
Ces systèmes d'influence à l'échelle du monde relèvent donc parfois des États, parfois d'autres acteurs. Leurs rapports sont complexes. Parmi eux, on compte les entreprises relevant des nouvelles technologies, dont les géants du numérique.
L'émergence de l'influence des entreprises
Les entreprises peuvent disposer d'un important soft power. Certaines firmes transnationales sont présentes dans plus de 150 pays et peuvent employer plusieurs centaines de milliers de personnes. C'est le cas d'Exxon Mobil, compagnie pétrolière américaine, ou encore de la française LVMH. Ces entreprises peuvent développer des pratiques diplomatiques leur permettant de négocier des contrats directement avec des États et deviennent ainsi très influentes, malgré leur absence de hard power. Ces rapports peuvent également passer par l'action des lobbies, voire, dans certains cas, par des corruptions. Certaines entreprises peuvent également contribuer à façonner le droit dans certains États en leur faveur : dans les paradis fiscaux, des avantages importants leur sont offerts.
Le cas des géants du numérique
Les géants du numérique ont une influence particulière. Les GAFAM que sont Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, portent l'influence des États-Unis mais entrent également en concurrence avec certains aspects de la souveraineté. Leur poids économique en matière de chiffre d'affaires et de capitalisation boursière est d'une importance majeure, mais la possession de big data, c'est-à-dire de données personnelles de milliards d'utilisateurs, leur donne une influence transnationale très large et, potentiellement, la possibilité d'influencer culturellement et politiquement les opinions publiques. Ce large horizon leur permet de profiter d'effets d'aubaines fiscales en choisissant les pays dans lesquels ils s'acquittent de leurs impôts.
Les rapports entre États et acteurs non-étatiques
Les États sont partagés entre deux choix. Les grandes entreprises accroissent la puissance des États dont elles sont originaires. C'est le cas des GAFAM pour les États-Unis et tout particulièrement pour la Californie, notamment la Silicon Valley. Mais elles peuvent aussi concurrencer leur propre influence. Certains États font le choix de disposer de participations au capital des grandes entreprises, de façon à ce qu'elles mènent une politique renforçant leur influence. C'est le cas des entreprises à participation de l'État en France, comme Areva pour le nucléaire ou Total pour le pétrole. En Russie, la reprise en main des grandes entreprises comme Gazprom par le pouvoir est un des enjeux de la renaissance de la puissance nationale sous la présidence de Vladimir Poutine. Cette entreprise représente 20 % des recettes de l'État et lui donne la possibilité de peser sur l'accès des États clients à la ressource gazière. Quant à la Chine, elle a fait le choix de fermer ses frontières numériques aux GAFAM et de mettre sur pied des géants du numérique contrôlés par l'État chinois. Mais ces
BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiami) rayonnent essentiellement à l'échelle de la Chine et ont une influence limitée à l'étranger.
Exercice n°3Exercice n°4Influence et réseaux de communication : une nouvelle géopolitique
Ces aspects du soft power dessinent une nouvelle géopolitique dans laquelle les réseaux sont d'une importance stratégique. Certains acteurs de la puissance peuvent tirer parti des réseaux existants, alors que d'autres construisent eux-mêmes de nouveaux réseaux au service de leur puissance.
La maîtrise des flux : un outil d'influence
Pour être puissant, il faut contrôler les flux. À la fois les flux matériels et les flux immatériels. Certains pays ou certaines villes vivent ainsi d'une « rente de situation », car ils sont placés dans un détroit stratégique. Mais cela ne fait pas tout, car il faut aussi créer le cadre législatif et fiscal qui permet de fixer marchandises et circulations financières. On peut citer le cas de Singapour, dont la puissance et l'influence dans le monde excèdent de beaucoup le poids démographique ou militaire de cet État. Les micro-États ont d'ailleurs souvent développé des stratégies de ce type.
La construction de nouveaux flux et la construction de la puissance : le cas des « Nouvelles routes de la soie »
Dans le cas de la Chine, le pays travaille à la construction volontariste de nouveaux réseaux de communication qui lui permettent de polariser les flux à son profit. Cela est rendu possible par le poids économique et démographique de la Chine. Lancé par le président Xi Jinping en 2013, le programme des « nouvelles routes de la soie » prévoit de créer des « corridors de développement » partant de la Chine et associant les pays ou régions voisines, ainsi que l'Amérique latine. Le contrôle des voies maritimes est le second aspect du programme, avec le « collier de perles » des ports contrôlés par la Chine non seulement sur les routes d'approvisionnement pétrolier, mais aussi en Europe, avec le port du Pirée. Enfin, la Chine prévoit une liaison ferroviaire entre son territoire et l'Europe et construit des voies ferrées en Afrique, dans l'hinterland des ports qu'elle contrôle afin d'exploiter les ressources des pays dans lesquels elle dispose d'accords économiques.
Les échelles d'influence dans un monde ouvert
Ainsi, dans le monde actuel, les formes indirectes de puissance contribuent à affiner le classement entre les pays. Toutefois, elles ne sont pas totalement indépendantes du
hard power, qui demeure souvent déterminant. La Chine poursuit ses investissements militaires et installe des bases dans certains points stratégiques du « collier de perles », comme à Djibouti, et ses actions diplomatiques dans le même temps qu'elle travaille à son rayonnement culturel et à la création d'un espace de flux structuré. L'ouverture du monde permet toutefois à certains pays de saisir des opportunités nouvelles contribuant à leur affirmation.
Exercice n°5