Introduction
« Je vous aime, ô débris ! et surtout quand l'automne / Prolonge en vos échos sa plainte monotone », écrit Victor Hugo dans ses Odes et ballades. Le motif des ruines est de fait un topos poétique privilégié du romantisme, occasionnant des méditations sur le tempus fugit et la vanité de l'homme et de sa création
Ce thème était cependant déjà présent au xviiie siècle notamment dans la peinture d'Hubert Robert, dont Diderot évoque un tableau, la Grande galerie antique, dans son Salon de 1767. Le tableau, qui n'est pas décrit, suscite chez Diderot une révolte face à la mort mais aussi un apaisement nostalgique, exprimés dans un registre passionné et poétique. Comment Diderot met-il en scène son émotion esthétique et sa réflexion sur la fuite du temps ?
Nous étudierons dans un premier temps l'approche sensible de Diderot face au tableau avant de nous intéresser à sa réflexion quant à la fuite du temps.
Le plan développé
Si Diderot est dans une posture de critique d'art qui évoque l'intérêt de la peinture à ses yeux, cette position critique est d'autant plus forte qu'elle exhibe son émotion.
Le texte s'inscrit dans le genre des salons de la peinture, et propose donc une réflexion sur l'art et ses pouvoirs, ce qui fonde la valeur d'une œuvre.
Nous pouvons comprendre qu'en creux, Diderot considère que le pouvoir d'un tableau vient du fait qu'il nous fait confondre représentation et réalité. Le tableau, en effet, n'est jamais vraiment décrit, comme si les ruines étaient réelles, et non une figuration. On remarque de ce point de vue les adverbes de lieu, « c'est là » « . C'est là… », les déictiques, « ce lieu » « De ce lien,… » ou encore les verbes de perception qui effacent la matérialité de la toile et donnent une impression de réel : « Je vois le marbre » « Je vois le… ». La force de la peinture se trouve donc dans son souci du vrai et sa capacité à faire oublier au spectateur qu'il est face à une toile au profit d'une sensation de réel, ce qui mène à une implication personnelle du spectateur.
En effet, le pouvoir de la toile vient également de sa capacité à susciter l'émotion du spectateur. En cela, Diderot est lui-même l'exemple du pouvoir de la toile d'Hubert Robert. Il a ainsi recours à une accumulation du champ lexical de l'émotion et de la sensation, « je frémis » « je frémis. Si… », « je suis plus libre » « je suis plus… », « nous jouirons » « nous jouirons de… », exprimant tour à tour les nombreuses « idées » « Les idées que… » que la toile suscite. Son implication personnelle se retrouve également dans l'emploi de la première personne, la ponctuation forte comme les points d'interrogation et d'exclamation qui fondent un registre lyrique et les procédés emphatiques tels que l'accumulation et la gradation : « sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux » « . C'est là… », « plus libre, plus seul, plus à moi, plus près de moi » « je suis plus… ». L'épanchement du moi et de ses émotions sont donc rendus possibles par la puissance émotionnelle du tableau qui suscite chez son spectateur des émotions fortes s'exprimant librement.
Cette émotion est d'autant plus forte qu'elle libère l'imagination et la créativité du spectateur, qui invente le tableau davantage qu'il ne le regarde. Diderot projette en effet son histoire personnelle dans la toile en mentionnant son « ami » « . C'est là… » et son amour perdu « C'est là que je regrette mon amie » « . C'est là… » : il voit dans cette toile une œuvre qui lui est personnellement destinée, autrement dit, il la recrée à son image. L'usage du présent de l'indicatif renvoie ainsi au présent immédiat du spectateur, libre d'y projeter sa propre subjectivité et ses soubresauts, du tourment volontiers épique rendu par les procédés de grandissement tels que l'hyperbole (« torrent », « abîme », « flot », « qui coule à mes côtés » à la rêverie plus douce des scènes sentimentales. La force de la peinture est ainsi de pousser celui qui la regarde à lui donner une nouvelle signification, d'élever l'âme au point de faire du spectateur lui-même un artiste recréant la toile en même temps qu'il la contemple. La très forte émotion qu'exprime Diderot est ainsi l'exemplification des pouvoirs de la peinture et de ce qui fait une grande œuvre selon lui.
Ainsi, Diderot se montre émotionnellement impliqué grâce à la puissance de la toile. Il dépasse cependant la seule émotion et tire du tableau d'Hubert Robert une réflexion philosophique sur la fuite du temps.
En premier lieu, la contemplation des ruines mène, en effet, à une angoisse existentielle, qui s'exprime à la ligne « je frémis. Si… » : « je frémis », le frisson renvoyant à la peur. Du topos antique du tempus fugit au précepte biblique « tu retourneras à la poussière » que l'on retrouve dans l'expression « Je vois les marbres des tombeaux tomber en poussière » « Je vois le… », où la paronomase « tombeau/tomber » affirme que chaque monument humain (le « tombeau ») porte en lui-même sa fin. Face à une nature éternelle dans sa puissance, comme le montre l'isotopie des éléments déchaînés (« torrent », « flot », passim), l'homme est ramené à sa petitesse et son insignifiance, ce qui engendre un effet d'écrasement rendu par la métaphore des « masses suspendues au-dessus de ma tête » « masses suspendues au-dessus… ». L'homme paraît ainsi impuissant et résigné, obligé de capituler face à cette réalité dont l'implacabilité est rendue par la répétition du pronom « tout » et par l'expression « de quelque part que je jette les yeux » « , les objets… » qui affirme l'omniprésence de la mort inéluctable.
L'angoisse de Diderot semble cependant trouver un remède dans les ruines mêmes qui pourtant l'oppressent. En effet, la solitude et l'introspection qu'elles supposent, comme le montre l'expression « plus près de moi » « . C'est là… », mise en valeur par sa position finale d'une énumération, permettent à Diderot de lancer un défi à la nature, marqué par la négation totale « je ne veux pas mourir ! » « » et l'affirmation presque obsessionnelle d'un moi triomphal et sublime, comme le montre l'épizeuxe à valeur d'insistance « moi, moi seul » « moi, moi seul,… ». Il est frappant de constater que Diderot affirme pouvoir contrer l'angoisse par sa seule volonté : « Si je m'y promets le secret et la sécurité, je suis plus libre » « je suis plus… ». L'immensité de la nature et l'angoisse du temps qui passe ont paradoxalement pour effet de grandir le « rêveur solitaire », pour reprendre une expression de Rousseau, et de lui donner une sensation d'immortalité : « je prétends m'arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés » « je prétends m'arrêter… » écrit Diderot pour conclure le premier paragraphe en reprenant l'image topique de l'eau symbolisant le temps qui ne parviendrait pas à l'entraîner dans sa chute ici.
Ce sentiment d'immortalité du « moi » que l'on pourrait presque qualifier de narcissique vient d'une philosophie préromantique qui consiste à renoncer à une société écrasante et étouffante au profit d'une solitude vivifiante et libératrice. La périphrase « les embarras de la vie » « les embarras de… » peut ainsi se lire comme une désignation péjorative de la vie en société, ce que peut confirmer la négation suivant immédiatement : « Personne ne me presse » « les embarras de… ».
La mention même de « l'ami » et de « l'amie » tend à gommer le sentiment d'altérité à l'autre avec la répétition de l'adjectif « mon » et la création d'un cercle fermé, « nous jouirons de nous » où la répétition de la première personne du pluriel permet de créer ce sentiment d'entre-soi protecteur. Le sentiment de grandeur et de supériorité vient de la libération des convenances sociales que permet l'isolement au milieu des ruines. Débarrassé d'un sentiment de honte (« je m'y livrerai sans gêne ») provoqué par le regard d'autrui, le « moi » s'autorise à s'exprimer pleinement, épousant tour à tour son sentiment d'insignifiance face au monde et d'immensité comparativement à ceux qui ne trouvent pas, dans la beauté des ruines, un espace libérateur.