Corrigé
Introduction
Dans « Une martyre » (section « Fleurs du mal »), le poète évoque un « cadavre sans tête », dont le sang « rouge et vivant » épanche un oreiller. Cette image sordide confine à l'horreur, horreur qui traverse, à divers degrés, le recueil entier, tout en donnant à lire des poèmes splendides. Or, Baudelaire lui-même affirme dans L'Art romantique (article « Théophile Gautier », 1869) : « C'est un des privilèges prodigieux de l'Art que l'horrible, artistement exprimé, devienne beauté […] ». L'Art, désigné par une majuscule allégorique, renvoie ici à l'ensemble des créations humaines, originales et techniquement abouties, qui produisent sensations et admiration, avec souvent en ligne de mire le beau. Selon le poète, l'Art peut, au-dessus de tout autre travail sur le réel, transformer l'horrible, c'est-à-dire ce qui suscite l'horreur par le dégoût ou l'effroi, en beauté plaisante, harmonieuse et attrayante. Ce processus relève d'une sorte de miracle (un privilège « prodigieux ») et doit son accomplissement à l'expression artistique, qui laisse entendre que l'artiste, et donc le poète, voit et ressent, avant de transmettre sa vision et ses sentiments. L'adverbe « artistement », surprenant, souligne bien le don qu'a l'artiste d'opérer une telle mutation. Les Fleurs du mal ont suscité un scandale lors de leur parution en 1857 précisément en raison de la présence en leur sein de thèmes, d'images et de lexiques, triviaux, répugnants et même atroces. Ainsi, en quoi l'art de la poésie de ce recueil convertit-il, par le geste artistique du poète, le plus rebutant en plus ravissant ? Tout d'abord, l'horrible se mêle au sublime parmi les motifs poétiques. De plus, le travail ciselé de la forme poétique et des images créées génère une harmonie évocatrice. Enfin, le regard prodigieux du poète sur le monde parachève la beauté du poème.
Une poésie qui entremêle l'horrible et le sublime
La grande variété des motifs
Si dans Les Fleurs du mal l'horrible devient beauté, c'est par l'entremêlement de l'horrible et du sublime. Il y est tout autant question d'une « charogne infâme » (« Une charogne »), de « vomissement » (« Le vin des chiffonniers ») ou d'« impurs crachats » (« Bénédiction »), que de « Beauté » (« Hymne à la beauté »), d'« extase » (« La chevelure ») ou encore d'« or, acier, lumière et diamants » (« Avec ses vêtements ondoyants et nacrés… »). Les motifs, très variés, visent à prendre en compte l'ensemble de l'environnement du poète. Il ne néglige aucun aspect du monde qui l'entoure, si antithétiques les éléments semblent-ils.
[Quelques-uns des exemples précédents doivent être précisément développés pour compléter la dissertation.]
Le spleen, horreur de l'âme
Au-delà des choses du monde, l'horreur de l'âme en proie au spleen traverse Les Fleurs du mal. Dans le droit fil d'une tradition lyrique, Baudelaire partage avec son lecteur ses tourments, sa détresse et ses incertitudes existentielles. Son usage de l'oxymore, qui apparaît déjà dans le titre, met à l'honneur ce qui d'ordinaire était doté de connotations péjoratives. « La fontaine de sang », « L'amour du mensonge », « Danse macabre » ou encore « Le mort joyeux » sont autant de poèmes qui révèlent les monstruosités de l'âme du poète.Il se dépeint totalement, et une telle mise à nu a été jugée malséante, si ce n'est choquante.
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La beauté de la forme poétique
L'harmonie
Beaucoup plus qu'une simple mixtion de motifs opposés, les poèmes sont travaillés dans leur forme pour atteindre la beauté. Cette beauté se manifeste par l'harmonie des vers. L'équilibre d'un poème comme « Harmonie du soir » dévoile la subtilité des rythmes, avec les jeux envoûtants de répétitions et l'absence d'enjambements. Une telle musicalité apparaît dans « Mœsta et errabunda », avec la répétition, dans chaque quintil, des premiers et derniers vers. Une mélodie parcourt tout le poème. En soi, chaque poème constitue un bijou précieux, dont les sonorités plaisent au lecteur, même ceux, comme « Une charogne », qui décrivent l'horreur.
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Des images évocatrices
Outre l'harmonie musicale, les poèmes déploient des images suggestives. Dans le même « Mœsta et errabunda », le poète clame : « Ici la boue est faite de nos pleurs ! » La boue associe prodigieusement la tristesse et une matière sensible. En cela, la boue est, non pas une boue d'égout, mais une boue noble, une boue belle. Dans le poème xxiv de la section « Spleen et idéal », les deux vers suivants allient force évocatrice et beauté du mètre, forgées par le génie du poète : « Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, / Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux. »
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La beauté issue du regard prodigieux du poète
Percevoir la poésie dans le monde
L'expression de l'artiste transforme l'horrible du monde en beau par l'originalité de son regard. Le poète perçoit la poésie dans le monde. Victor Hugo, grand représentant de la poésie romantique, met un point d'honneur par exemple à réhabiliter symboliquement l'araignée et l'ortie dans « J'aime l'araignée et j'aime l'ortie ». Selon lui, les éléments laids sont tout aussi poétiques que le reste du monde. Tel est le cœur de la poétique de Baudelaire : « Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, / Ô Beauté ! » (« Hymne à la beauté ») Outre la dimension religieuse, il faut comprendre ces vers dans leurs connotations, le « ciel » étant mélioratif, et l'« enfer » péjoratif.
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La divulgation des secrets du monde
Le privilège prodigieux de l'Art réside peut être finalement dans les secrets du monde que le poète révèle au lecteur. Baudelaire l'évoque dans « La Vie antérieure » : « Le secret douloureux qui me faisait languir ». Toute la section des « Tableaux parisiens » possède une valeur documentaire, où les descriptions minutieuses font régulièrement place à la révélation de détails ou d'images qui échappent à tout un chacun. Par exemple, dans « Les petites vieilles », le portrait des « êtres singuliers, décrépits et charmants » passe par un foisonnement de comparaisons qui les enrichissent et les dotent d'une aura fascinante. Par celles-là, le poète divulgue le monde, entre horreur et beauté, un monde tel que l'on pourrait le percevoir, sans y parvenir seul.
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Conclusion
Les Fleurs du mal regorgent de motifs horribles que la poésie sublime en beau. Le foisonnement indistinct de choses et de sentiments, d'êtres et de confidences, fait la part belle à l'obscurité du monde. Le privilège prodigieux de l'Art en général, tel que Baudelaire l'accomplit par sa formidable voix poétique, réside dans le talent de l'artiste qui non seulement crée un objet remarquable, mais emporte le lecteur dans une vision bouleversante et envoûtante du monde qui l'entoure. Dans « Le mort joyeux », le portrait cru du poète mort n'annihile pas la beauté des vers et dore paradoxalement le trépas d'une aura optimiste : « Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ». La mort et l'horrible sont-ils si néfastes ?