Nous nous demanderons ainsi comment Claire de Duras traite le thème de l'amour impossible, particulièrement dramatique, dans le genre romanesque.
Nous étudierons dans un premier temps la façon dont est peint le portrait de la duchesse avant d'analyser la façon dont l'autrice rend compte des émotions d'Édouard.
Le plan développé
L'extrait d'Édouard est marqué par la picturalité : le narrateur nous livre un tableau marqué par la sensualité.
La dimension picturale du texte est en effet prégnante : Mme de Nevers, placée dans « l'embrasure d'une des fenêtres » apparaît ainsi comme dans un cadre entourant son portrait, et Claire de Duras construit son texte comme un tableau, avec le personnage au premier plan, et un paysage en arrière-plan marqué par le champ lexical de la nature : « les coteaux, la rivière, la forêt ».
Pour renforcer la picturalité du texte, Claire de Duras travaille également les couleurs, avec le blanc du jasmin et la « vapeur violette », et joue avec les lumières, avec des termes comme « rayons du couchant », « particules brillantes », pour créer un effet de clair-obscur topique du coucher de soleil romantique. La femme aimée est ainsi sublimée et élevée au rang d'art, dans une atmosphère douce où la nature semble se mettre au service de la femme pour la magnifier, ce qui se lit notamment dans le parfum du jasmin qui semble « s'exhaler de celle qui m'était si chère ! ». Le texte peint ainsi une image au lecteur, qui reconnaît les éléments traditionnels de la femme à la fenêtre, avec le balcon qui rappelle par exemple une scène de Roméo et Juliette de Shakespeare.
De plus, ce tableau est empreint de sensualité. Le statut intradiégétique du narrateur permet d'accéder aux émotions du personnage d'Édouard et à son regard amoureux, ce qui anime le texte peignant pourtant un tableau immobile. Les sens de la vue et de l'odorat, notamment, soulignent la force des sentiments du personnage, exprimés par des hyperboles telles que « Je le respirais avec avidité » et la ponctuation exclamative qui porte une forte valeur expressive. De même, la chaleur évoquée de la scène renvoie sans doute à la chaleur du désir qui anime le personnage, dont le regard construit une harmonie idéalisée : la femme s'unit avec la nature par le parfum du jasmin, fleur qui allie également la nature et l'architecture en « s'entrelaç[ant] avec le balcon ». Ces différentes unions traduisent le regard amoureux qui rêve lui aussi d'une union avec la femme aimée.
Ainsi, Claire de Duras nous peint au travers du regard d'Édouard un portrait magnifié de la femme aimée.
Cet embellissement traduit surtout les sentiments du personnage, qui exprime son émotion et ses tourments dans un registre lyrique et passionné.
En effet, si le tableau peint est caractérisé par l'harmonie et la douceur, la conjonction de coordination « Mais » introduit une rupture dans le texte, qui s'ouvre alors à l'expression des tourments d'Édouard. La violence des sentiments est traduite par de nombreux procédés tels que les hyperboles (« mille réflexions douloureuses », les répétitions (« jamais, jamais ») et les nombreuses tournures exclamatives. Associés à l'emploi répété de la première personne du singulier, ils fondent un registre lyrique qui intensifie la violence des sentiments et a pour but de communiquer cette souffrance au lecteur, qui partage les émotions du personnage par l'usage du discours direct. On trouve ici l'une des caractéristiques du premier romantisme que l'on retrouve par exemple en poésie sous la plume de Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! » écrit ce dernier dans les Méditations poétiques : il s'agit de rendre compte des passions humaines dans ce qu'elles ont d'extrême et d'implacable. L'amour d'Édouard, comme sa souffrance, n'échappe pas à cette exacerbation comme en témoigne l'emploi répété du verbe « adorer », qui comporte une connotation religieuse et sacrée : la violence de l'amour impossible est d'autant plus violente que le personnage semble vénérer Mme de Nevers. Édouard incarne donc la figure du héros romantique, voire tragique, impuissant face à une « barrière […] insurmontable », et régulièrement objet de la phrase : « mille réflexions douloureuses se présentèrent à moi », « Un mouvement irrésistible me rapprocha d'elle ». Son impossibilité à agir est également due à sa volonté de protéger la femme aimée du « mépris » dont elle serait l'objet si elle décidait de rompre les conventions sociales qui les séparent. Édouard est ainsi un personnage déchiré par la puissance de ses émotions qui ne peuvent en aucun cas trouver une fin heureuse.
La figure d'Édouard en héros tragique est également construite par le passage, à la fin de l'extrait, au discours direct : le tableau laisse place à un dialogue conférant une certaine théâtralité à l'extrait, ce qui peut à nouveau faire écho à des pièces mettant en scène des dialogues amoureux entre deux protagonistes que tout sépare : Roméo et Juliette notamment. Le dialogue est d'autant plus déchirant qu'il nous révèle que les sentiments d'Édouard sont partagés par Mme de Nevers, comme l'indique l'expression « Quand vous souffrez, je souffre avec vous », où la répétition construit un effet de miroir entre les deux personnages. Mme de Nevers fait ainsi preuve de sympathie, au sens étymologique du terme (« souffrir avec »), et nous rappelle que l'origine du mot « passion » est « pathos », la souffrance. En lui disant qu'elle partage ses souffrances, elle lui dit à mots couverts qu'elle l'aime. La veine romantique de Claire de Duras permet ainsi une analyse des sentiments complexes qui animent le cœur humain, en montrant comment une source de joie, l'amour partagé, peut devenir une source de souffrance violente, c'est ce que montre l'alternance des termes antithétiques « malheureux/ heureux/ malheureux ». L'amour de Mme de Nevers reste cependant implicite et Édouard souffre d'autant plus que la réciprocité n'est pas encore dévoilée : l'aveu attendu ne se fait pas, et le dialogue reste empêché, marqué par les interrogations davantage que par les affirmations ainsi que par les silences dramatiques : « Elle fut un moment sans répondre », « Je n'osai lui dire que oui ». Autre artifice théâtral, c'est par les objets que se font les confessions, notamment le jasmin : la succession des deux propositions courtes et antithétiques, « je les lui donnai, je les repris » sont significatives. Leur brièveté est à nouveau signe de l'émoi d'Édouard et de la rapidité avec laquelle il fait ces actions. Le fait de reprendre les fleurs peut symboliquement signifier la non-réciprocité, mais on peut également penser ne pas hésiter à utiliser des modalisateurs exprimant l'hypothèse voire le doute : « nous pouvons supposer/penser que… » que le jasmin, après avoir touché les mains de Mme de Nevers, en devient un emblème, ce qui rappelle certains codes de l'amour courtois, où la dame fait le don d'un objet qui a touché sa peau.
Le jasmin par ailleurs mêlait au début de l'extrait son odeur à celle de Mme de Nevers : on comprend ainsi que la fleur devient pour Édouard un substitut, nécessairement insuffisant, de la femme aimée. Les baisers qu'il lui applique sont ainsi destinés à Mme de Nevers, geste qui demeure empêché.
Conclusion
Pour conclure, Claire de Duras écrit dans cet extrait d'Édouard une variation toute romantique sur le thème de l'amour impossible. S'inspirant d'une tradition théâtrale héritée de la période médiévale et courant jusqu'au xixe siècle, elle s'approprie le topos en le transposant dans le genre romanesque. Le roman en effet, qui est en train d'acquérir ses lettres de noblesse et remplace progressivement le théâtre en tant que « grand genre », permet à l'autrice de souligner la puissance des sentiments, en proposant un tableau qui érige la femme aimée en icone sacrée, en faisant plonger le lecteur dans l'intériorité déchirée du personnage éponyme, sans pour autant perdre le dynamisme dramatique qu'elle rend par l'intermédiaire d'un dialogue et par des objets chargés de symboles. L'universalité de ce thème qui fait appel aux sentiments les plus partagés (l'amour et les souffrances qu'il suppose) continuera à marquer la littérature du xixe siècle, notamment avec la pièce Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, également très influencée par Shakespeare, mettant en scène les amours tragiques de Cyrano, convaincu que sa laideur empêche son amour pour Roxane, et qui meurt sans savoir que ses sentiments étaient partagés.