La Bruyère, Caractères (V-X) : la comédie sociale
En 1665 paraissent les Maximes de La Rochefoucauld et, en 1670, les Pensées de Pascal. C'est dans cette veine de réflexions brèves, variées et souvent satiriques que s'inscrit La Bruyère lorsqu'il entreprend le projet des Caractères, cette même année 1670 si l'on en croit le témoignage de l'avocat Brillon, son contemporain. La rédaction et la publication des Caractères s'échelonnent jusqu'en 1696, avec, entre 1688 et 1696, date de la mort de La Bruyère, neuf éditions successives. C'est dire que Les Caractères est la grande œuvre de La Bruyère, qu'il n'a cessé, jour après jour, de compléter, d'augmenter, de rectifier. Au cœur des seize livres qui composent Les Caractères, les livres v à x offrent une peinture colorée de la vie en société à la ville et à la cour.
I. L'œil du moraliste : des portraits sans concession
Une galerie de portraits individuels
Les Caractères peuvent tout d'abord être perçus comme une série de portraits individuels, peints « d'après nature » (préface). Tout comme dans l'œuvre originelle dont s'inspire La Bruyère, Les Caractères de l'auteur grec Théophraste, ces portraits individuels peuvent représenter des « types » comme le flatteur, l'impertinent, le courtisan, etc. C'est par exemple le cas du portrait d'Arrias (remarque 9, livre v), « homme universel », ou de Théramène (remarque 14, livre vii), « l'épouseur ».
Mais le portrait individuel peut aussi être un portrait « à clef » qui, pour décrire un type, partira d'un modèle (re)connu de tous comme Théobalde (remarque 66, livre v), qui désignerait le poète Isaac de Benserade, incarnant le type de l'auteur à la mode.
Un portrait d'ensemble de la société du xviie siècle
À travers ces portraits, mais aussi grâce aux autres sortes de « remarques », selon le terme employé par La Bruyère pour qualifier son texte (préface), c'est un portrait d'ensemble de la société du xviie siècle que brosse l'auteur, ménageant contrastes, parallèles et gradations. Ainsi croque-t-il les « partisans » dans le livre vi (« Des biens de fortune »), les « courtisans » dans le livre viii (« De la cour »), les « grands », princes et autres gens de haute naissance dans le livre ix (« Des grands »). Aux contrastes sociaux s'ajoutent et se mêlent des contrastes géographiques, comme ceux entre la ville et la campagne ou entre la ville et la cour.
La Bruyère immortalise à la fois les évolutions de son siècle, comme l'ascension des gens fortunés au détriment de la noblesse (livre vi), et des traits caractéristiques de son époque, qu'il s'agisse de modes comme les bains des quais Saint-Bernard (remarque 2, livre vii), de coutumes comme celle des jeunes mariées recevant leurs visiteurs sur leur lit durant les trois premiers jours de leur mariage (remarque 19, livre vii) ou d'habitus comme la versatilité de la louange et du blâme (remarque 32, livre viii). La Bruyère fixe ainsi des traits pour mieux les infléchir.
II. Un livre pour instruire et corriger
La mise en scène de la dualité des apparences
La Bruyère exprime clairement son projet d'écriture dans la préface de son livre : « [le public] peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger » ; « on ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction ». Aussi l'auteur signale-t-il la dualité des apparences pour mieux faire comprendre à son lecteur ce qui se joue en coulisses. L'image répandue du theatrum mundi (« le théâtre du monde ») revient en effet à plusieurs reprises, comme avec la remarque 25 du livre vi sur les cuisines. Mais la dualité des apparences peut également être épinglée à travers un caractère, comme celui de Théodote, comédien-né (remarque 61, livre viii), ou à travers un discours dont La Bruyère explicite avec humour les sous-entendus, comme s'il traduisait une langue étrangère (remarque 37, livre ix). En dénonçant mensonge et hypocrisie, La Bruyère entend amener son lecteur à un plus haut degré de lucidité.
La présence du je
L'instruction que La Bruyère souhaite dispenser à son lecteur se lit aussi dans la manifestation constante au fil des pages d'un je. Sa présence peut surprendre dans un livre où l'expression de « remarques » générales tendrait à effacer (ou tout du moins à minorer) l'expression d'une subjectivité. Mais la présence de ce je joue en réalité un rôle primordial dans le dessein d'instruction affiché par La Bruyère, en faisant partager au lecteur la singularité d'une expérience, c'est-à-dire en légitimant le général par le particulier. Autrement dit encore, la présence du je légitime l'emploi du on, comme dans l'enchaînement des remarques 49 et 50 du livre v : la remarque 49 fait le récit à la première personne du singulier de la découverte d'une « petite ville » tandis que la remarque 50, par l'emploi du on et de tournures indéfinies, fixe les traits caractéristiques des « petites villes ». Mais outre l'emploi du je et du on, on trouve aussi souvent celui du vous dans Les Caractères — là encore, non sans raison.
III. De l'art de manier la langue : démonstration et traité implicite ?
Variété et variation : le choix d'une esthétique proche de la conversation
La variété et l'art de la variation déployés dans Les Caractères ont souvent retenu l'attention des critiques littéraires, qui ont mis en avant les contrastes marqués entre les différentes « remarques » qui composent cette œuvre, allant de la simple « pointe » exprimée en une ou deux lignes au portrait développé sur plusieurs pages. Sans doute faut-il voir dans la variation des formes d'expression et la variété des sujets traités un choix esthétique qui rapproche Les Caractères d'une conversation mondaine. La Bruyère s'ingénie en effet à ne pas lasser son lecteur, qu'il implique directement, presque comme un interlocuteur. De fait, le dire semble bien souvent le modèle de l'écrire, comme le donne à penser la remarque 78 du livre v : « Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire. »
Le langage au cœur des réflexions
Le langage apparaît ainsi au cœur des réflexions formulées dans Les Caractères, à la fois comme manière — façon d'écrire — et comme matière — sujet traité. Un livre entier, le livre v, « De la société et de la conversation », est consacré à l'analyse du langage et de ses emplois. Mais les réflexions sur le langage essaiment aussi dans les autres livres qui composent Les Caractères, comme dans l'exemple déjà cité du discours à double entente de la remarque 37 du livre ix consacré aux « grands », ou comme au livre viii consacré à « la cour », où les remarques 79 à 82 traitent respectivement des paroles qui ne s'effacent pas, des bons mots, des phrases toutes faites et des cinq ou six termes de lexique spécialisé par lesquels on se fait passer pour un spécialiste de l'art. Les Caractères rappellent ainsi toute l'importance de savoir manier et décrypter les mots dans une société où ils étaient souvent décochés comme des flèches.
IV. Corpus : la comédie sociale
Mettre en scène le « théâtre du monde »
Parce qu'il est un art d'imitation, de représentation et d'illusion, le théâtre est sans doute le genre littéraire le plus apte à dénoncer la dualité des apparences, le change que se donnent les uns et les autres sur la scène sociale.
L'œuvre de Molière s'affirme par exemple comme une satire en règle de l'hypocrisie qui règne en société, critiquant les comportements affectés des uns dans Les Précieuses ridicules (1659), les précautions inutiles et égoïstes prises par d'autres pour éviter le ridicule du cocuage dans L'École des femmes (1662), la manipulation de familles entières par des imposteurs dans Tartuffe (1669) ou encore les prétentions risibles des bourgeois dans Le Bourgeois gentilhomme (1670). Le théâtre de Molière, par le détour du rire, étale ainsi au grand jour les mensonges dont sont tissées les relations sociales, révélant l'envers du décor.
Le théâtre de Marivaux, quant à lui, s'amuse à inverser et à renverser les rôles, mettant en lumière le double jeu des personnages, leur propension à l'intrigue et à la duplicité, ce qui permet aussi de représenter les inégalités sociales sur lesquelles est fondée la société d'Ancien Régime. Ainsi les maîtres se déguisent-ils en domestiques dans Le Jeu de l'amour et du hasard (1730) ou bien deviennent-ils, contre leur gré cette fois, valets dans L'Île des esclaves (1725). Dans Le Prince travesti (1724), c'est un roi qui se fait passer pour un aventurier, tandis que dans La Fausse Suivante (1724), c'est une demoiselle qui prend les habits d'un chevalier. Dans les œuvres de Marivaux, les personnages prêchent donc le faux pour savoir le vrai, amenant les spectateurs à prendre conscience de certaines réalités et de certaines vérités qui tout à coup leur sautent aux yeux.
Le déplacement du regard
La dénonciation des travers de la société française peut aussi s'effectuer par un déplacement du regard : il suffit pour cela de rendre les personnages « étrangers » aux lecteurs.
Dans ses Fables, publiées entre 1668 et 1694, La Fontaine reconstitue tout le microcosme de la société française du xviie siècle, épinglant les défauts de celles et ceux qui la composent en les représentant sous les traits d'animaux. La distance suscitée par cette animalisation entre les personnages et les modèles dont ils sont inspirés offre à La Fontaine une plus grande liberté de critiquer.
C'est sur le même principe de mise à distance des personnages que reposent les Lettres persanes (1721) de Montesquieu : dans ce roman épistolaire, les protagonistes sont deux Persans qui visitent la France et « s'étonnent » de leur découverte de ce pays. Grâce au regard étranger de ces deux personnages, Montesquieu peut se livrer à une véritable vivisection satirique de la société française de son temps.
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