Rimbaud, Ophélie : commentaire

Énoncé

Vous commenterez cet extrait d'« Ophélie » d'Arthur Rimbaud.
I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles,
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
— On entend dans les bois lointains des hallalis.
 
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
 
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses longs voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.
 
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
— Un chant mystérieux tombe des astres d'or.


II
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;
 
C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
À ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
 
C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !
 
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
— Et l'Infini terrible effara ton œil bleu !


III
— Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

Corrigé

Introduction
« Ophélie » apparaît comme un texte à part dans le Cahier de Douai. Si, comme dans « Le Châtiment de Tartufe(1) » qu'il précède, il se bâtit autour d'un personnage célèbre de la littérature, emprunté à La Tragédie d'Hamlet (1603) de Shakespeare, ce poème offre d'Ophélie une image nouvelle, dépassant la simple référence intertextuelle(2). Dans la pièce de Shakespeare, Ophélie, fille de Polonius, aime Hamlet, fils du roi du Danemark assassiné. Dédaignée par Hamlet, qui se fait passer pour fou et renie brutalement ses serments d'amour, puis bouleversée par la mort de son père(3), elle sombre dans la folie et se noie, voulant accrocher une couronne de fleurs aux branches d'un saule. Dans la pièce, l'égarement progressif d'Ophélie et sa mort ne sont pas dénués de trivialité. De cet aspect, Rimbaud, qui n'était pourtant pas pudibond, ne conserve rien. Au contraire, il porte aux nues ce personnage.
Pourquoi le personnage d'Ophélie fait-il l'objet d'une réécriture laudative sous la plume de Rimbaud ? Avec ce long poème en trois temps, Rimbaud lui offre un tombeau littéraire(4). Il raconte son histoire à la façon d'une romance(5) funèbre, comme pour faire écho à celle qu'elle « murmure […] à la brise du soir ». Car il semble confier à cette héroïne immortelle son testament de poète.
Le tombeau d'Ophélie
Une enfant submergée
Dans Hamlet, la mort d'Ophélie est rapportée par la reine à la scène 7 de l'acte IV comme un accident. Mais, dans la scène suivante, qui ouvre l'acte V, les fossoyeurs chargés d'enterrer la jeune fille font clairement comprendre qu'ils considèrent sa mort comme un suicide, n'en déplaise au coroner(6) qui en a jugé autrement. Or, dans le poème de Rimbaud, la mort d'Ophélie n'est présentée ni comme un accident, ni comme un suicide mais s'approche d'un meurtre, comme le donne à entendre l'affirmation du vers 18 : « Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté ! ». Le « fleuve » désigne bien sûr au sens propre celui dans lequel Ophélie s'est noyée mais il est aussi, au figuré, la métaphore des passions venues l'habiter et l'envahir, au premier chef desquelles la liberté. La gradation ascendante du vers 29 les nomme avec emphase grâce aux majuscules et aux exclamations réitérées : « Ciel ! Amour ! Liberté ! » La césure à l'hémistiche prépare la chute : « Quel rêve, ô pauvre Folle ! » Là encore, les marques d'emphase comme l'emploi affectif de l'adjectif exclamatif « quel », la présence de l'interjection lyrique « ô » ou encore la majuscule au nom « Folle » rendent d'autant plus brutale la réduction des trois espoirs précédents à un simple « rêve », autrement dit une chimère. L'Ophélie rimbaldienne ne meurt pas submergée par l'émotion mais par l'Idéal qu'elle avait entrevu.
Une créature surnaturelle
Non seulement Rimbaud transforme les raisons de la mort d'Ophélie mais il transfigure sa mort elle-même. Plus de « mort fangeuse(7) » dans son poème mais un calme repos qui sonne comme un retour légitime à la nature pour cette créature surnaturelle. Dès le vers 2, la comparaison d'Ophélie à « un grand lys » la métamorphose en naïade, divinité des eaux qui retrouverait son royaume. Les personnifications des éléments naturels accentuent cet effet, tantôt lui prêtant allégeance comme « le vent [qui] baise ses seins » et les « roseaux » qui « s'inclinent », tantôt lui témoignant leur affection et leur empathie comme « les saules frissonnants [qui] pleurent sur son épaule » et « les nénuphars froissés [qui] soupirent autour d'elle ». La symbiose entre Ophélie et la nature s'exprime par leur faculté commune de chanter : allongée sur le fleuve, elle fredonne encore « sa romance », tout comme elle « écoutait le chant de la Nature ».

Ophélie fait corps avec la nature et n'y semble pas arrachée mais au contraire rendue ; c'est cette triste harmonie retrouvée que Rimbaud reproduit en contant son histoire à la façon d'une romance.
Une romance funèbre
Une triste chanson
Illustrant le thème central du chant, le poème se déploie comme une chanson, sa musicalité étant travaillée en ce sens. Des anaphores créent ainsi des effets de résonnance comme aux vers 5 et 7 présentant Ophélie, « Voici plus de mille ans », et aux vers 19, 21, 25 et 27, explicitant les raisons de sa mort, « C'est que » et « C'est qu' ». Des répétitions font quant à elles miroiter des échos de strophe en strophe comme l'expression « longs voiles » (v.3, v.10, v.35), les mots « étoiles » (v.1, v.33) et « chant » (v.16, v.23). Des variations se font aussi entendre, rappelant les origines anglaises du personnage, tantôt « Ophélia », tantôt « Ophélie » et liant les strophes entre elles : le « grand front rêveur » du vers 12 devient « esprit rêveur » au vers 22. Les dérivations(8), faisant passer des « saules frissonnants » (v.11) au « petit frisson d'aile » (v.15) ou de « l'esprit rêveur » (v.22) au « rêve » (v.29) tissent la trame générale du poème, en en donnant la couleur, celle de la fragilité des êtres.
Des images folkloriques
Si le travail des sonorités dans ce poème le rapproche d'une chanson aisée à retenir, le choix des images y concourt également. Celles-ci empruntent aux contes et légendes par leur simplicité et leur familiarité. C'est le cas de l'antithèse entre la couleur noire du fleuve et la couleur blanche de la jeune fille aux vers 1 et 2, « l'onde calme et noire » et « la blanche Ophélia », et au vers 6, « fantôme blanc, sur le long fleuve noir », qui imprime un contraste fort entre l'innocence du personnage et son destin funeste. Servant à décrire à la fois la pureté d'âme et la pâleur d'Ophélie, les comparaisons à une fleur immaculée telle que le lys (v.2, v.9, v.36) ou à de la neige au vers 17 évoquent bien des descriptions d'héroïnes de contes. Comme dans les contes encore, ces comparaisons portent en germe l'avenir de l'héroïne, vulnérable : ainsi au vers 30, celle-ci fond face à son rêve « comme une neige au feu ». La nature elle-même bruit de prémonitions et de signes avant-coureurs tels que le son des « hallalis » dans les « bois lointains » (v.4), le souffle « tordant [la] grande chevelure » d'Ophélie (v.21) ou « l'immense râle » des mers (v.25).

Ce poème aux sonorités et aux images aisément mémorisables outrepasse néanmoins l'apparente légèreté de la romance pour se faire testament du poète.
Le testament du poète
Ophélie, double du poète
Rimbaldienne, Ophélie n'est plus une simple jeune fille incarnant l'innocence virginale broyée par des enjeux politiques qui la dépassent : elle devient le double du poète. Comme lui, elle est jeune et pleine de promesses, « enfant » (v.18, v.26) au « grand front » et à l'« esprit » « rêveur[s] » (v.12 et v.22). Comme lui, elle écoute le « chant mystérieux [qui] tombe des astres d'or » (v.16), irradiée par les « rayons des étoiles » (v.33), inspirée par le Ciel et chantant à son tour. Comme le poète, elle se laisse atteindre par « la voix des mers folles » (v.25) qui lui inoculent une « douce folie » (v.7), la dérivation entre « folles » et « folie » manifestant cette contagion. Mais la folie d'Ophélie(9) tend ici à la « fureur » poétique par le biais de l'étymologie, « fureur » venant du latin furor qui signifie « délire ». Comme le poète, Ophélie a rêvé trop et trop grand. Elle se trouve rattrapée par la réalité qui tout à coup la bâillonne : la métaphore de l'étranglement au vers 31 dit cette rupture, l'impossibilité de faire coïncider ce qui est vu au-delà du réel, les « grandes visions » et ce qui est. Dans ce poème, Ophélie est, elle, déjà « voyant[e](10) ».
Le spectre d'Ophélie ou l'âme de la poésie
Morte pour avoir aperçu « l'Infini terrible » (v.32), Ophélie cependant ne cesse de glisser sur le fleuve comme le représente la deuxième strophe du poème, la qualifiant de « fantôme blanc ». Ici, comme dans toute la première partie du poème et comme dans la dernière, le présent de l'indicatif domine, contrevenant aux lois de la mort : Ophélie est encore, et continue d'être. Plus encore alors que le double du poète, elle devient allégorie de la poésie, à la surface entre deux mondes, immortelle. Ophélie est un chant qui ne s'éteint pas. Les répétitions et les reprises synonymiques de la première à la dernière strophe achèvent de créer une impression de temps circulaire, que la légère modification opérée entre le deuxième et le dernier vers du poème installe définitivement : le choix de l'infinitif « flotter » lie Ophélie à l'infini.
Conclusion
Il semble que Rimbaud ait perçu dans le personnage d'Ophélie et son destin tragique l'essence même de la poésie : créature surnaturelle au chant inaltérable, Ophélie est tout à la fois ombre du poète et visage de la poésie.